Elephant : Regarder sans juger
Un auteur, une œuvre
Elephant (Gus Van Sant, 2003) : Regarder sans juger
Gus Van Sant (né en 1952)
Lancée avec Mala Noche en 1985, la trajectoire cinématographique de Gus Van Sant s’était, tout au long des années 1990, rapprochée, au fil d’œuvres inégales – dont un étonnant remake plan par plan de Psychose (Alfred Hitchcock, 1960), Psycho (1998) –, du centre névralgique de la production américaine c’est-à-dire d’Hollywood. Pourtant, après A la rencontre de Forrester (2000), il rompt, de manière relativement brutale, avec celle-ci s’engageant sur la voie d’un cinéma beaucoup plus marginal et radical avec Gerry (2002). Cette expérience aurait eu toute chance de passer complètement inaperçue si par la grâce d’une palme d’or cannoise obtenue en 2003 avec Elephant, Gus Van Sant n’était pas sorti d’une confidentialité qu’il avait lui-même choisie. Le succès de ce film, outre qu’il donna la chance à Gerry de sortir de l’oubli[1], permit à son réalisateur de continuer dans cette voie pour deux nouveaux films, Last Days (2005) et Paranoid Park (2007) avant de revenir à un cinéma plus conventionnel – quoiqu’outrageusement militant – avec le mitigé Harvey Milk, sorti l’an dernier. Si l’on ne sait aujourd’hui, vers quelles nouvelles directions va s’engager Gus Van Sant, il semble bien que le cycle de films ouvert avec Gerry et s’étendant jusqu’à Paranoid Park soit aujourd’hui terminé et qu’il forme un bloc cohérent tant par le propos que par les choix de mise en scène. Parmi ceux-ci, le plus emblématique reste bien sûr Elephant car, sept ans après sa sortie, son succès critique initial ne s’est absolument pas démenti et il est presque unanimement célébré comme l’une des œuvres emblématiques de la décennie écoulée. Inspiré de faits réels – la tragédie de Columbine intervenue en 1999[2] – tout comme le sera, deux ans plus tard, Last Days[3], Elephant s’appuie sur cette base tragique pour approcher au mieux la jeunesse américaine – ici saisie à la fin de l’adolescence – comme il le fera également dans ses autres films de la même période.
Alex (Alex Frost)
Il est intéressant de remarquer que le film prend le même point de départ que le documentaire de Michael Moore, Bowling for Columbine (2002) qui reçut lui aussi un prix au festival de Cannes. Mais là où le documentariste présente une lourde démonstration – d’ailleurs contestable sur le fond et désastreuse quant à la forme cinématographique – qui ne fait qu’illustrer le retour d’une certaine extrême gauche bien-pensante, Gus Van Sant semble s’interdire de porter tout jugement sur les faits et ne les utiliser que pour mieux observer la jeunesse américaine. Ainsi, loin de ne s’intéresser qu’aux deux tueurs, Alex (Alex Frost) et Eric (Eric Deulen), il présente de nombreux autres adolescents soit successivement[4] John (John Robinson), Elias (Elias McConnell), Nathan et Carrie (Nathan Tyson et Carrie Finklea), Acadia (Acadia Miles), Eric et Alex, Michelle (Kristen Hicks), Brittany (Brittany Mountain), Jordan et Nicole (Jordan Taylor et Nicole George), Benny (Bennie Dixon). Pour chacun d’entre eux – ou pour chaque groupe – il lui importe de laisser du temps et de l’espace et ainsi les voit-on se déplacer et se croiser dans les couloirs du lycée, Gus Van Sant utilisant alors quasi-systématiquement de très longs plans permettant de les suivre sur la durée. Pour chacun de ses personnages, le cinéaste fait montre d’une empathie certaine qui n’interdit toutefois pas un regard parfois critique. Ainsi, le portrait de Brittany, Jordan et Nicole, essentiellement réalisé au détour d’une conversation dans le restaurant du lycée, est-il particulièrement chargé, les trois jeunes filles – qui se font vomir à la fin de leur repas afin de conserver une meilleure apparence – apparaissant comme particulièrement futiles et frivoles, pour ne pas dire carrément stupides. De même, la dureté potentielle des rapports entre adolescents est montrée, Alex souffrant du rejet de ses pairs tout comme Michelle, une jeune fille incontestablement très laide. Pour montrer ce petit monde – qui prend d’ailleurs souvent l’apparence d’un monde clos sur lui-même –, Gus Van Sant n’hésite d’ailleurs pas à remobiliser les codes – voire les clichés – du teenage movie dans la caractérisation de ses personnages. Ainsi, Nathan et Carrie forment-ils ce couple classique réunissant la star du sport et la jolie fille. Mais, si les personnages des adolescents peuvent apparaitre stéréotypés et leurs motivations et centres d’intérêt également, Elephant n’en est pas moins un film parfaitement atypique car la volonté du réalisateur est bien seulement d’observer au mieux cette jeunesse.
Elias (Elias McConnell)
Aussi peut-on avoir l’impression qu’Elephant est un film qui ne présente pas réellement d’histoire ce qui est un comble quand on sait sur quel fait réel il se base. En fait, cette œuvre se fonde sur une opposition et une articulation entre la fixation de moments « normaux » de la vie de jeunes américains et une tragédie. En ce sens, le rapport à la classique règle des trois unités est particulièrement intéressant. Il y a ainsi à la fois unité et absence d’unité de temps. La quasi-totalité du film se déroule autour de quelques heures (peut-être moins) mais il y a rupture, grâce à des flashbacks qui montrent les deux tueurs dans la journée et la matinée précédant leurs crimes. De même l’espace est très largement circonscrit au lycée et à ses abords immédiats – la première séquence montre ainsi John rejoindre son établissement – sauf lors de quelques excursus qui montrent Alex et Eric se préparer dans la maison du premier. Quant à l’action, chaque personnage dispose – avant d’être rattrapé par le carnage – de la sienne propre mais elle est sans réelle importance au regard de la tuerie finale… Aussi, grâce à un scénario extrêmement bien construit (ou plutôt déconstruit[5]) – et signé, tout comme le montage, par Gus Van Sant lui-même –, les trois unités sont-elles bien présentes sans jamais être complètement respectées ce qui permet au réalisateur d’exprimer au mieux son propos en permanence servi par une fascinante virtuosité formelle.
Michelle (Kristen Hicks)
C’est d’ailleurs, au-delà de son thème particulièrement lourd, ce qui marque le plus franchement le spectateur à la vision d’Elephant : l’impression d’avoir assisté à une expérience visuelle formelle inédite et superbe[6]. En effet, la beauté formelle du film est proprement incroyable lui donnant une merveilleuse douceur qui s’articule fort bien avec son implacable violence. Ainsi, malgré sa construction complexe, le récit est-il particulièrement fluide ce qui tient largement à la mise en scène. Gus Van Sant, on l’a dit, utilise souvent de très longs plans dans lesquels il suit ses héros leur offrant à la fois durée et espace[7]. Certains sont particulièrement remarquables et traduisent la maîtrise de l’auteur d’Elephant qui bénéficie, en outre, de la magnifique photographie (utilisant un grain assez gros) de Harris Savides. On citera deux exemples. Le premier montre comment Gus Van Sant réussit à mettre en scène, faisant parfois preuve d’un certain maniérisme, les passages d’un personnage à un autre. Il suit ainsi, pendant un long moment, un jeune photographe, Elias, qui va, dans le laboratoire du lycée, développer ses travaux. Ce faisant, il n’a aucun mal à plonger complètement l’image dans le noir. Il peut donc enchainer sur un carton (lettres blanches sur fond noir) présentant le personnage de Michelle – qu’on avait déjà vu auparavant. On retrouve celle-ci dans le cours de sport où son professeur lui reproche d’être en pantalon et non en short comme les autres élèves. Elle part ensuite dans un sens opposé à ses condisciples et se retrouve alors seule dans la salle de basket. L’éclairage de celle-ci est beaucoup plus sombre que la lumière extérieure et solaire qui baignait précedemment le film. L’image peut donc à nouveau sombrer dans le noir avant qu’Elias ne réapparaisse au moment même où on l’avait quitté. L’autre exemple est sans doute la scène la plus célèbre – en dehors de la fusillade – d’Elephant. Elle se déroule chez Alex. Celui-ci joue La Lettre à Elise de Beethoven. On entend alors frapper. La caméra jusqu’ici fixe (Alex étant filmé de dos) rejoint la fenêtre lançant un superbe panoramique qui permet de découvrir tout l’univers du jeune homme soit un formidable entassement d’objets divers ; après avoir décrit ce premier cercle, la caméra continue à tourner montrant son ami Eric arrivé à la porte de sa chambre puis allant s’installer sur le lit avant de revenir à Alex puis, de nouveau, à Eric qui joue à l’ordinateur. Le plan se termine alors sur un raccord montrant l’écran. Eric joue à un jeu de guerre. La séquence se conclue par un raccord brutal sur Alex qui finit le morceau en faisant deux doigts d’honneur à son piano, la caméra ayant repris sa position initiale. On remarquera donc la virtuosité avec laquelle celle-ci est maniée tout-au-long de la séquence. Le rôle de la musique est également décisif. Celle-ci, qui marie moments de douceur et des envolées nettement plus violentes, est bien à l’image du film et Gus Van Sant l’exploite avec une grande pertinence évitant notamment d’être par trop démonstratif ; ainsi le moment pendant lequel Eric joue à son jeu de guerre ne correspond pas au plus violent de La Lettre à Elise. Tous les éléments de la dramaturgie cinématographique participent donc de la beauté d’Elephant et, au-delà de ces deux exemples, c’est tout le film qui baigne dans cette étrange atmosphère à la fois très souvent apaisée et parfois brutale notamment lors de la tuerie finale que les deux adolescents effectuent de manière minutieuse et dans le plus grand calme.
Alex et Eric (Eric Deulen)
Au-delà de son aspect quasi-documentaire, Elephant est donc bien une grande œuvre de cinéaste soit un pur objet d’art déroutant à bien des égards. On ajoutera que si l’auteur ne juge pas et ne souhaite pas développer de discours, c’est bien toujours lui qui choisit de montrer – ou de ne pas montrer – à son spectateur de sorte que son point de vue est omniprésent. Ainsi apparaissent certaines thématiques comme celle des difficiles relations entre jeunes et adultes. Celle-ci est essentiellement liée à John qui semble prendre en charge son père alcoolique (Timothy Bottoms) mais, de manière diffuse, plusieurs adolescents avouent au cours du film des problèmes avec leurs parents. De même, l’un des enjeux pour tous les personnages est de disposer d’un espace propre qui ne peut – vu les difficultés avec les parents – être que le lycée[8]. Ainsi, Elias, en se passionnant pour la photographie, s’en est-il attribué une partie (le laboratoire de tirage) alors qu’Alex, rejeté par les autres, n’y a pas sa place comme le montre cette scène où il est pris d’un mal de tête alors qu’il se rend au self. En effet, toutes les conversations s’y additionnent – chaque groupe de lycéens ayant la sienne propre qui fusionne dans un grand bourdonnement – et lui ne participe pas de ce grand bruit. On peut donc, si on le souhaite, comprendre son geste comme une volonté de se réapproprier cet espace du lycée. Mais ce n’est là qu’une hypothèse incertaine. Tout cela, en tout cas, participe de l’extrême réussite du film et, dans Last Days et – surtout – Paranoid Park, Gus Van Sant saura réutiliser une formule proche (et néanmoins renouvelée) montrant bien qu’il a donné là naissance (sans préjuger de la suite de sa carrière) à l’une des œuvres les plus passionnantes de la première décennie du XXIe siècle.
John (John Robinson)
[1] Le film ne sortira, en France, qu’en 2004 soit quelques mois après Elephant. Notons que, des quatre films de Gus Van Sant sortis entre 2002 et 2007, s’il est le seul à s’appuyer sur un acteur célèbre (Matt Damon), il est probablement le plus déroutant dans la forme.
[2] En 1999, deux lycéens abattirent lors d’une fusillade treize personnes au lycée de Columbine.
[3] Le film s’inspire du suicide de Kurt Cobain – leader du groupe de rock Nirvana – en 1994.
[4] Chacun des adolescents – ou chaque groupe d’adolescents – est présenté par un carton sur lesquels est inscrit son nom.
[5] Le film joue en permanence de l’opposition entre réel diégétique et réel cinématographique n’étant pas construit, au-delà même des flashbacks, selon une chronologie stricte ce qui permet notamment au réalisateur de proposer différentes scènes sous des angles différents.
[6] On est donc bien loin de Michael Moore…
[7] Il se sert même assez souvent de ralentis.
[8] D’où la volonté de Gus Van Sant à les filmer traversant – y compris les tueurs pendant la fusillade – les couloirs du lycée.
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