Histoire et théorie générale du cinéma : V - L’âge d’or
Avant de conclure cette courte histoire du cinéma, je voudrais m’arrêter un temps sur ce qui fut son âge d’or et le triomphe d’un certain classicisme : la période hollywoodienne des décennies 1940 et 1950. Arrêt d’autant plus nécessaire que ce moment classique servit ensuite de référence à l’ensemble des cinéastes qui suivirent.
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Histoire et théorie générale du cinéma
I - Le XXe siècle, ère des masses et de l’individu (point historique)
III - Le cinéma, art du XXe siècle
V - L’âge d’or
VI - Le cinéma aujourd’hui : de son cœur le vampire…
V - L’âge d’or
Je voudrais, avant de conclure cette courte histoire du cinéma en m’intéressant aux caractéristiques actuelles de cet art, m’arrêter un temps sur ce qui fut, à mon sens, son âge d’or ou, à tout le moins, le moment du triomphe d’un certain classicisme : la période hollywoodienne des décennies 1940 et 1950. Cet arrêt me semble d’autant plus nécessaire que, comme dans tout art, le moment du classicisme sert ensuite de référence à l’ensemble des artistes qui suivent. De plus, ces quelques vingt ou vingt-cinq ans constituent sans nul doute une des quelques périodes décisives de l’histoire de l’art au sens le plus large. Enfin, dans cette période s’intriquent – pour le meilleur – les dimensions artistique et industrielles du cinéma.
Gloria Swanson et William Holden dans Boulevard du crépuscule de Billy Wilder
Certes les studios n’apparaissent pas au début des années quarante mais sont nés quelques trente ans plus tôt. Mais ils connaissent leur apogée tant la puissance financière d’Hollywood est alors sans égale[1]. Cela permet de faire de la cité californienne une véritable pompe à talents. Dès les années 1920, Hollywood a commencé à attirer des talents étrangers que leur industrie cinématographique nationale n’arrivait pas à garder. Les cas d’Ernst Lubitsch et de Friedrich Wilhelm Murnau (qui décroche le premier oscar de l’histoire pour L’Aurore en 1927) sont alors biens connus. Mais le mouvement ne cesse par la suite de s’accélérer et les réalisateurs cherchent à séduire Hollywood où ils espèrent bénéficier de budgets plus importants et de meilleures conditions salariales. Ainsi, de 1935 (Les trente-neuf marches) à 1938 (Une femme disparaît), Alfred Hitchcock ne cesse de chercher à impressionner public et producteurs américains. Il réussit[2] puisqu’il peut, en 1940, sous la houlette de David O. Selznick, producteur à succès d’Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939), réaliser son premier film américain, Rebecca. Mais, au-delà de cet attrait financier, ce phénomène va s’accélérer sous le coup des événements politiques européens. Opposants aux nouveaux régimes politiques, victimes directes du nazisme ou tout simplement gênés dans leur travail par la guerre, fort nombreux vont être les réalisateurs qui vont rejoindre Hollywood. Ainsi Fritz Lang[3], Jean Renoir, Michael Curtiz, Douglas Sirk, Billy Wilder, Robert Siodmak ou encore Otto Preminger – pour ne citer qu’eux – arrivent-ils à Hollywood et rejoignent une colonie européenne déjà importante. Ils s’intègrent à leurs homologues américains qui de John Ford à Raoul Walsh en passant par Orson Welles (certes bientôt un maudit d’Hollywood), Howard Hawks ou Frank Capra n’ont rien à leur envier. De plus, Hollywood attire – et l’on retrouve ma chère figure de vampirisation des arts par le cinéma – également, pour écrire ses scénarios les plus grands auteurs et dramaturges qu’ils soient américains (mais alors souvent venus de Broadway) ou européens. C’est ainsi que des Raymond Chandler ou des Berthold Brecht font, pour différentes raisons, le voyage vers la côte ouest américaine.
Clark Gable Vivien Leigh dans Autant en emporte le vent de Victor Fleming
Dans ce contexte, il n’est donc guère étonnant que le cinéma américain, nourri de tels talents et enrichi de si grandes influences, se montre extrêmement productif. Certes. Mais il faut tout de même remarquer que les conditions de travail de nos auteurs sont étroitement définies et leur liberté artistique largement encadrée. En effet, les vrais patrons ne sont pas alors les réalisateurs mais bien les chefs des studios[4] et le système hollywoodien est régi par une sorte de division des tâches fordienne dans laquelle chacun – scénariste, cadreur, éclairagiste, réalisateur,… – est à sa place et ne peut s’en dégager tant le contrôle des différents syndicats est scrupuleux. On est d’autant plus loin de la vision de l’artiste démiurge que le cinéma américain est également divisé en genres dont il faut respecter avec application tous les canons (ceux-ci étant parfois particulièrement bien précis – bien qu’ils évoluèrent au cours du temps – comme dans le cas du western). Ainsi, avant même d’être mis en production, le cahier des charges qui pèse sur une future œuvre est extrêmement lourd et limite largement la marge de manœuvre des auteurs. A cela s’ajoute encore un code interne – le code Hays[5] – qu’Hollywood a mis en place afin d’échapper aux foudres des éventuels censeurs. Enfin, les exigences de la propagande contribuent à imposer des normes. Si celle-ci aura une influence plutôt positive durant la Seconde guerre mondiale (obligeant notamment Hollywood à regarder le monde qui l’entoure et à ne pas se contenter de créer une cosmogonie américaine[6]), elle sera beaucoup plus regrettable pendant le maccarthysme, Hollywood – en particulier parce que beaucoup d’Européens y sont présents – étant très marqué par la chasse aux sorcières, les réalisateurs étant invités à se dénoncer les uns les autres[7].
John Wayne dans La Prisonnière du désert de John Ford
Dans ces conditions, le risque était grand que les auteurs soient paralysés par les nombreux écueils qui les frappèrent. Certes, ce fut partiellement le cas et de nombreux réalisateurs dont Fritz Lang – sans doute nostalgique de la toute-puissance de ses années allemandes – les dénonceront mais Hollywood produira de nombreux chefs d’œuvre et l’on peut penser que les différentes contraintes contribuèrent largement à fonder ce classicisme[8].
Bien sûr, toute la production américaine de cette époque n’est pas d’égale valeur et quelques sous-genres n’offrirent guère de grandes œuvres. Mais, in fine, celles-ci dominent la production et la griffe des auteurs s’imposa. Certains devinrent spécialistes d’un genre en particulier[9]. Ce fut, par exemple, le cas de John Ford et d’Anthony Mann dans le western, d’Ernst Lubitsch[10] dans la comédie, d’Otto Preminger dans le film noir, de Vincente Minnelli dans la comédie musicale ou encore de Douglas Sirk dans le mélodrame. D’autres comme Howard Hawks naviguèrent entre les genres. Enfin, certains comme Billy Wilder mirent un certain pour se fixer dans un genre. Ainsi, celui-ci fonda le film noir avec Assurance sur la mort en 1944[11], toucha au film de guerre avant de ne réaliser quasiment plus – sans doute, en partie, par facilité – que des comédies. Il eut toutefois le temps de réaliser l’un des films les plus étonnants de l’âge d’or hollywoodien : le splendide Boulevard du crépuscule (1950) qui démonte complètement les ressorts de l’usine à rêves. Il faut encore s’arrêter un instant sur le cas d’Alfred Hitchcock ; celui-ci comprit si bien les ressorts du système de production qu’il réussit à le dominer complètement (il eut, de plus, l’intelligence d’investir dans le studio Universal devenant ainsi son propre patron) et créa son propre genre. En obéissant à des codes qu’il avait lui-même créés, il put ainsi faire les films qu’il voulait réalisant avec Fenêtre sur cour (1954) ou Vertigo (1958) des chefs d’œuvre complètement inclassables et s’intégrant pourtant parfaitement à l’âge classique hollywoodien.
James Stewart et Grace Kelly dans Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock
Mais après ces deux décennies dorées, le système des studios – notamment sous les coups de boutoir de la télévision – s’écroula. Vinrent alors les superproductions – comme Cléopâtre (Joseph L. Mankiewicz, 1963) – puis le nouvel Hollywood (Coppola, Scorsese, Cimino, De Palma,…) dans les années 1970. Mais le cinéma, en tout cas, se remit difficilement – que ce soit aux Etats-Unis ou dans le reste du monde – de cet âge d’or. En fait, il était désormais mûr pour devenir son propre vampire.
Ran
[1] On pourrait dire que les Etats-Unis deviennent dès avant la Seconde guerre mondiale le géant du cinéma comme ils deviendront après celle-ci la superpuissance occidentale. Ce décalage chronologique est logique car les Etats-Unis ont été un géant économique avant de transformer – quels que soient les événements – leur hégémonie dans ce domaine en domination politique.
[2] Avant Rebecca, Hitchcock réalisera un dernier film en Grande-Bretagne, La taverne de la Jamaïque (1939) mais il est alors déjà sûr de rejoindre les Etats-Unis.
[3] Bien sûr, les raisons et conditions de son départ de l’Allemagne nazie restent incertaines et la jolie fable – ou plutôt l’extraordinaire scénario – qu’il se plaisait à raconter à la fin de sa vie (cité par Jean-Luc Godard dans Le mépris en 1963) est faux ; il n’en reste pas moins qu’il a bel et bien quitté l’Allemagne où on lui proposait sans aucun doute de mettre son art au service du régime.
[4] Ainsi si Rebecca obtint l’oscar du meilleur film, Alfred Hitchcock considèrera toujours – avec une évidente frustration – que celui-ci revenait d’abord à son producteur, David O. Selznick.
[5] Il impose ainsi que deux acteurs de sexe opposés ne puissent se retrouver sur un lit. Aussi, il existe de nombreuses scènes où l’on voit un homme et une femme dans une chambre à coucher avec l’homme gardant, tant bien que mal, son pied par terre. Par ailleurs, on ne peut montrer une prostituée. C’est pourquoi, dans Chasse à l’homme (Fritz Lang, 1941), le personnage joué par Joan Bennett aura dans sa chambre une machine à coudre pour donner le change – mais nul n’est dupe… – sur son activité.
[6] Le western est l’incarnation archétypale de ce récit mythique des origines dont les Etats-Unis – pays encore jeune – avaient sans doute besoin pour construire son identité.
[7] De plus, d’épouvantables navets anticommunistes seront abondamment produits.
[8] Un peu comme la règle des trois unités et l’interdiction de montrer des meurtres au théâtre.
[9] Cela montre bien que la distinction entre cinéma de genre et cinéma d’auteur n’a aucun sens.
[10] Le concept – commercial – de Lubitsch touch’s montre d’ailleurs que les producteurs utilisaient pour vendre leurs films à la fois des références au genre et aux auteurs.
[11] Ce film étant, à mon sens, le film noir de référence et l’un des plus grands chefs d’œuvre du cinéma.
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