Cosmopolis
Fascinant essai théorique de David Cronenberg sur le dérèglement d’un monde néo-capitaliste. Celui de Cosmopolis, résumé à un héros fantôme et à une immense limousine, ne s’incarne jamais vraiment, malgré la multitude d’événements, et en est rendu d’autant plus inquiétant.
Eric Packer (Robert Pattinson)
L’intéressant A Dangerous Method (2011) s’interrogeait, autour des figures de Carl Gustav Jung (Michael Fassbender) et de Sigmund Freud (Viggo Mortensen), sur les méandres du psychisme humain. C’est pourtant avec Cosmopolis que David Cronenberg signe son grand retour vers l’étrange. En une journée de la vie d’un jeune multimilliardaire (Eric Packer – Robert Pattinson), passé et futur, matières salies et technologies virtuelles, se confondent. Robert Pattinson compose un personnage spectral à la densité indéfinissable. Il court derrière une femme insaisissable (Sarah Gadon) et, surtout, vers un tueur invisible (Paul Giamatti) donc sa propre destruction – dont on ne sait s’il l’organise méthodiquement. Héros du néo-capitalisme, dit cognitif, il a perdu, est perdu mais semble vouloir, peut-être pour rendre un dernier hommage à ce qu’il fut, appliquer le fameux principe de Jean Cocteau : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs ». Dans la mort, il est aussi en quête d’ultimes sensations, aussi enivrantes qu’inutiles. Pour le reste, ce qu’il est vraiment et ce qu’il fait exactement resteront dans le flou. Les informations, les rencontres, les conversations et les actions s’accumulent dans un flux ininterrompu (d’où l’impression que le film est un peu long et parfois bavard) mais ne font que renforcer le vide et l’énigme entourant un homme. Le cyber-capitalisme, chanté par une théoricienne (Samantha Morton), objet d’une modélisation extrême et absurde réalisée par Packer, est un trop-plein qui cache mal son néant. David Cronenberg, sans livrer la moindre leçon, observe cette perte de substance et la révèle. Il domine sa mise en scène, froide et rythmée par une musique synthétique, montre l’immense limousine, progressivement abîmée, du héros qui, à la poursuite de son destin, trace d’incompréhensibles trajectoires le menant vers un coiffeur (George Touliatos) puis la menace indistincte. Quand Cosmopolis s’ouvre, Eric Packer évidemment, est déjà mort. Or, aucun des éléments de son errance, des rapports sexuels aux mutilations, ne le ramènera à la vie. Même un instant. Il est loin, bien loin, des héros jarmuschiens – ceux (Johnny Depp puis Forrest Whitaker) de Dead Man (1995) et de Ghost Dog (1999) notamment – qui se découvrent dans le contact.
Eric Packer et Elise Shifrin (Sarah Gadon)
Dans New-York, la cosmopolis, ramenée à une voiture aux écrans omniprésents, les variations des monnaies sont les seules marques, paradoxales, du consistant et de l’universel. La verticalité ayant presque disparu, le monde, privé d’une de ses dimensions, n’a plus d’épaisseur et s’égalise dans la vacuité. Cet Eric Packer ne peut exister. Désincarné, on se demande si les interactions, et les souillures et stigmates qu’elles lui imposent, ne l’éloignent pas un peu plus d’un réel à la tessiture de plus en plus incertaine. A moins qu’il ne souffre, justement, de n’avoir jamais pu véritablement en établir. De lui, on pourrait dire qu’il connaît (il le prouve) la sensation et la réflexion et qu’il lui manque, entre les deux, l’émotion. L’explication – et, partant, toute tentative trop brutale d’interprétation de Cosmopolis – serait simpliste : il restera un mystère, centre absolu auquel on ne peut s’identifier, pour lequel l’empathie est impossible. Sans doute est-il un vrai salaud mais, puisqu’il figure un ‘‘être’’ insondable, on ne saurait le détester. Derrière les vitres de sa limousine, une ville, espace clos et multiple, est en ébullition. Celle-ci est peut-être au bord de l’explosion puisque beaucoup veulent supprimer la civilisation – ou la pousser à son terme logique, qui sait ? – en remplaçant la monnaie par des rats. Mais ces autres sont, plus encore qu’Eric Packer, des ombres. Intangibles et qui, rarement, viennent frapper le héros. Le Président des Etats-Unis, lui, est ramené à une simple idée ; sans le moindre contenu, elle ne prendra pas forme humaine. En fait, dans Cosmopolis, sorte de Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) des années 2010 (dans lequel le riche a remplacé le pauvre et où le discours de Cronenberg se veut, à la différence de celui de Scorsese, parfaitement impénétrable), ce ne sont que des espaces mentaux qui, par bribes, s’animent. Celui de l’auteur, du spectateur, du héros et de tant d’autres croisés ça et là. Hermétiques, ils ne coaguleront jamais. Dans le cinéma de David Cronenberg, jusque dans ses œuvres les plus dérangeantes, comme Crash (1996) ou eXistenZ (1999), résistait un rapport décisif, fût-il ‘‘malsain’’, à l’organique. Avec Cosmopolis, il tend à, progressivement, s’estomper et le film devient une fable abstraite, d’une implacable maîtrise, sur le dérèglement. Qui, s’achève devant un dernier fantôme : une toile de Mark Rothko. Troublant et angoissant…
Eric Packer
Antoine Rensonnet
Note d’Antoine Rensonnet : 5
Note de nolan : 3
Cosmopolis (David Cronenberg, 2012)
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