2046 : Futur antérieur
Quelques questions existentielles posées par un lecteur de l'au-delà : "Sommes-nous la sécheresse? Sommes-nous la romance? Sommes-nous la noblesse? Sommes-nous les eaux troubles? Sommes-nous le souvenir ? Sommes-nous ? Sommes nous ?.." Réponse de notre service "accueil et solutions" : oui. nolan
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« (…) La réveillez pas Laissez-la La réveillez pas Pas avant 2043 Pas avant 2043 Pas avant
D'ici là, j'aurai découvert Lequel de mes plusieurs Sera à même de la sauver D'ici là, j'attendrai, J'attendrai (…) » |
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Extrait de 2043 (Alain Bashung – Paroles d’Alain Bashung et de Jean Fauque) in Fantaisie militaire (1998) |
2046
2046 : Futur antérieur – Change-t-on ? En un sens. Unique. L’existence n’est qu’une course éperdue, parfois consciente, souvent volontaire, vers l’élimination de ses possibles. On s’en débarrasse pour embrasser la norme, le banal, le néant. A travers ce rien, tout devient acceptable – sinon souhaitable. Dans 2046, le drame de Chow Mo-wan est de l’avoir compris. Aussi, sourire aux lèvres, joue-t-il de cette vacuité et se fait-il séducteur mondain. « Le roi du flirt » dit-il. Mais ce n’est que surface, ce triste rôle reste une pose. Il cherche à préserver un souvenir. Celui d’une femme aimée et idéalisée ou, plutôt, de l’un de ses propres plusieurs. Vaine tentative, il s’efface, s’abîme peut-être. Là réside pourtant sa grandeur. Jamais Chow Mo-wan ne fait la moindre concession et ne se résoud à la médiocrité. Quoi qu’il lui en coûte. S’il n’est pas suicidaire, il sait sa vie achevée – ce qu’il assume. Il décide de la sceller, de la ramener à quelques vestiges, de la transformer en destinée. Fulgurance narcissique qui se mue en majestueux solipsisme, voie qu’il entend emprunter jusqu’à son inconcevable extrémité.
Joueur génial et machiavélique, désespéré ou pervers, Wong Kar-wai confronte son personnage, qui n’est plus multiple et se refuse à être vide, à ses possibles. A un stade antérieur de lui-même qu’il ne découvre qu’après sa fin[1]. Cette chance immense et inutile, un rêve cauchemardesque, s’incarne dans d’autres femmes. Toutes sont désirables, si ce n’est aimables. Chow Mo-wan ne les regarde pourtant qu’à l’aune de la première – la seule – Su Li Zhen (Maggie Cheung). Comparaison qu’elles ne peuvent souffrir. Tout juste lui offrent-elles, chacune, quelques bribes – un corps pour Bai Ling (Zhang Ziyi), un nom pour la seconde Su Li Zhen (Gong Li), une activité littéraire partagée pour Wang Jin-Wen (Faye Wong) – de son amour enfui. Pas suffisamment, cependant, pour qu’il ne s’attarde. S’arrêter à ces détails, presque futiles, serait vulgarité. Face à lui-même et à ces femmes, Chow Mo-wan évite cette malhonnêteté. Leur donnerait-il plus si elles se confondaient ? Ce serait Su Li Zhen… Geneviève de Marrast (Mila Parély), qui citait, imparfaitement[2], Chamfort dans La Règle du jeu, devait se tromper : l’amour n’est pas seulement l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. Plus pour Chow Mo-wan, en tout cas. Son esprit est égaré, hors du monde. Enfermé dans un avatar à peine ébauché mais entraperçu lors d’une trop courte liaison. Lorsqu’elle avorta, il dût renoncer à l’identifier au réel, un concept désormais privé du moindre sens et de toute épaisseur. Pour que Su Li Zhen et son double ne l’abandonnent pas complètement, il fantasme un univers sublime : 2046. Ultime ailleurs qui révèle un peu plus qu’il ne saurait y en avoir. A grand-peine, Wong Kar-wai dût s’extraire du film éponyme et proposa, probablement à regret, un ultime montage de sa miraculeuse vision. La conclusion du livre de Chow Mo-Wan demeurera, elle, en suspens.
Quel est ce futur dont on ne s’échappe pas ? Le passé.
Antoine Rensonnet
[1] Ce qui, profondément, distingue Chow Mo-wan du héros rohmérien. Marivaudage il y a dans 2046 mais il se fait acédiaque. On ne saurait comparer Chow Mo-wan au Jérôme (Jean-Claude Brialy) du Genou de Claire ou au jeune Gaspard (Melvil Poupaud) de Conte d’été – ni même au personnage principal (Jean-Louis Trintignant) de Ma nuit chez Maud qui tente, peut-être un peu stupidement mais en évitant une trop grande tristesse, d’annihiler ses possibles (semi-échec, d’ailleurs, qui forme l’histoire du film)…
[2] La citation exacte est : « L’amour tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes » ; la précision sur la société (que Jean Renoir, en proposant les variations romantiques, fussent-elles badines, de La Règle du jeu, semble ne jamais oublier) donne à cette maxime une coloration assez différente, plus juste sans aucun doute et bien moins légère.
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