Alexandre Nevski: Passé et présent
Contrepoint dans ces temps dominés par le western, je m’intéresse à Alexandre Nevski. En effet, avant que ses homologues américains ne réinvestissent le passé de leur pays, Eisenstein fait de même en signant une œuvre qui rend compte de l’évolution idéologique du régime soviétique et qui marque par son incroyable beauté formelle.
Alexandre Nevski (Sergueï Mikhailovitch Eisenstein, 1938) : Passé et présent
Sergueï Mikhailovitch Eisenstein (1898-1948)
Parler d’un film – quel qu’il soit – de Sergueï Mikhailovitch Eisenstein impose de le resituer rapidement dans l’Histoire au sens le plus large du terme. En effet, aucun réalisateur – à part quelques tristes auteurs de la période nazie – n’a plus partie liée avec celle-ci. Sergueï Mikhailovitch Eisenstein, dont la carrière commence avec La Grève (1924), est ainsi, tout au long de celle-ci, le cinéaste préféré du régime soviétique qui lui pardonnera tous ses écarts y compris sa volonté de quitter l’Union soviétique au début des années 1930[1]. Tous ses films russes seront donc assez étroitement contrôlés par le pouvoir et rendront compte de l’évolution idéologique de celui-ci. Ainsi, avec Cuirassé Potemkine (1925), l’un des quelques chefs-d’œuvre incontestables de l’histoire du cinéma, Sergueï Mikhailovitch Eisenstein met en scène l’un des épisodes les plus fameux de la Révolution ratée de 1905 et choisit – comme dans La Grève – pour héros le peuple russe[2]. La figure du héros unique commence toutefois à s’imposer avec Octobre (1927) qui met en avant la figure de Lénine (joué par l’ouvrier Vassili Nikandrov)[3]. Mais, à cette époque, le culte de la révolution et de la nouvelle société édifiée par le socialisme est toujours au premier plan. La ligne générale – qui, malgré quelques belles séquences, reste un abominable pensum – le démontre une nouvelle fois en 1929 en choisissant comme héros des figures populaires notamment cette affreuse Marfa[4] (Marfa Lapkina). En 1938, alors que l’histoire d’amour entre les artistes et le régime soviétique est terminée depuis le début de la décennie (le suicide du poète Maïakovski sera l’événement symbolique de cette rupture) et que Sergueï Mikhailovitch Eisenstein a du faire la preuve de son retour à des saines résolutions idéologiques – en réalisant notamment l’inachevé Pré de Béjine (1937) – une nouvelle énorme production lui est confiée, Alexandre Nevski. Si la naissance d’un art révolutionnaire – qu’Eisenstein comme Dziga Vertov (L’homme à la caméra, 1929) ou d’autres dans le cinéma mais aussi les constructivistes dans des formes artistiques diverses – n’est plus guère à l’ordre du jour, la volonté d’édifier le peuple en utilisant le cinéma comme vecteur de propagande perdure[5].
Alexandre Nevski (Nikolai Tcherkassov)
Mais l’intérêt d’Alexandre Nevski réside dans le fait qu’il montre bien – magnifiée par les images d'Eisenstein – les inflexions du régime soviétique à la fin des années 1930. Le film, en effet, réinvestit – à la sauce socialiste – le passé grand-russe. Ce retour sur le passé (lointain) est tout-à-fait intéressant d’autant qu’à la même époque les Allemands – dans un cinéma mis sous la coupe du régime nazi – font de même[6] alors que les Américains vont, dès l’année suivante, replacer au firmament des genres hollywoodiens le western qui propose – du moins dans un premier temps – une vision légendaire de la conquête de l’Ouest et permet à ce pays d’affirmer des tendances isolationnistes. Le contexte historique est donc décisif dans la réalisation – et le contenu – d’Alexandre Nevski qu’il soit extérieur ou intérieur. Du point de vue extérieur, le film met en scène la lutte du peuple russe contre l’envahisseur germanique – les chevaliers teutoniques – toujours dénommé sous le nom générique d’Allemands. L’ombre de la Seconde Guerre mondiale qui s’annonce plane donc sur le film bien que, en 1939 – ce qui provoquera une suspension provisoire de l’exploitation du film – sera signé le Pacte germano-soviétique que tant Hitler que Staline sont contraints d’accepter pour des raisons tactiques. Mais chacun sait que la guerre entre l’Allemagne nazie et L’Union soviétique est, à terme, inévitable. Concernant l’évolution interne du régime soviétique – ce qui est d’ailleurs lié à la situation internationale – le film adopte tout-à-fait la nouvelle ligne officielle c’est-à-dire celle du « socialisme dans un seul pays ». Ainsi l’internationalisme des débuts cède la place à un nationalisme que tout le film, notamment à travers la musique – parfois superbe – de Sergueï Prokofiev[7] ne cessera d’exprimer. Mais, surtout avec Alexandre Nevski, comme plus tard avec Ivan le Terrible[8] (1943-1945) – dernier (double) film d’Eisenstein –, c’est un épisode du passé grand-russe qui est mis en scène. Ainsi, alors que Cuirassé Potemkine et Octobre montraient la rupture entre le passé et le présent de la Russie, les temps anciens sont désormais remobilisés par le régime qui choisit de célébrer de glorieux moments d’une Russie éternelle.
La destruction de Pskov
Le plus intéressant dans le film réside sans doute dans cette mise en avant de la figure absolue du héros. Certes, on l’a dit, Octobre donnait déjà une place décisive au personnage de Lénine mais il s’agissait encore d’une mise en scène du (très) proche passé de la Russie. De plus, contrairement à Alexandre Nevski, le film n’était pas complètement centré sur Lénine ce qui se voyait bien jusque dans son titre. Or, dans Alexandre Nevski, aucune ambigüité possible ; de héros, il n’y en a qu’un seul et le culte dont il fait l’objet tout au long de l’œuvre de Sergueï Mikhailovitch Eisenstein rappelle celui qui, progressivement, s’organise autour de Staline. Alexandre (Nikolai Tcherkassov) est, en effet, sans aucune faille. Dès le début du film, il est déjà consacré en tant que héros absolu car il a déjà vaincu – sur la Neva ce qui lui vaut son surnom – les Suédois. Et, tout au long de l’histoire, il ne cessera de confirmer son statut de chef total et infaillible. Les rares oppositions internes qui viennent ainsi marquer le récit sont brisées en quelques secondes. A un ancien qui lui explique qu’une guerre avec les Mongols – qui dominent alors une grande partie du territoire russe – est nécessaire, Alexandre rétorque que celle avec les envahisseurs germaniques est plus urgente et le vieil homme s’incline d’un « Tu sais cela mieux que moi ». Quand Bouslaï (Nikolai Okhlopkov) et Gavrilo (Alexandre Abrikossov) critiquent son plan d’attaque, la réponse d’Alexandre est cinglante et la suite montrera qu’il avait totalement raison. Quant aux traîtrises de certains gens de Novgorod, elles ne sont qu’un feu de paille tant le charisme du héros est sans limites. Le respect dont jouit Alexandre est donc total et – malgré quelques oppositions – les habitants de Novgorod décideront très vite de l’appeler pour défendre leur ville. Il excède même les limites de la terre russe puisque les Mongols, au début du film, lui proposeront de devenir l’un de leurs princes. Le refus d’Alexandre sera, bien sûr, très net car la première valeur qui anime – et que le film d’Eisenstein est chargé de mettre en scène – le héros est bien un patriotisme sans bornes. D’ailleurs, celui-ci acceptera non pas de défendre Novgorod mais bien de s’appuyer sur celle-ci pour libérer une partie de la terre russe. Sergueï Mikhailovitch Eisenstein mettra donc particulièrement en valeur son héros lui offrant de nombreux gros plans – parfois en légère contre-plongée – et, même dans certains plans larges, le héros figure seul ou, du moins, en position centrale et dominante. Quelques moments particulièrement édifiants lui sont également réservés. C’est ainsi à lui qu’il revient, après s’être battu comme un lion, de vaincre le grand-maître de l’ordre teutonique dans un magnifique combat à cheval. De plus, il ne cesse de prononcer des discours aux accents martiaux qui disent la morale du film. Le dernier, qui conclue Alexandre Nevski, mérite ainsi d’être cité in extenso – d’autant qu’il s’inscrit sur l’écran durant le générique final – : « Allez et dites à tous dans les contrées étrangères que la Russie est vivante. Qu’ils viennent chez nous en invités. Mais celui qui viendra chez nous avec une épée périra par l’épée. Telle est et sera la loi de la terre russe ». Voilà qui résume parfaitement la pensée de la Russie soviétique en 1938… Enfin, pour compléter le portrait d’Alexandre, Eisenstein lui donne quelques touches d’humanité. On le voit ainsi – au début du film – pécher, tel un homme simple, le poisson. A la fin, alors qu’il entre dans Pskov libéré, il prend des enfants dans ses bras. On aura reconnu des doubles d’images de propagande soviétique avec Alexandre en lieu et place de Staline.
Alexandre Nevski
Mais si Alexandre Nevski montre bien l’évolution de l’idéologie – et de la propagande – socialiste, certaines constantes demeurent par rapport aux films que Sergueï Mikhailovitch Eisenstein tournait quelques dix ou quinze ans plus tôt. Le peuple – même s’il lui est désormais nécessaire de disposer d’un chef incontestable – est toujours magnifié en 1938. Malgré la présence – ultra-minoritaire – de quelques traîtres, le peuple est uni dans sa résistance farouche à l’ennemi et fait montre de cette solidarité qui est le fondement de la pensée socialiste. Les nombreux chants qui accompagnent les images ne cessent ainsi de rendre hommage et à la terre russe et au courage de ses habitants (et défenseurs). Et quelques scènes édifiantes montrent ce peuple russe en action. Ainsi, quand les habitants de Novgorod apprennent l’arrivée imminente des Allemands, la plupart choisissent de résister et beaucoup pensent à appeler Alexandre comme chef. Doumache, d’ailleurs, plein de bon sens, à qui l’on propose cette tâche, s’efface immédiatement au profit du héros. Et quand celui-ci arrive à Novgorod, les quelques oppositions qui s’expriment encore contre la guerre sont réprimées par cette phrase : « si vous ne voulez pas combattre, vous les riches, les moujiks vous briseront les os ». Non, on le voit, l’idéologie communiste primitive n’est pas morte. D’autres éléments le montrent encore comme ce soulèvement massif d’une armée dans les campagnes après qu’Alexandre a accepté la charge de prince de Novgorod, le partage des armes – bel exemple de collectivisme… – lorsque l’armée entre dans Novgorod ou – surtout – le courage dont font preuve les combattants russes – et tout particulièrement les figures qui ont été mises au premier plan par le récit : Bouslaï, Gavrilo, Vassilissa, Doumache, Sava et le vieil armurier (Dimitri Orlov) ; les trois derniers étant d’ailleurs tués – contre leurs homologues allemands. On notera enfin un dernier élément qui montre qu’il existe de nombreuses constantes dans l’idéologie soviétique que se doit de diffuser Alexandre Nevski. Si la cruauté des chevaliers teutoniques est particulièrement importante, c’est qu’elle est animée par la religion catholique et prêtres et moines – qui figurent d’étonnants trous noirs qui évoquent, quelques quarante avant, les méchants de Star Wars (George Lucas et alii, 1977, 1980, 1983, 1999, 2002 et 2005) – sont particulièrement malmenés dans Alexandre Nevski[9].
Alexandre Nevski et le peuple russe
Dans ces conditions, on peut toutefois se demander si Alexandre Nevski présente un réel intérêt artistique en dehors de son importance historique. La question ne manque pas de pertinence tant le film présente de nombreux écueils au-delà même d’un contenu idéologique que chacun est libre d’apprécier comme il le souhaite. Le principal problème réside dans le fait que le cinéaste – qui n’est à l’aise que dans le monumental – n’a jamais su filmer l’humain (et le sentiment) et réduit donc ses personnages à de simples « figures géométriques »[10]. Ainsi, l’armurier – qui ne cesse d’asséner des proverbes – est censé apporter un peu d’humour à Alexandre Nevski mais on se demande qui peut bien rire lorsqu’il raconte son histoire de renarde dépucelée par un lièvre. Quant à l’histoire d’amour – si l’on peut dire… – et de rivalité qui oppose Bouslaï et Gavrilo pour la main d’Olga, elle est parfaitement ridicule. Pourtant, l’immense beauté formelle du film et sa majesté emportent, in fine, la conviction du spectateur. Alexandre Nevski n’est donc pas un de ses exemples – nombreux comme le montre la triste évolution du travail photographique d’Alexandre Rodchenko à partir de 1933 – d’un affaiblissement de la production artistique en Union soviétique après 1930. L’alternance de plans larges (qui mettent en scène la masse donc le peuple) et de gros plans (le plus souvent réservés à Alexandre donc au héros) est ainsi parfaitement articulée par ce génie du montage qu’est Eisenstein. Et, de la destruction de Pskov par les chevaliers teutoniques aux charges de cavaliers[11], plusieurs scènes superbes sont proposées par le réalisateur dont la principale est, bien sûr, cette longue (une demi-heure !) et inoubliable bataille sur le lac de Tchoud entre Allemands et Russes dont la conclusion – la glace du lac se craquelant sous le poids des chevaliers teutoniques – appartient, depuis bien longtemps, au panthéon du cinéma. Rien que pour cela, Alexandre Nevski mérite d’être regardé en mettant de côté les considérations historico-idéologiques et en oubliant ses nombreuses imperfections.
Alexandre Nevski luttant contre le grand maître de l’ordre des chevaliers teutoniques
Ran
[1] Que Viva Mexico (1931), film non terminé existant dans de multiples versions, rendra compte de cette phase de la carrière du cinéaste.
[2] On le sait, le film est révolutionnaire dans tous les sens du terme et offrira, pour toutes les générations futures, une leçon de montage qui ne cesse encore aujourd’hui d’inspirer les réalisateurs de blockbusters américains. Par ailleurs, on n’est pas tout-à-fait sûr que le film date de 1925. En effet, alors qu’il devait initialement rendre compte de l’ensemble des événements de ce moment historique, Eisenstein choisit de se concentrer sur un épisode particulièrement édifiant (d’où l’idée – géniale – de faire fonctionner à tous les niveaux le film selon la figure de la synecdoque) car le film devait être prêt pour fêter les vingt ans de la Révolution de 1905 ; toutefois il n’est peut-être sorti seulement en 1926. Même phénomène avec Octobre – qui devait, lui, célébrer les dix ans de la Révolution bolchevique de 1917 – et n’est peut-être sorti qu’en 1928. Mais il n’était pas question – même en ce qui concerne le cinéma – pour le régime soviétique de reconnaître que les délais n’étaient pas tenus…
[3] Et malmène, contre toute vérité historique, celle de Trotski.
[4] Une femme aussi laide eut-elle jamais à ce point les honneurs d’un premier rôle ? On peut se le demander… Force est en tout cas de constater qu’Eisenstein ne sut jamais filmer une femme – même si, pour une fois, Olga et Vassilissa ne sont pas horribles dans Alexandre Nevski – alors qu’il réalisa de magnifiques plans d’hommes de Cuirassé Potemkine à Ivan le Terrible. Rien, pourtant, n’atteste de tendances homosexuelles chez le réalisateur russe et on retrouva même, il y a quelques années, une collection de dessins érotiques de celui-ci.
[5] Voir mes deuxième et troisième textes sur l’histoire du cinéma ; rappelons que Lénine avait affirmé que « de tous les arts, le cinéma est le plus important ».
[6] Mais sans le moindre talent…
[7] L’utilisation de ce compositeur célèbre montre encore l’importance que le régime attache au film.
[8] On notera que le film met en scène un héros russe – le premier tsar – qui, comme Alexandre Nevski, évoque Staline. Mais la deuxième partie, qui montre comment le héros se transforme en tyran, ne fut guère appréciée par le dictateur…
[9] A l’inverse, les popes orthodoxes, à l’exception d’une courte scène dans laquelle ils entourent les morts russes lors du retour de l’armée à Pskov, sont presque absents du film.
[10] Le personnage d’Alexandre en fournit un parfait exemple ; je reprends par ailleurs cette expression à François Truffaut qui – dans ses entretiens avec Alfred Hitchcock – opposait le « cinéma de personnages » au « cinéma de situations ».
[11] Ces charges ne sont d’ailleurs pas sans évoquer celles de cavalerie qui jouent un rôle majeur dans le western hollywoodien. On remarquera toutefois que Fritz Lang avait également filmé une très belle charge (celle des Huns) dès 1924 dans Les Nibelungen.
Commenter cet article