Barton Fink (1)
Après Miller’s Crossing, retour – en deux textes – sur Barton Fink, deuxième œuvre clef de l’univers coenien naissant. La cohérence de celui-ci émerge autant qu’il s’enrichit considérablement tant de nouveaux éléments, d’une importance considérable, y sont, avec une très grande finesse, incorporés.
Barton Fink (Joel et Ethan Coen, 1991) – Première partie
Affiche de Barton Fink (Joel et Ethan Coen, 1991)
Sommaire actif :
a.Barton Fink et Miller’s Crossing : liens et prolongements ou l’émergence d’un univers cohérent
b.Rapport au scénario et au spectateur : Barton Fink, miroir inversé de Miller’s Crossing
Miller’s Crossing (1990) avait beau être leur première œuvre d’une ambition totale, parfaitement maîtrisée d’ailleurs, orientée vers la tension et traversée par de nombreuses morts violentes, ce film était encore, avec ces gangsters si stéréotypés, « pour de rire ». Avec Barton Fink (1991), leur opus suivant qui allait triompher au festival de Cannes en 1991[1], les frères Coen changent, presque insensiblement, de registre. Non que l’humour et le délire soient absents, bien au contraire. Mais, en suivant les mésaventures de Barton Fink (John Turturro) – qui donne donc son titre à l’œuvre –, un dramaturge new-yorkais égaré à Hollywood pour écrire des scénarios, une touche certaine de gravité envahit l’univers coenien et, partant, l’enrichit. Et ce héros, comme le feront plus tard ses « frères » Ed Crane (Billy Bob Thornton) dans The Barber (2001) et Larry Gopnick (Michael Stuhlbarg) dans A Serious Man (2009), ne manquera pas de nous toucher profondément. Aussi, si Barton Fink entretient de nombreuses correspondances, parfois étroites, avec son immédiat prédécesseur, bien des éléments l’en distinguent également et des ruptures se font même jour au point que les deux films constituent, en quelque sorte, les deux pierres de touche de l’univers des auteurs (même si la dualité entre tension et humour était, elle, déjà annoncée par leurs deux premières œuvres, Sang pour Sang – 1984 – et Arizona Junior – 1987). Et ce nouveau coup de maître marque assurément une étape fondamentale dans la carrière des frères Coen qui explorent de nouveaux territoires jusqu’alors inconnus.
a.Barton Fink et Miller’s Crossing : liens et prolongements ou l’émergence d’un univers cohérent
Barton Fink (John Turturro)
De la même manière que Miller’s Crossing était situé dans le passé – en 1929, exactement –, Barton Fink se déroule en 1941 ce qu’un carton annonce dès l’amorce du film en nous précisant que nous nous trouvons alors à New York, lieu que l’on quittera bien vite pour gagner Los Angeles. Une nouvelle fois, l’idée n’est nullement de signer un film historique mais de replacer l’œuvre dans un passé de cinéma ou, plus exactement, dans celui de l’industrie de cinématographique de l’âge d’or hollywoodien. On remarquera, au passage, que la date choisie est celle de l’entrée des Etats-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. Cela ne jouera qu’un rôle très modeste dans Barton Fink mais non pas tout à fait nul et dans la suite de leur œuvre, les frères Coen situeront à nouveau deux de leurs films – The Big Lebowski (1998) pendant la première guerre du Golfe et A Serious Man durant celle du Vietnam – dans des époques où les Etats-Unis sont engagés dans un conflit. C’est donc un univers connu qui est présenté au spectateur avec plusieurs personnages très typés. Barton Fink, tout d’abord, héros qui donne son titre au film, est l’un de ses nombreux dramaturges new-yorkais talentueux engagés par les grands studios hollywoodiens pour y signer des films de commande. Cet intellectuel qui a pour mission de signer un film de catch (de série B) y retrouve l’un de ses modèles, le grand romancier W. P. Mayhew (John Mahoney), devenu lui aussi scénariste et surtout alcoolique. De ce monde, on verra encore un grand producteur, patron de Capitol Pictures et de Barton, Jack Lipnick (Michael Lerner), homme d’affaires mégalomane, à demi-fou et quasi-illettré ou encore un producteur exécutif, Ben Geisler (Tony Shaloub dans une composition proche de celle qu’il tiendra dans The Barber), volubile et expéditif.
Jack Lipnick (Michael Lerner)
On peut alors s’amuser au petit jeu des références et reconnaître en Barton Fink un double de Clifford Odets (1906-1963), remarquer que W. P. Mayhew emprunte certaines de ses caractéristiques à William Faulkner (1897-1962) et Francis Scott Fitzgerald (1886-1940) alors que Jack Lipnick est censé s’inspirer d’Harry Cohn (1891-1958) mais peut tout aussi bien évoquer Darryl F. Zanuck (1902-1979) ou David O. Selznick (1902-1965). Mais le principal reste que tous ces personnages – Lipnick, par ses foucades, en tête – provoquent le rire et placent le spectateur dans un univers relativement connu. Le geste est donc similaire à celui de Miller’s Crossing, à ceci près qu’il ne s’agit pas véritablement ici de jouer avec les codes – non plus d’ailleurs que de signer une satire sur le milieu cinématographique – initialement posés. Le spectateur est ainsi, on y reviendra, infiniment plus à l’aise que le héros dans l’univers ici représenté à l’exact opposé de ce qu’était sa position vis-à-vis de Tom Regan (Gabriel Byrne) dans celui Miller’s Crossing. Le film fonctionnera d’ailleurs à deux niveaux, à la fois très différents et complémentaires. S’il ne s’identifie pas à Barton – ce qui est impossible puisque celui-ci est de toutes les séquences et que de nombreux plans en caméra subjective nous sont proposés –, le spectateur assiste à une comédie certes un peu étonnante mais qui provoque un rire aussi franc qu’à la vision d’Arizona Junior et nettement plus fréquent que dans Miller’s Crossing où il restait relativement contenu. Par contre, en adoptant le point de vue du héros, c’est à un drame qu’il est convié. Cette double dimension – même si l’on insistera plus sur la seconde – sera le moteur de Barton Fink et l’obtenir sera le résultat d’un processus délicat. Le principe de cette fine alchimie, les frères Coen la retrouveront, dans la suite de leur œuvre, dans des films comme Fargo (1996), No Country for Old Men (2007) et A Serious Man.
W. P. Mayhew (John Mahoney) et Audrey Taylor (Judy Davis)
Toujours est-il que, comme dans leur opus précédent, une ambiance a été créée qui s’appuie sur des codes bien établis puisque le milieu du cinéma – comme on pouvait parler de milieu des gangsters dans Miller’s Crossing – et même l’envers du décor hollywoodien est assez connu du spectateur, ne serait-ce, par exemple, que par la vision de Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950). C’est donc à nouveau en s’appuyant sur des références appartenant à leur art que les frères Coen commencent à faire naître une atmosphère propre. Mais Barton Fink n’est pas véritablement un film sur le cinéma, ni même sur l’acte créatif qui fonctionnerait comme une permanente mise en abyme. Il nous invite surtout à suivre la curieuse trajectoire d’un homme, égaré à Hollywood. Aussi, d’autres éléments participent de la « stimmung » et l’univers de Barton Fink (ou de Barton Fink) est fait de signes multiples et finit par apparaître comme véritablement fétichiste, le héros étant lié – comme l’était Tom Regan à son chapeau et comme le sera le duc (Jeff Bridges) à son tapis dans The Big Lebowski – à quelques objets qui le définissent autant qu’ils l’enferment. Le premier n’est d’ailleurs pas un objet en tant que tel mais cette étrange coupe de cheveux dont le héros est affublé. Comme le chapeau de Tom Regan, elle protège une tête qui, pour Barton, est à la fois son instrument de travail, l’endroit où naissent des idées dont il est souvent particulièrement fier et la seule partie de son corps qui semble – même si elle ne cesse d’être victime de piqures de moustiques – pouvoir, potentiellement seulement (puisqu’il n’arrive pas à écrire pendant une grande partie du film), fonctionner à peu près correctement. Ainsi est-il particulièrement mal à l’aise avec les femmes et sans doute à peu près incapable d’avoir une sexualité « normale » – même s’il semble qu’il ait couché avec Audrey Taylor (Judy Davis), la secrétaire et maîtresse de W. P. Mayhew – alors que la seule activité physique qu’on lui verra avoir durant le film est un pseudo-combat de catch avec son voisin Charles Meadows (John Goodman) qui tourne à sa confusion, Barton étant logiquement écrasé (dans tous les sens du terme…) par son voisin de chambre. La tête et les cheveux participent donc incontestablement de la définition de l’« homoncule » Barton et une discrète filiation entre celui-ci et Tom Regan apparaît alors. Au-delà, il y a de véritables objets comme cette machine à écrire qu’il a amenée avec lui à Hollywood ou ce tableau qui orne sa chambre et montre une jeune femme regardant la mer ; il s’incarnera dans la dernière séquence mais n’en restera pas moins un inaccessible rêve d’ailleurs. Surtout, il y a ce paquet que lui remet Charles Meadows qui, peut-être, renferme la tête d’Audrey – celle-ci étant à nouveau déliée du reste du corps – mais que Barton n’ouvrira pas affirmant dans la séquence finale qu’il ne sait ni ce qu’il contient, ni s’il lui appartient. Il sera pourtant tout ce qui lui reste au bout de son aventure et cet ultime signe s’intégrera naturellement à tous ceux qui peuplent Barton Fink, notamment tous ceux que le héros ne maîtrise pas tel le papier peint de sa chambre qui ne cesse de se décoller.
La chambre de Barton, un univers de signes
Aussi, en proposant un mélange paradoxal de tension et d’humour, en resituant d’emblée leur œuvre dans un passé de cinéma, en accordant une telle importance aux objets ou encore en proposant un film centré sur un héros unique qui propose quelques séquences délirantes – notamment cette transformation de Charles Meadows en un diable, certes truculent et populaire, mais néanmoins réellement dangereux qui rappelle l’Eddie le Danois (J. E. Freeman) de Miller’s Crossing (et annonce l’Anton Chigurh – Javier Bardem – de No Country for Old Men) –, Barton Fink offre un parfait prolongement de l’œuvre qui l’a précédée. C’est tout l’univers particulier de grands auteurs qui se met en place à travers ces deux films et les frères Coen continueront ensuite à travailler autour de celui-ci. Barton Fink n’en est pas moins très différent de son immédiat prédécesseur puisqu’il explore des pistes qui n’avaient encore qu’effleurées, que le héros apparaît comme un double inversé de Tom Regan (ce qui va définir un rapport au spectateur tout différent) et que sa tonalité est nettement plus grave. Aussi Barton Fink apparaît comme une nouvelle création majeure dans l’œuvre des frères Coen et non comme un simple exercice de style qui permettrait de retrouver le plaisir pris à découvrir leur premier chef d’œuvre.
b.Rapport au scénario et au spectateur : Barton Fink, miroir inversé de Miller’s Crossing
Le combat de catch entre Barton Fink et Charles Meadows (John Goodman)
Un point lie Barton Fink, de manière à la fois paradoxale mais aussi bien plus étroite et féconde encore que l’ensemble des éléments exposés au début de ce texte, à Miller’s Crossing puisque Barton semble être l’exact inverse Tom Regan. Cela tient dans le rapport du nouveau héros des frères Coen à la maîtrise du scénario, élément déjà décisif dans l’œuvre précédente des auteurs. Autant Tom, malgré quelques contretemps (qui se matérialisaient par une longue série de passage à tabac), s’emparait complètement de celui-ci – dans lequel le spectateur, lui, ne manquait de s’égarer – en devenant le maître absolu, autant Barton (qui cherche donc, ce qui lui a été plus ou moins imposé par son agent Garland Stanford – David Warrilow – contre sa volonté qu’il a bien du mal à clairement exprimer, à s’imposer comme scénariste à Hollywood) s’en montrera tout à fait incapable. Aussi se perdra-t-il irrémédiablement dans une histoire qui n’est pourtant que la sienne, croyant, par exemple, reconnaître un ami quand il ne fait que rencontrer un tueur en séries ou plutôt une véritable incarnation du diable. Cet enjeu similaire et cette relation opposée à la maîtrise de l’intrigue contribue également à définir, pour les mêmes raisons mais de façon inversée, le rapport du spectateur au héros. Tom et Barton sont, dans les deux cas, toujours présents à l’écran mais, dans le premier cas, toute identification entre le spectateur et le personnage était impossible quand, dans le second, nous nous sentons proches de Barton éprouvant le sentiment – peut-être faux – de partager son drame, impression renforcée, on l’a déjà remarqué, par une utilisation très fréquente de la caméra subjective. De plus, à l’inverse de Miller’s Crossing ou plus tard de Fargo et de ses plans qui ne marchent pas, de The Big Lebowski avec son histoire « pleine de tenants et d’aboutissants » ou de Burn After Reading (2008) dont tout le principe de fonctionnement est lié au fait qu’aucun des protagonistes n’a une vue d’ensemble de l’intrigue, le scénario de Barton Fink – même si les frères Coen ménagent tout de même de nombreux moments de suspense et de surprise – n’a rien d’un labyrinthe et voir le héros s’y perdre malgré tout ne manque pas de provoquer une forme de compassion à son égard.
Barton Fink et Charles Meadows après le meurtre d’Audrey Taylor
Se pose alors une question fondamentale : éprouver de l’empathie pour ce personnage est-il envisageable ? Cela ne l’était absolument pas dans le cas de Tom Regan car il nous demeurait absolument impénétrable et ne le sera pas non plus pour Ed Crane[2] et ce pour la même raison, quand bien même ce héros – qui ne manque pas, lui aussi, de toucher particulièrement le spectateur – est-il, on y reviendra un peu plus loin, avec, Larry Gopnick (qui, désespérément, cherche un sens quelconque à ses aventures), le plus proche de Barton Fink dans l’univers coenien. Pourtant, Barton, avec ses discours grandiloquents concernant sa volonté de mettre en scène des pièces sur l’homme de la rue, n’est pas, a priori, spécialement sympathique. Et, en tant qu’intellectuel inadapté, il est tourné en dérision ce qui participe pleinement de la représentation du milieu hollywoodien et, partant, du comique du film d’autant que, on le sait, cet « Américain moyen » qu’il voudrait montrer n’existe pas dans l’univers coenien, la preuve en étant ici fournie par ce Charles Meadows qui, dans l’esprit de Barton, est l’homme banal par excellence mais s’avère, au final, n’être autre que le Diable incarné. Un curieux Satan qui dira d’ailleurs à Barton qui lui demande pourquoi il est devenu sa victime : « Parce que tu parles et que tu n’écoutes rien ». Ce qui, en l’occurrence, n’apparaît pas tout à fait faux et laisse même suggérer que le héros serait partiellement responsable de son malheur(3).
Mais, parce que le spectateur est toujours aux côtés de Barton, qu’il ressent les mêmes émotions que celui-ci alors qu’il comprend souvent avant lui ce qui se passe, l’empathie semble ici possible d’autant que Barton touche en se confrontant à la réalité – qui est celle du milieu du cinéma donc celle de l’illusion reine… – et à la cruauté du monde. Là réside le drame – voire la tragédie – de ce héros inadapté et assez naïf. Cette tonalité grave, voire mélancolique, constitue une nouveauté dans l’œuvre coenienne et cette nouvelle touche ajoute indéniablement à sa richesse. Ces accents très amers reviendront donc dans d’autres films et tout particulièrement dans The Barber et A Serious Man[4]. Mais, jamais, ils ne deviendront complètement dominants, la présence et l’acceptation d’un accablant fatum n’étant toujours qu’un élément parmi d’autres – dont un humour qui est toujours présent – des histoires vécues par Barton Fink, Ed Crane, Larry Gopnick ou d’autres héros coeniens.
Barton Fink
Ran
Note de Ran : 5
[1] Le film allait y gagner trois prix : la palme d’or, le prix de la mise en scène et celui du meilleur acteur pour John Turturro ; il s’agissait là d’une volonté de Roman Polanski, extraordinairement – et à raison – enthousiasmé par le film des frères Coen et qui se montra un président plus que « directif » du jury. Par la suite, des mesures furent prises, par Gilles Jacob, responsable du festival de Cannes, pour qu’un même film ne puisse plus truster autant de récompenses.
[2] Notons que celui-ci, qui n’aura pas pu écrire le scénario « en direct » de sa vie mais pourra, in fine, le recomposer avant d’être électrocuté, dit qu’il dispose désormais d’une « vision d’ensemble » sur son histoire à la fin de celle-ci. L’empathie est impossible parce qu’il échoue à la communiquer.
[4] De manière toutefois un peu plus diffuse car, en incrémentant le thème de la religion dans A Serious Man, les auteurs travaillent plus nettement sur l’absence de sens. Notons d’ailleurs que Barton Fink fait quelques références à la judaïté de son héros et de certains de ses personnages (Jack Lipnick notamment) et évoque même l’antisémitisme sévissant aux Etats-Unis à l’époque où se déroule le film. Avant A Serious Man, il est assez rare que les frères Coen effleurent ce thème (même si l’on ne cessait de rappeler que Bernie Bernbaum – John Turturro – était juif, comme d’autres étaient Irlandais ou Italiens, dans Miller’s Crossing ou que Walter Sobchak – John Goodman – tient à sa judaïté par alliance défaite dans The Big Lebowski).
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