The Dark Knight (1)
Si le dernier Batman est un film fort réussi grâce au personnage du Joker, celui de Batman me semble souffrir de certains défauts notamment car Christopher Nolan échoue partiellement à maîtriser certains des thèmes abordés (réflexion politique, le double, quelques codes hollywoodiens).
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1) Ordre et chaos
Il n’y a pas de dérive fasciste de Batman. Celui-ci est, en effet, dès le départ complètement fasciste. C’est là l’argument du film : opposer un ordre totalitaire – celui de Batman, de Gordon, d’Harvey Dent, du maire et de Rachel [1] – au chaos terroriste apporté par le Joker. En tant que spectateur, on peut alors, se rassurer en observant que le mal est combattu, se repaître du spectacle engendré par le Joker [2], admirer la position d’artiste de Christopher Nolan qui montre, oppose mais ne tranche pas ou même se moquer (comme le fait le critique de Libération) que tout cela soit un peu trop bien orchestré pour être tout à fait honnête. Toujours est-il que d’un strict point de vue scénaristique, la construction est limpide : au début du film, l’ordre est en train de triompher et ses différents représentants s’interrogent sur la façon de le rendre pérenne, une fois la victoire définitive acquise. Arrive alors le Joker qui remet tout cela en cause. Or celui-ci a été envoyé par une pègre présentée par ses opposants comme une contre-société. Mais cette pègre étant bien vite dépassée par le Joker, on comprend que les deux sociétés vivaient en fait, sinon en symbiose, du moins en équilibre au point de ne former qu’une seule et même communauté. La lutte entre pègre et gens de bien était donc autodestructrice et a créé ce Joker, personnage aux origines inconnues et qui donc est le seul à ne pas appartenir à Gotham City. En fait, Christopher Nolan travaille également sur cette idée de communauté.
Christian Bale derrière Heath Ledger
2) Communauté et héros
Autour de cette idée de communauté, complexe et intéressante, Christopher Nolan ne maîtrise que partiellement son propos mélangeant deux idées contradictoires. Il utilise, d’une part, cette notion dans un sens très large de communauté universelle (Gotham City est une ville-monde) où tous les êtres humains ont des intérêts certes différents mais dont la réunion créé donc, au final, un certain équilibre (rompu par Batman, Dent et Gordon). Mais, d’autre part, communauté s’entend aussi dans un sens restreint : celui où chacun aurait conscience des autres [3]. Il s’agit, dans ce second cas, d’une vision très américaine et sur laquelle de nombreux films ont – que ce soit en la prenant comme un fait établi ou pour la remettre en cause – travaillé généralement à l’échelle de petites villes [4]. Or, il n’existe pas de solution de continuité entre ces deux options à moins de considérer – ce qui serait catastrophique – que la morale du film est que la communauté doive, et ce à la dimension du monde, prendre conscience d’elle-même…
Au-delà, il faut remarquer que le travail sur la communauté permet à Nolan d’introduire le personnage de Batman. On retrouve, en effet, l’idée plutôt de droite mais, encore une fois, éminemment américaine qu’une communauté pour grandir et se pérenniser a besoin d’un héros [5]. Le film reprend donc – presque point par point mais avec beaucoup moins de brio – le propos de L’homme qui tua Liberty Valance (sans la différence entre légende et histoire et le passage de l’un à l’autre). Il n’esquisse guère, en revanche, de perspectives – là où pourtant on pouvait et devait l’attendre – sur l’existence ou non de héros (quels que soient ses défauts, Batman en est un) montrant, au contraire, qu’il y a bien un héros mais que celui-ci est, in fine, unique [6]. Le film raconte ainsi l’anéantissement – physique et moral – d’Harvey Dent ce qui, de facto, réinstalle Batman en héros unique. Cela contribue à l’isoler du commun des mortels et à le rapprocher du Joker. Mais cela suffit-il pour autant à faire de Batman un personnage réellement intéressant. Je ne le crois pas et cette faiblesse tient partiellement à celle du personnage d’Harvey Dent.
3) Batman et Harvey Dent
Il s’agit là, je pense, de la grande faille du film largement renforcée par la faible performance de l’acteur (Aaron Eckhart) : le personnage d’Harvey Dent. Celui-ci, en effet, est construit autour de deux idées antithétiques. Il s’agit, bien sûr, d’un personnage central qui incarne l’enjeu plus haut évoqué symbolisant le passage de l’ordre rigide (face ou face) au chaos incontrôlé (pile ou face) [7]. D’un autre côté, il est le double d’un Batman/Bruce Wayne en quête d’identité. Ce dernier se caractérise – et c’est une bonne idée – par une absence de personnalité constituée ne se voulant ni play-boy milliardaire faisant la une, ni justicier agissant dans l’ombre. Aussi, Harvey Dent constitue pour Batman/Bruce Wayne un idéal possédant les traits valorisés de chacune de ses deux moitiés étant un justicier qui vit au grand jour et qui a séduit la seule femme qui compte pour Batman/Bruce Wayne, Rachel. Aussi gérer ce personnage qui est d’abord tout d’un bloc puis qui incarne l’ambivalence absolue était sans doute impossible et Christopher Nolan a, à mon sens, échoué [8].
Par ailleurs, on retrouve dans la construction de ce personnage monolithique qu’est le premier Harvey Dent, dans son absence de failles, dans le fait qu’il constitue un idéal, le thème du fascisme (celui-ci s’approchant physiquement – le brushing américain en plus – de l’aryen et constituant, dans le récit, un prototype d’homme nouveau). Néanmoins, en prendre le contrôle, n’est pas chez Batman/Bruce Wayne une nouvelle manifestation de fascisme mais une nécessité vitale afin d’essayer d’exister. Au contraire, détruire Harvey Dent est le couronnement du plan d’un Joker. Cela constitue la manifestation extérieure de son triomphe [9] vis-à-vis de cette société qu’il affronte. On voit donc que si l’enjeu Harvey Dent est d’égale importance pour Batman et le Joker, il n’est pas de même nature. On retrouve le problème du film : refusant, dès le départ de créer un héros positif (plutôt que de s’interroger sur le sens d’une telle création), Nolan obtient un affrontement déséquilibré entre Batman et le Joker, le premier étant né d’une posture pseudo-adulte (on doit se méfier de l’héroïsme) quand le second relève d’une pulsion enfantine (le principe du plaisir dans le chaos, la mort, la destruction) intelligemment gérée et brillamment mise en scène.
En fait, et ce sera ma conclusion, présenter une société tentée par le fascisme et vampirisée par un personnage fantastique et assister à cette lutte à mort entre le multiple et l’unique, le certain et l’illogique, le jour et la nuit, aurait été sinon original [10] du moins intéressant d’autant que Christopher Nolan sait donner une ampleur à la pulsion de mort du Joker et sait l’interroger. Mais, dans ce schéma, Batman n’existe pas. Il est vrai, qu’in fine, il était difficile de faire de ce personnage par nature ambigu et fantastique le représentant de la logique, de la rationalité, de la certitude, de l’ordre, … Au final donc, le personnage est presque inutile [11] et Nolan ne peut faire autre chose que de l’habiller de gadgets [12] pour le faire exister. De ce point de vue, le film est un échec ce qui n’enlève rien à certaines de ses qualités.
Ran
The Dark Knight (2008), de Christopher Nolan
The Dark Knight (2) dans la catégorie "notes sur les films anciens" plus spécifiquement consacrée au personnage du Joker.
[1] On trouve, en creux, l’idée d’une oligarchie (c’est-à-dire de gouvernement des meilleurs) appelée à diriger la ville, les différents représentants des pouvoirs coopérant en ce sens – d’où la mise à la disposition de Dent par Bruce Wayne de sa fortune – et écartant le reste des citoyens. Si il y a dérive de Batman, elle est donc dictatoriale (et non fasciste) et dictée par les événements (Dent a failli, le Joker est très puissant), le film affirmant explicitement que pour vaincre son ennemi, il faut se mettre à son niveau (idée langienne maniée ici avec un brio incertain). Cependant l’idéal de Batman ne change pas au cours du film et il n’est ni démocratique, ni dictatorial et pourrait se résumer ainsi : les meilleurs doivent se sacrifier au bien public et, en retour, doivent se voir remettre tous les pouvoirs. Ce sont donc les circonstances qui poussent Batman vers la dictature, celle-ci n’étant que temporaire. On se rapproche ainsi de la dictature telle qu’elle était entendue dans la République – oligarchique – romaine : une magistrature exceptionnelle remise à un individu qui ne l’était pas moins pour une courte durée (six mois) quand la situation l’exigeait. Avec cette différence toutefois : même à Rome, le contrôle du peuple (notamment dans les conditions d’attribution) était plus fort.
[2] En ce sens, la meilleure scène du film – au sens politique – est sans doute celle où deux enfants jouant à la guerre se réjouissent d’une explosion bien réelle – pour eux en tant que personnages mais pas pour nous, spectateurs … ; l’effet, bien qu’appuyé, mérite d’être salué.
[3] La très lourde scène des deux bateaux montre donc la réunion des deux communautés : celle des bandits et celle des autres habitants de Gotham City.
[4] C’est tout particulièrement le cas dans les westerns (récits fondateurs des Etats-Unis) mais on peut également citer pour prendre un exemple récent A history of violence.
[5] Clint Eastwood a beaucoup travaillé cela notamment dans Pale Rider. On remarquera avec amusement que le cinéma américain n’est pas le seul à avoir mobilisé cette figure. Le cinéma soviétique l’a utilisé quand il s’agissait de réaliser le « socialisme dans un seul pays ». La communauté n’avait pas alors plus une taille internationale mais s’identifiait à l’Etat soviétique (soit un cadre qui restait beaucoup plus grand que celui utilisé par les Américains), le passé (grand-)russe étant alors réinvesti positivement (Alexandre Nevski ou, à un degré moindre, Ivan le Terrible).
[6] On pourrait voir en Gordon la figure d’un héros ordinaire. Ce serait, pour le coup, un vrai discours fasciste mais il s’agit là d’un mauvais procès à faire au film.
[7] En ce sens, l’évolution du personnage montre que le Joker a gagné. En substituant à la vérité une autre histoire, Batman (et Gordon) montrent ainsi l’étendue de leurs certitudes. Il y a bien là une réelle ambiguïté dans la conclusion (masquée – à dessein ? – par le consternant discours sur l’héroïsme de Batman visiblement destiné aux handicapés mentaux). Cela est, il faut l’apprécier, assez réussi.
[8] On peut ajouter deux remarques. D’une part, ce passage aurait peut-être été acceptable si le personnage de Dent n’avait signifié autant par rapport à celui de Batman. Sa transformation se serait alors se résumer à un biais narratif (un peu lourd) destiné à faire avancer le film. D’autre part, il me semble que, comme tant d’autres, Nolan n’a pas compris la construction des personnages du Docteur Jekyll et de Mister Hyde. Si le second est bien l’incarnation des pulsions (sexuelles et mortifères) refoulées du premier, celui-ci ne représente en aucun cas le bien. Il ne s’agit pas d’opposer deux archétypes mais bien la complexité du docteur à la simplicité de son double.
[9] C’est pour lui l’équivalent de ce qu’ont fait les Américains en Irak en détruisant la statue de Saddam Hussein puis en le faisant condamner celui-ci à mort.
[10] On aura reconnu, en gros, les thèmes qui parcourent l’histoire de Dracula, personnage central du cinéma depuis Murnau et notamment repris par Herzog et Coppola.
[11] Peut-être, Batman devant nécessairement être présent, aurait-on pu travailler sur cette inutilité dans l’action. Ce Batman défini en tant qu’acteur passif aurait ainsi été l’exact opposé du spectateur actif si bien construit par Tim Burton.
[12] Les gadgets sont matériels et font du personnage – comme lors de la grotesque escapade à Hong Kong – un ersatz de James Bond. Ils sont également scénaristiques comme cette volonté de puissance (absolue) qui apparaît tardivement et constitue une forme de fascisme différente de celle qui hante tout le film (celle du totalitarisme oligarchique) ; elle est, à mon sens, superfétatoire.
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