Fargo (2)
Fargo ; retour – en deux parties, une nouvelle fois – sur ce chef d’œuvre de l’absurde des frères Coen, véritable mécanique de précision dans laquelle s’affirme toute la vision du monde, acide et pleine d’humour noir mais non pas cynique, des deux auteurs.
Fargo (Joel et Ethan Coen, 1996) – Deuxième partie
La question du genre : une œuvre multiple, véritable mécanique de précision
Marge Gunderson (Frances McDormand)
Se pose dès lors une question : comment qualifier ce Fargo (1996) ? On peut certes, comme cela a été évoqué au début de ce texte, en appeler au film noir puisque certaines des caractéristiques du personnage de Jerry Lundegaard (William H. Macy) renvoient à celui-ci. Pour deux raisons au moins, cette piste n’est pas à négliger. D’une part parce que présenter des personnages obsédés par l’idée de changer de vie et marqués par l’échec offre une résonnance sociale intéressante. D’autre part, parce que l’ensemble de l’œuvre frères Coen baigne dans tout un passé de cinéma que les deux auteurs savent – ils l’ont déjà abondamment prouvé avec Miller’s Crossing (1990) et Barton Fink (1991) – toujours mobiliser à bon escient. Et sans doute, le film noir américain des années 1940-1950 est-il leur principale source d’inspiration ce qui les conduira ultérieurement à signer une comédie pastichant ce genre avec The Big Lebowski (1998) puis à réaliser un superbe hommage direct à celui-ci avec The Barber (2001). Au-delà du seul personnage de Jerry Lundegaard, nombre de situations (chantage, enlèvement, meurtres, enquête policière, argent transporté et changeant de mains) sont topiques du film noir et reviendront toutes dans d’autres films des frères Coen. Fargo est donc directement inspiré par ce genre majeur de l’âge d’or hollywoodien et est, en cela, parfaitement représentatif de l’acte créatif coenien puisque celui-ci ne cesse d’opérer, film après film, une vampirisation du cinéma classique. Mais Fargo n’est certainement pas un film noir et l’on peut aussi le rattacher – pour des raisons strictement esthétiques – à cet autre genre important qu’est le western, la façon dont les frères Coen filment d’immenses surfaces enneigées n’étant pas sans évoquer les paysages désertiques qu’un John Ford, par exemple, magnifiait dans quelques-uns de ses plus grands chefs d’œuvre (notamment La Prisonnière du désert – dont certaines séquences se déroulent dans des lieux enneigés – réalisé en 1956). Au surplus, par ces plans, les frères Coen se replacent dans cette tradition très américaine qui est de montrer la beauté et le gigantisme de l’espace (dont l’un des enjeux est, pour les héros, de le transformer en territoire ; ce qui ne sera pas le cas pour ceux de Fargo, Marge Gunderson – Frances McDormand – exceptée) et de la nature de leur pays. Plus tard, No Country for Old Men (2007) illustrera à nouveau ce classicisme des frères Coen (dont le premier vrai western, True Grit – réalisé en 2010 –, va très prochainement sortir en France).
Wade Gustafson (Harve Presnel)
et Jerry Lundegaard (William H. Macy)
Pourtant, malgré ces quelques éléments rapidement exposés concernant les liens entre le film qui nous intéresse ici et le film noir et le western, la question du genre reste complètement ouverte et l’on ne saurait certainement pas qualifier Fargo d’œuvre « classique » se rattachant à un courant bien déterminé. Fargo échappe, en effet, à toute tentative de classification et la seule chose que l’on puisse affirmer à son propos est qu’il apparaît comme une œuvre purement coenienne au point que l’on pourrait conseiller à quelqu’un qui ne connaîtrait rien de l’univers de nos deux auteurs de la découvrir pour commencer à y pénétrer. Par son scénario extrêmement malin, son découpage finement ciselé et son montage extrêmement précis, le film s’avère être une extraordinaire mécanique de précision qui permet une articulation quasi-parfaite d’influences et de courants les plus divers. Dans ce travail d’orfèvre, la tension et l’humour, soit les deux dimensions constitutives du monde des deux auteurs – révélées respectivement par leurs deux premiers opus, Sang pour Sang (1984) et Arizona Junior (1987) –, sont omniprésentes et se révèlent profondément complémentaires. Ainsi le film est-il, sans jamais sombrer dans le chaos tant la maîtrise des frères Coen est totale, tout et son contraire soit une farce macabre, mordante et ironique, un jeu de massacre gorgé d’humour noir, une comédie déjantée et acide mais aussi une tragédie, un drame et un très tonique film policier… Surtout, il permet de préciser la vision du monde de nos auteurs qui ici flirte délibérément avec l’absurde.
La Weltanschauung coennienne : la voie de l’absurde
Carl Showalter (Steve Buscemi)
Barton Fink, on l’a remarqué dans le texte qui lui était consacré, était le film de l’étrange, Fargo sera l’œuvre des frères Coen dans laquelle, cette fois-ci, l’absurde règnera en maître. Le carton – hilarant – d’introduction l’annonce d’emblée ; citons-le (dans sa traduction française) :
« Ceci est une histoire vraie. Ces événements ont eu lieu dans le Minnesota en 1987. A la demande des survivants, les noms ont été changés. Par respect pour les morts, tout le reste est conforme à la réalité. » |
Il y a certes là un gros mensonge puisque Fargo n’est pas une histoire vraie (une mention dans le générique final le précisera) mais, pour le reste, les frères Coen jouent cartes sur table et exposent, dès avant la première image, ce que sera leur film : une œuvre pleine de morts durant laquelle on rira beaucoup. Avec ce texte, le programme est donc défini et il sera, par la suite, respecté à la lettre. Cela fait donc peut-être de Fargo le film le plus caractéristique de l’univers de nos auteurs puisque rien ne semble plus guère avoir de sens. Ainsi la mort ou le bonheur familial sont-ils renvoyés dos-à-dos puisque Gaear (Peter Stormare) passant son complice Carl (Steve Buscemi) dans une broyeuse pour tenter de faire disparaître son corps ou les « Je t’aime Margie ; Je t’aime Norm (John Carroll Lynch) » échangés par le couple Gunderson provoquent aussi sûrement le rire l’un que l’autre.
Marge et Norm (John Carroll Lynch) Gustafson
Et les frères Coen semblent ne cesser de s’amuser et pouvoir tout se permettre. Ils donnent ainsi à la plupart de leurs personnages des patronymes scandinaves (Lundegaard, Gunderson, Gustafson, Grimsrud, Olsson ; et le nom de jeune fille de Marge est Olsen) – alors que le film n’est pas vraiment placé sous des auspices kierkegaardiennes ou bergmaniennes… Pourquoi ce choix ? Pour rien, si ce n’est parce que c’est plus drôle et que le film se déroule dans des espaces enneigés. Ils se permettent également d’intercaler un intermède complètement inutile du point de vue de l’intrigue avec ce rendez-vous entre Marge et son ancien condisciple Mike Yanagita (Steve Park). Quant aux séquences délirantes – si caractéristiques du cinéma des deux frères et importantes dans le plaisir que le spectateur prend à découvrir chacune de leurs œuvres –, elles sont nombreuses avec, pour n’en citer que deux, l’enlèvement de Jean Lundegaard (Kristin Rudrüd) par Carl et Gaear, celle-ci se cachant dans sa douche avant d’essayer de s’enfuir alors qu’elle est emprisonnée dans le rideau pour finir par s’écrouler, de façon ridicule, dans l’escalier sous le regard impavide de Gaear (ce qui avec la douche et l’escalier évoque doublement le Psychose – 1960 – de Alfred Hitchcock alors que Jean, ainsi affublée, ressemble à un mauvais fantôme de carnaval) ou encore cette scène dans laquelle un Shep Proudfoot (Steve Reevis) hors-de-lui vient fouetter un Carl Showalter nu comme un ver. Bref, la Weltanschauung coenienne est mise en scène, avec brio, dans Fargo. Elle affirme, alors que les morts sont si nombreux, que la vie n’a vraiment aucun sens, le meilleur exemple en étant peut-être fourni par ces centaines de milliers de dollars qu’un Carl blessé (et bientôt tué) enfouit – sans doute à jamais – sous la neige. Aussi, cette vision n’est-elle pas, in fine, si gaie que cela dans ce film pourtant si drôle.
Jean (Kristin Rudrüd) et Jerry Lundegaard
« Enfin, dans Fargo, la vie reprend son cours après les tumultes ; tout rentre dans l’ordre, l’argent est enfoui sous la neige à jamais, presque tout le monde est mort et l’inspecteur Gunderson a quelques mots de réconfort pour son mari, qui n’a pas eu la plus grosse médaille à son concours de timbres » écrivait nolan dans son top des films des frères Coen. Cette juste remarque de mon complice illustre bien toute l’absurdité du monde ici mis en scène par le duo. On ajoutera alors, pour conclure, qu’à vouloir ainsi la révéler, le risque était grand que les frères Coen fassent basculer leur œuvre dans le cynisme ou le grotesque. Il n’en est rien et cela participe évidemment de l’immense réussite du film. Dans le premier cas, cela est largement lié au regard que les auteurs portent sur l’humanité puisqu’ils présentent – on l’a déjà noté et on regrette qu’ils n’aient pas fait de même dans Burn After Reading (2008) – tous leurs personnages avec beaucoup d’indulgence et de sympathie. Pas de cynisme donc, non plus d’ailleurs que de pessimisme car les frères Coen ne sont pas des moralistes – et encore moins des moralisateurs – au point que l’absurdité des personnages et d’un univers sans logique ni morale rend paradoxalement ce dernier tout à fait supportable, voire agréable et rassurant. Quant au grotesque, il est plus qu’évité puisque sublimé grâce au génie artistique des auteurs. En effet, cette intrigue retorse toujours intéresse et la tension demeure présente tout au long de Fargo. Dans No Country for Old Men notamment, peut-être leur plus grand chef d’œuvre, on retrouvera ce dosage complexe entre comique et ambiance oppressante, les deux couches se superposant, à ceci près, qu’à la différence de Fargo, ce sera la seconde qui dominera quand le premier permettra, lui, au spectateur de retrouver, par petites touches, un monde qui lui est familier. Par ailleurs, il y a ces plans superbes, déjà évoqués, de paysages enneigés. Parfaitement hypnotiques, ils permettent qu’émanent un puissant charme et surtout une étrange poésie qui tranchent avec le ton général du film et le font, par instants, toucher au sublime. Aussi Fargo est-il bien un (le ?) chef d’œuvre de l’absurde.
Carl Showalter
Ran
Note de Ran : 5
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