Fallout, corps d’apories
Ethan Hunt, fonctionnaire du ministère de l'intérieur américain, après une promotion interne obtenue en 1996 à la suite de la haute trahison (et la mort) de son chef de service, n'a pas eu beaucoup d'opportunités professionnelles depuis. A défaut de pouvoir passer directeur, il voyage pas mal, fait du running et s'occupe du traitement contre les taupes du jardin. N'ayant ni Facebook ni Insta (!), il publie ses stats et selfies dans les Mission : Impossible au cinéma. Le dernier en date est le plus spectaculaire. nolan
Tom Cruise s'est un peu enflammé en voulant faire un selfie en Norvège. Mission : Impossible – Fallout (2018)
Fallout, corps d’apories – Jusque-là, cascades, bastons et intrigues aux basculements multiples ont emballé l’affaire et, au-delà, continueront de le faire. Et puis, à peu près au mitan du film, venant clore un long épisode parisien, il y a cet étrange baiser que donne celle que l’on nomme la Veuve Blanche (Vanessa Kirby) à Ethan Hunt (Tom Cruise). Celui-ci, soucieux de bien tenir tous les rôles qu’il endosse, ne le repousse, ni ne le savoure. Dans une ville réputée pour son romantisme, fût-il de pacotille, et dont le film, fidèle aux leçons d’Alfred Hitchcock ou – pourquoi pas ? – de Woody Allen, s’est fait un devoir de visiter tous les hauts lieux touristiques pour en restituer une géographie symbolique, aberrante et fantasmée, la scène a de quoi surprendre.
Pourtant elle dit tout ou presque de ce curieux blockbuster et – ce qui revient à peu près au même – de son héros qui fonctionnent à plein sous régime d’apories, la mission impossible d’un titre programmatique et presque performatif, représentant son véritable challenge. Ainsi, ce Fallout, sixième du nom, comme Rogue Nation, se donne comme pur film de divertissement, construit selon une logique sérielle, tout en s’éloignant résolument des canons actuels de la production pour renouer avec un certain classicisme formel. Quant à Ethan Hunt, fragile et infaillible, il essaie de marier les contraires. Il doit d’abord sauver le monde mais cette quête, permanente et renouvelée, ne saurait être impersonnelle. Il souhaite ensuite changer de femme tout en demeurant fidèle – ou conforme au puritanisme. Ainsi formulé, quitter Julia (Michelle Monaghan) pour Ilsa Faust (Rebecca Ferguson) est un enjeu plus redoutable que mineur. En germe dès le précédent épisode, il justifie à lui seul – bien plus que le retour du méchant Solomon Lane (Sean Harris), désormais hirsute, comme une vague réminiscence de la capture de Saddam Hussein, qui a gagné en pilosité ce qu’il a perdu en onctuosité – que Fallout soit la suite directe de Rogue Nation. Il se paie d’une chasteté volontaire, pas vraiment troublée donc par l’initiative de la Veuve, qui rappelle que Hunt, apparemment plus doué pour les amitiés viriles teintées d’admiration avec ses compères Luther (Ving Rhames) et Benji (Simon Pegg), séduit peut-être mais, en miroir inversé de James Bond, l’espion-modèle du film d’action, ne provoque pas. D’ailleurs, il ne s’approche vraiment que d’une seule femme, une policière blessée (Alix Bénézech), pour de tâtonnantes excuses qui recomposent une figure rassurante de sauveur. Car, enfin, Hunt-Cruise est surtout ce corps qui ne vieillit jamais mais est stigmatisé à l’extrême.
Dès lors, celui-ci représente bien le lieu où s’affrontent l’ensemble des forces antagonistes qui parcourent le film. Christ un peu trop musclé et Dorian Gray qui aurait absorbé son portrait, ce corps, entravé et libéré, si souvent retenu par un fil, rêve d’adolescent ou de vieillard, se révèle tout à fait impuissant et parfaitement tout-puissant. Jusqu’à la fin, évidemment dédoublée puisque, inévitablement, se succèdent au chevet du héros ses deux femmes. Elle est certes calamiteuse mais, sur le plan tactile, demeure cohérente. Le corps d’Ethan Hunt, blessé et épuisé, reste intact et Julia comme Ilsa peuvent à peine l’effleurer. Aussi, même dans le ridicule des gestes et des dialogues, l’équilibre et le charme de Fallout ne se rompent pas. Et ce nouveau Mission : Impossible est une réussite, quoique moins éblouissante que celle de son prédécesseur, quand bien même le regard d’Ethan Hunt se faisant plus tourmenté, il en a gommé le principal défaut. Mais se voulant plus sombre, manquant d’une séquence aussi brillante que celle de l’opéra ou, tout simplement, parce que la mise en scène de Christopher McQuarrie s’avère légèrement moins inspirée, il a un peu perdu en souplesse et en limpidité, en fait en grâce. Toutefois, le contrat, si retors, est, avec ce corps central de plus en plus énigmatique, très largement rempli.
Antoine Rensonnet
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