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Eyes Wide Shut

26 Septembre 2010 , Rédigé par Antoine Rensonnet Publié dans #Critiques de films anciens

Dernier film de Stanley Kubrick, achevé (?) peu avant son décès. Une œuvre sublime – aux multiples interprétations possibles ; on optera ici pour la classique, de nature marxisante – d’une beauté esthétique incomparable mais très difficile d’accès. L’épitaphe parfaite  pour un génie total donc…

 

 

Affiche dEyes Wide Shut

Affiche d’Eyes Wide Shut

(Stanley Kubrick, 1999)

 

Cette fois, c’est la fin. Avec Eyes Wide Shut (1999), Stanley Kubrick réalise son treizième et dernier opus. Et le désormais vieux cinéaste (il vient de dépasser les soixante-dix ans) boucle la boucle, avant de mourir peu avant la sortie du film, en mettant en scène un projet qui lui est très ancien et lui tient très à cœur. En effet, adapter au cinéma la Traumnovelle d’Arthur Schnitzler – transposée sous une forme contemporaine puisque l’action est déplacée de Vienne dans le New York de la fin du XXe siècle –, Kubrick en parle depuis au moins trente ans[1]. De plus, il aura fallu attendre pas moins de douze ans – alors qu’a priori, il n’a jamais véritablement cessé de travailler – entre Full Metal Jacket (1987), son œuvre précédente, et Eyes Wide Shut alors que le tournage de ce dernier film aura pris un temps record (environ deux ans ; au point que les anecdotes les plus folles sur celui-ci auront eu tout le loisir de circuler). Bref, le (dernier) retour de Stanley Kubrick à la réalisation est un événement[2]. On fera deux remarques liminaires concernant cette sortie. D’une part, Kubrick renoue pour ce film avec un matériau de base extrait de la littérature classique comme c’était le cas pour  Barry Lyndon (1975) – adapté des Mémoires de Barry Lyndon (1843-1844) de William Makepeace Thackeray – qui s’était avéré un relatif échec commercial, chose qu’il avait abandonnée pour ses deux films précédents, Shining (1980) et Full Metal Jacket. D’autre part, il mobilise un couple de stars (alors mariés) dans les rôles principaux. La campagne publicitaire se fera d’ailleurs largement autour de cette association avec notamment ces courts teasers (une trentaine de secondes) – rythmés par l’entraînante chanson de Chris Isaak « Baby did a bad bad thing » – qui affichent successivement les mots suivants : « Cruise » ; « Kidman » ; « A film by Stanley Kubrick » ; « Eyes Wide Shut ». Le film semble ainsi vouloir afficher un fort potentiel commercial que la nouvelle qui lui sert de base ne possède pourtant pas, bien que l’on sache qu’il sera beaucoup question de sexe. Paradoxe (Stanley Kubrick en a le goût…) qui pose d’emblée une question : quid de l’accessibilité au très grand public – que Kubrick a déjà maintes fois rencontré – d’Eyes Wide Shut ? De facto, la réponse est assez simple : le réalisateur se joue, avec un plaisir certain, de son spectateur. Il lui offre tout de suite – dès le générique, en fait – ce pourquoi il est venu c’est-à-dire une Nicole Kidman complètement nue (et magnifiquement surcadrée) et s’ensuivront de nombreuses images de (très) belles femmes en tenue d’Eve, le tout culminant dans une longue, fascinante et quelque peu répugnante scène d’orgie. Et pourtant, avec Eyes Wide Shut, Kubrick propose sans doute – plus encore qu’avec 2001, L’Odyssée de l’espace (1968) – son film le moins immédiatement accessible[3] d’où la nette déception de certains spectateurs lors de sa découverte[4] et la nécessité de nombreuses visions pour commencer à apprécier à sa juste valeur ce qui s’affirme tout de même comme un absolu (mais non pas évident) chef d’œuvre.

 

Alice Harford

Alice Harford (Nicole Kidman)

 

L’interprétation – même si c’est là loin d’être la seule[5] – la plus évidente et la plus séduisante se révèle, comme c’était déjà le cas pour Barry Lyndon, de nature marxisante et ce non pas seulement à cause des deux répliques qui respectivement ouvre (« Chérie, tu n’as pas vu mon portefeuille » par Bill Harford – Tom Cruise) et conclut (« Baiser » par sa femme Alice Harford – Nicole Kidman) le film et semblent annoncer (ce qui sera effectivement le cas) que l’argent et le sexe seront au centre de l’œuvre. Eyes Wide Shut – qui respecte plus ou moins l’ancienne règle des trois unités – montre ainsi la trajectoire d’un héros unique, Bill Harford, au cours de quelques journées (ou plutôt de nuits) d’errance. Au départ, celui-ci, qui se rend, en compagnie de son épouse, à la réception du riche Victor Ziegler (Sydney Pollack), est sûr de sa position sociale. Il est un médecin vivant très aisément (son appartement et son cabinet le démontrent) et, lors de la soirée, il répond, sûr de lui, à une jeune femme, Gayle (Louise Taylor) qui lui affirme que « [les médecins sont rassurants parce qu’ils] ont toujours l’air si bien informés » que, « c’est vrai, ils en savent énormément sur toutes sortes de choses ». Mais, à la suite d’une crise conjugale, ses si belles certitudes s’érodent largement. Commence alors son périple à travers New York (de nombreux plans – parfois seulement de coupe – le montreront dans l’introduction de la quasi-totalité des séquences traversant la ville à pieds ou en taxi). Ses repères sont alors perdus et il ne peut se raccrocher (il ne cessera d’ailleurs de le faire) qu’à deux éléments : son caducée qui lui sert de viatique pour s’introduire dans de nombreux lieux et l’argent qu’il distribue si généreusement (combien de fois l’entendra-t-on dire « Gardez la monnaie » aux chauffeurs de taxis) qu’il finit par démontrer que celui-ci a presque perdu toute valeur réelle pour lui. Ainsi paie-t-il complètement une prostituée, Domino (Vinessa Shaw) avec qui il n’a pourtant pas eu de relation sexuelle et offre-t-il des sommes très importantes pour un dérangement supposé à un curieux louer de costumes, Milich (Rade Serbedzija) et à un chauffeur de taxi (Sam Douglas). Mais il ne s’agit là que de moyens pathétiques pour tenter de reprendre le contrôle d’une situation qui lui échappe et Bill va recevoir une sévère leçon. Il jouit certes d’une position sociale enviable mais n’appartient pas véritablement au monde des puissants. Ainsi son entrée en fraude dans l’orgie évoquée plus haut – dans laquelle il n’aura d’ailleurs non plus pas le loisir (mais en a-t-il vraiment envie ?) de faire l’amour avec l’une des nombreuses et belles jeunes femmes présentes – sera presque immédiatement détectée et il en sera chassé. Ainsi, sa fausse identité (que masque et costume devaient préserver) est-elle découverte comme Barry (Ryan O’Neal) était découvert par le capitaine Potzdorff (Hardy Krüger) lorsqu’il s’était infiltré à travers les lignes prussiennes. Surtout, comme Barry encore, il est – d’ailleurs beaucoup plus rapidement – chassé de la très haute société[6]. Et, dans l’une des séquences qui conclue le film, Victor Ziegler – qui était présent à cette soirée – autour d’une table de billard lui rappelle qu’il n’a rien à faire dans le monde qu’il a alors approché (« Si je te disais les gens que tu as côtoyés, tu n’en dormirais plus de la nuit »). Certes, le ton qu’adopte alors avec lui Ziegler est partiellement cordial et, en aucun cas, Bill n’est chassé après avoir reçu des coups comme ce fut le cas pour son ex-condisciple le pianiste Nick Nightingale (Todd Field) – qui lui avait permis de s’introduire dans ladite soirée. Le propos est pourtant clair : Bill reste, à l’instar de Nick et à l’inverse de Ziegler, un valet et il n’y a pas de moyen d’échapper – ne serait-ce qu’un instant – à sa position sociale[7]. Et, dans la séquence évoquée, Victor Ziegler[8] remet, comme le faisait le marquis de La Chesnaye (Marcel Dalio) à la fin de  La Règle du jeu (Jean Renoir, 1939), les éléments à leur juste place parce qu’il en a le pouvoir et sans avoir aucunement besoin de tout révéler.

 

Bill Harford

Bill Harford (Tom Cruise)

 

L’argent et – surtout – le rang social dominent donc le monde dans Eyes Wide Shut et ce propos est d’autant plus pessimiste que le moralisme et la misanthropie de Stanley Kubrick montrent que celui-ci est bien triste. Car à quoi, in fine, sert cette domination des puissants – peut-être le seul plan parfait qui vraiment fonctionne chez Kubrick ? Pas à grand-chose si ce n’est à organiser des partouzes – certes avec une mise en scène très particulière (en effet, avant de « passer à l’acte », de superbes rites d’inspiration satanique sont nécessaires et officie dans une sorte de messe noire, un prêtre – Leon Vitali[9] – vêtu d’une grande cape rouge) et une organisation quasi-parfaite – avec de belles prostituées droguées qui sont un peu comme toutes ces toiles de maîtres qui ornent les appartements des plus riches. Ainsi, les puissants n’ont guère qu’une volonté très courante de consommation – et, au surplus, ont-ils besoin de procédures particulières pour s’exciter un peu – et toute leur puissance est mise au service de biens pauvres fantasmes. Quant au reste du monde, que vaut-il ? Sans doute pas grand-chose de mieux. Le monde, et c’est ce qui permet à Bill de si souvent sortir son portefeuille, est contaminé par le désir d’une consommation effrénée et tout semble plus ou moins régi par des rapports d’argent. Ainsi, presque tout est à vendre comme le montre bien cette séquence durant laquelle Bill retourne au magasin de costumes et où Milich lui propose très explicitement sa très jeune fille (Leelee Sobieski)[10]. Quant à Helena (Madison Eginton), la fille de sept ans des Harford, ses exercices de mathématiques – qu’elle révise de manière très appliquée avec sa mère – parlent eux aussi d’argent, preuve d’un conditionnement à ce monde effectué dès le plus jeune âge. Celui-ci fonctionne d’ailleurs à merveille car la jeune enfant ne rêve que de consommer comme le montrent ces jouets (un énorme ours en peluche, une Barbie) qu’elle exhibe comme autant d’objets de désir dans la séquence finale située dans un grand magasin. Vision du monde très noire que nous propose donc Stanley Kubrick qu’il faut néanmoins nuancer. Le réalisateur, qui possède une forme d’humanisme bien tempérée, a, comme souvent (c’était déjà le cas pour Alex, incarné par Malcolm McDowell, dans Orange Mécanique en 1971, ce qui posait de sérieux problèmes, et surtout pour Barry dans Barry Lyndon) de la sympathie, voire de l’empathie pour ses personnages. Bill Harford et sa femme ne font pas exception à la règle de même que de nombreux personnages secondaires croisés au cours des pérégrinations de Bill – par exemple, les deux prostituées Domino et Sally (Fay Masterson) – et seuls quelques-uns (le vieux séducteur Sandor Szavost – incarné par Sky Dumont – qui drague Alice lors de la réception chez Ziegler ou Milich) apparaissent réellement antipathiques aux yeux du spectateur. C’est que Kubrick (contrairement à Fritz Lang, par exemple), dans sa misanthropie, ne renvoie pas véritablement société et individus qui la composent dos-à-dos. Si la première est condamnée en bloc, l’humain, lui, peut-être sauvé.

 

La femme mysterieuse et Bill Harford

La « femme mystérieuse » (Abigail Good)

et Bill Harford lors de l’orgie

 

Cela permet d’ailleurs d’introduire l’autre grande série thématique du film, la plus évidente de prime abord, qui tourne autour du couple, du sexe et de l’amour[11]. Là, l’individu peut être pleinement réintroduit comme acteur. Après la séquence d’exposition chez Ziegler qui a montré que Bill – avec Nuala (Stewart Thorndike) et Gayle – comme Alice – avec Sandor Szavost – sont parfaitement familiers des jeux de séduction sans toutefois aller trop loin, le film connaît son élément déclencheur (situé au tournant de la première demi-heure) avec une longue scène de crise conjugale (environ douze minutes) durant laquelle Alice qui a fumé un pétard questionne Bill sur le couple, la fidélité, l’amour et le sexe sans que celui-ci n’arrive véritablement à répondre[12]. Celui-ci semble pourtant garder le contrôle quand sa femme semble, dans son énervement, parfois se comporter comme un pantin désarticulé. Mais en un instant, il le perd. Après avoir dit de manière ferme, « Non, je suis sûre de toi » (à propos de la possibilité qu’aurait sa femme de le tromper), et cru clore ainsi la discussion, il apprend, à son grand désarroi, que sa femme a déjà songé à le tromper avec un officier de marine il y a quelques années de cela lors de vacances à Capecod. A l’issue de cette extraordinaire séquence – l’une des plus importantes et les plus réussies du cinéma de Kubrick –, les personnages sont définitivement humanisés et le tourment de Bill (ou sa perte ; ou sa fuite en avant), plus haut évoqué peut vraiment commencer. Son armure d’assurance vient de subir un coup mortel. On notera alors qu’après cette crise qui l’a déstabilisée, Bill reste donc plutôt porté par les (nombreux) événements sans n’avoir guère de prise sur eux en donnant l’impression de tourner en rond dans New York. Quoi qu’il se passe, il est surtout prisonnier de son obsession ne cessant de voir sa femme faire l’amour avec l’officier de marine (Gary Goba) évoqué plus haut[13]. Et le moment où il finira par parler après s’être écroulé en larmes auprès de sa femme n’est pas montré. En effet, une ellipse temporelle, amenée par un raccord cut extrêmement brutal (presque autant que celui, très célèbre, de 2001, L’Odyssée de l’espace), nous épargne sa « confession » et l’on retrouve le lendemain une Alice aux yeux rougis par les larmes en train de fumer une cigarette tandis que Bill, dans un canapé, a repris sa position figée, synonyme de sa passivité certaine et ne peut qu’une fois de plus se cacher les yeux avec ses mains. Le film se terminera ensuite par un dialogue entre Bill et Alice dans le grand magasin mais, encore une fois, c’est la femme qui surtout parle évoquant une sorte de réconciliation par un nécessaire acte sexuel. Reste que l’énigme du couple et de l’amour restent entières et sont comme laissées en suspens par un Kubrick qui, probablement, n’a pas sur ce point de certitudes bien ancrées. Il se contente donc – mais c’est déjà énorme – de poser des problématiques et de nous laisser avec nombre de questions. Pourquoi au cours de son errance Bill ne trompe-t-il pas Alice ? Pourquoi ne se quittent-ils pas ? Pourquoi le sexe est-il si nécessaire pour acter leur réconciliation ? Autant de questions auquel chacun répondra comme il le souhaitera. Et aussi, quel rôle exact pour l’enfant dans ce couple ? Est-il une convention sociale de plus, un élément de stabilisation, un être qui vraiment lie définitivement Alice et Bill ? On ne le saura pas vraiment. L’amour et l’enfant (Alice est une parfaite mère de famille – même si elle a eu la tentation de tout quitter pour suivre un inconnu[14] – et elle n’est absolument pas ridiculisée en cela ; Bill aussi, on peut du moins largement le supposer, est un excellent père de famille) – bien qu’il soit, dans son désir de consommation, un être humain « comme les autres » avec tout ce que cela implique dans la vision kubrickienne du monde – sont donc presque aussi insondables que le monolithe de 2001, L’Odyssée de l’espace et tout cela fait d’Eyes Wide Shut un film très ouvert qui s’éloigne d’ailleurs largement d’un pessimisme total – sans qu’il soit aucunement ramené vers une morale « conventionnelle » – et apporte donc un peu de cet humanisme qui est également l’une des dimensions constitutives du cinéma kubrickien.

 

Bill demasque lors de lorgie

Bill Harford démasqué lors de l’orgie

(au centre, le prêtre vêtu d’une cape rouge – Leon Vitali)

 

Il n’en reste pas moins que la vision de la société proposée par Stanley Kubrick dans Eyes Wide Shut reste très noire et qu’il nous donne à voir un monde volontiers grotesque. Plusieurs de ses obsessions formelles (le rapport au regard présent jusque dans le titre, la représentation des fantasmes, les masques, le jeu) ou de ses thématiques habituelles sont d’ailleurs présentes dans le film. On remarquera tout particulièrement que deux d’entre elles sont d’ailleurs complètement liées puisque la violence et le langage se rencontrent ici plus que jamais. En effet, la violence est surtout verbale (le passage à tabac de Nick ne sera d’ailleurs pas montré) et les personnages, quand ils n’éprouvent pas – comme c’est très souvent le cas – les pires difficultés à s’exprimer, usent volontiers d’un langage de charretier (ainsi cette réplique de Victor Ziegler à Bill à propos de la femme mystérieuse – Abigail Good – croisée lors de l’orgie : « c’est une pute. Je suis désolé mais il n’y a pas d’autres mots »). Pourtant, si la trivialité est partout présente dans le film, jamais elle ne fusionne mieux qu’ici dans l’œuvre de Kubrick avec l’absolu. Dans ce monde baroque – tous les espaces sont en permanence encombrés d’objets notamment à vocation artistique : tableaux, livres, disques –, tout est sublime et le film constitue sans aucun doute l’un des sommets esthétiques de l’œuvre de Stanley Kubrick avec 2001, L’Odyssée de l’espace et Barry Lyndon. Les images et leur composition parfois très complexe – surcadrages, jeux de miroirs – sont superbes de même que les raccords (cuts, fondus enchaînés, fondus au noir,…) ou les ellipses alors que jamais sans doute, à part peut-être dans Barry Lyndon, Kubrick n’a jamais mieux travaillé ses éclairages que les sources en soient diégétiques (et quelques plans flirtent même avec l’expressionnisme) ou non. Quant à la musique, d’une très grande variété (Chris Isaak donc, Giörgy Ligeti, Duke Ellington, Franz Liszt, Wolfgang Amadeus Mozart,…), elle est utilisée avec une maestria consommée et l’extraordinaire leitmotiv sonore de la Jazz Suite n°2 de Dimitri Chostakovitch (qui notamment ouvre le film et constitue le générique de fin) apporte encore un peu plus de magie. Bref, dans cet univers si glauque, le sublime est partout. Paradoxe absolu que cet artiste de génie que se savait être Stanley Kubrick aime plus que tout à mettre en scène.

 

Alice Harford dormant a cote du masque de Bill

Alice Harford dormant à côté du masque de Bill

 

Arrivé à ce point, si Alice et Bill devaient peut-être « baiser » à l’achèvement de l’œuvre, pour Kubrick, il n’y avait plus qu’une chose à faire : mourir. Ce qu’il fit – avant même peut-être que son film ait connu son montage définitif. Mais, même s’il avait vécu un peu plus longtemps, au vu de ses difficultés toujours plus grandes à réaliser un film, il est évident qu’Eyes Wide Shut eut été son dernier opus[15] ce que Kubrick savait pertinemment. Toujours est-il qu’Eyes Wide Shut constitue une parfaite épitaphe pour un génie et un immense film testamentaire. Même si son opus précédent, Full Metal Jacket, a peut-être mieux encore résumé ses idées sur le L’Homme et la Société, il n’en est pas moins certain qu’Eyes Wide Shut illustre, pour une fois, parfaitement cette idée-phare de la « politique des auteurs » que prônaient les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague : le dernier film d’un grand cinéaste contient tout ou presque de ce qui a précédé dans son œuvre[16]. Mais s’il s’agit bien d’une œuvre-phare qui illumine un peu plus une carrière dont la richesse était déjà incomparable, il faudra encore bien du temps pour faire le tour de ce film. Eyes Wide Shut propose des énigmes, c’est une évidence[17] mais leur décodage ne peut que rester très partiel. Au surplus peut-on même se demander si le film n’est pas juste un rêve ou un conte de Noël et s’interroger sur ce qui c’est réellement passé et sur ce que chacun des personnages sait véritablement et à quel moment[18]. Mais il ouvre surtout la porte à de multiples et fécondes interprétations et demande, pour être pleinement apprécié, à être vu et revu[19]. Comme 2001, L’Odyssée de l’espace, un film pour tous et pour personne en somme.

 

Alice Harford 2

Alice Harford

 

Ran

 

Note de Ran : 5

 

Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1999)

 

Spécial Kubrick


[1] Voir les entretiens avec Stanley Kubrick dans Ciment (Michel), Kubrick, Paris, Calmann-Lévy, 2004.

[2] Redoublé fortuitement par la mort du réalisateur (en mars) avant même la sortie du film (en juillet aux Etats-Unis)…

[3] Mon cher compère nolan nous parlerait-il alors d’« antonionisme » pour reprendre son savoureux néologisme ?

[4] Et j’avoue humblement avoir été très décontenancé lorsque j’ai vu pour la première fois ce film.

[5] On se reportera ainsi à l’analyse, complètement différente et très intéressante, de Michel Chion dans son livre Stanley Kubrick, l’humain, ni plus, ni moins (Paris, Cahiers du cinéma, 2004, pages 448-525).

[6] On remarquera pour continuer cette comparaison que l’entrée de Barry dans la haute société anglaise lui permettait également de participer à des orgies…

[7] Nick a d’ailleurs perdu son rang en quittant ses études de médecine.

[8] Est-ce un hasard d’avoir confié ce rôle à un acteur-réalisateur ? Peut-être, Harvey Keitel avait lui aussi été pressenti ; peut-être pas, on a aussi parlé de Woody Allen…

[9] Même si sous son masque, on ne le voit pas, on retrouve là l’acteur (qui est aussi assistant de Kubrick sur Eyes Wide Shut) qui jouait Lord Bullingdon (adulte) dans Barry Lyndon. C’est-à-dire celui qui était responsable de l’exclusion du héros de la haute société…

[10] On pourra y voir une réminiscence de Lolita (1962).

[11] Même si l’on ne s’éloigne pas tout-à-fait de la perspective précédente : le couple est une institution sociale comme une autre…

[12] Mais vu la portée – et la pertinence – des questions d’Alice, qui vraiment le pourrait ?

[13] On revient cinq fois à ce fantasme de Bill. On remarquera, d’une part, qu’il est chaque fois amené par un léger zoom avant sur le héros qui indique clairement qu’on entre alors dans ses pensées et, d’autre part, que ce fantasme « avance » c’est-à-dire que l’on voit d’abord les préliminaires puis le coït comme si ce cauchemar éveillé ne cessait de progresser et de s’ancrer dans l’esprit de Bill.

[14] Avec quelle véritable force d’ailleurs ?

[15] Inutile donc de spéculer sur les projets qui lui restaient…

[16] La « politique des auteurs » – sur laquelle je ne reviendrai pas ici – avait son intérêt mais certaines de ses limites étaient évidentes. Il est, en effet, assez difficile d’affirmer que Complot de famille (1976), le dernier film d’Alfred Hitchcock est son plus grand chef d’œuvre. Notons, au passage, qu’au début de sa carrière dans les années 1950, Stanley Kubrick et ses films étaient éreintés par les critiques des Cahiers du cinéma

[17] Le film a une certaine dimension policière qui n’est toutefois pas primordiale. Ainsi Bill est-il un temps filé par un homme (Phil Davies) sur ordre de Victor Ziegler. De plus, il propose certaines énigmes notamment sur l’identité des participants (masqués) à l’orgie. Ainsi, la femme mystérieuse qui vient au secours de Bill est-elle incarnée par Abigail Good. Mais Victor Ziegler lui dit qu’il s’agit de Mandy Curran (jouée par Julienne Davies), une femme que Bill a soignée lors de la réception donnée par Ziegler et qu’il retrouve morte au lendemain de l’orgie.

[18] Mais réfléchir à ceci n’apporte sans doute pas grand-chose – tant l’essentiel est ailleurs – si ce n’est, bien sûr, le pur plaisir du jeu intellectuel. Mais encore a-t-on surtout l’impression que c’est Stanley Kubrick qui prend un malin plaisir à se jouer de son spectateur…

[19] Si ce n’est que le plaisir provoqué par l’esthétique du film est, lui, immédiatement évident.

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A
<br /> Merci.<br /> <br /> <br /> Les derniers films de Kubrick sont supérieurs à ses premiers. Néanmoins, ceux-ci valent un peu plus que le coup d'oeil.<br /> <br /> <br /> Je ne sais pas trop ce que cela change d'avoir pris un vrai couple mais, très probablement, quelque chose, ne serait-ce que parce que cela oriente le regard du spectateur.<br />
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L
<br /> Très bien écrit ma foi ! Je suis assez d'accord avec toi pour le 5. Pour ses 6 derniers films d'ailleurs (et je n'ai vu que ceux-là pour l'instant), le mot de pièce maîtresse ou chef d'oeuvre<br /> n'est pas galvaudé.<br /> <br /> <br /> Plus je découvre Kubrick en détail, plus je suis littéralement subjuguée par son oeuvre.<br /> <br /> <br /> Pour en revenir à ce film, le couple Cruise-Kidman fonctionne largement bien je trouve (alors que moi avec Cruise ...). Judicieux de la part de Kubrick de choisir un vrai couple pour amplifier le<br /> ressenti jalousie-désir (car on n'va pas me faire croire qu'ils en font complètement abstraction dans leurs jeux).<br /> <br /> <br /> Lumière, cadre, musique : tout est parfait, tout est envoûtant.<br />
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