Holy Motors
M. Oscar, être multiple sans unité, est l’acteur absolu qui, sans cesse, joue de nouveaux rôles dans un monde en passe de devenir pur cinéma. Un rêve effrayant et superbe de Leos Carax.
M. Oscar (Denis Lavant) – en vieil homme – et Eva/Jean (Kylie Minogue)
Que n’a-t-on écrit en ces lieux sur les faiblesses du cinéma français ? Sans faire preuve d’originalité, on a même décelé l’une des causes profondes de celle-ci : la place bien trop importante laissée aux acteurs venus faire leur numéro pour assurer le succès d’un film. Or, voilà qu’Holy Motors se charge de remettre en cause nos certitudes les mieux ancrées – ce qui peut, après tout, être l’une des définitions d’un grand film. Un peu plus et il permettrait de supporter l’ensemble des productions passées, présentes et à venir de Jean Becker et Guillaume Canet. On n’en est pas tout à fait là mais l’œuvre de Leos Carax, à l’impeccable mise en scène, repose d’abord sur la gigantesque performance de Denis Lavant. Polymorphe, celui-ci se démultiplie en onze avatars qui, chacun, fournissent une trame pour presque autant de sketchs. Tous sont l’occasion d’un nouvel étonnement, d’une confusion supplémentaire entre le réel et le jeu. On pourrait plus particulièrement en distinguer un ou deux mais c’est leur succession qui offre sa pleine dimension à Holy Motors. Car ce M. Oscar – c’est sous ce nom de célèbre trophée cinématographique que le héros est nommé par Céline (Edith Scob), la femme chargée de le conduire dans Paris – est un acteur, n’est qu’un acteur en perpétuel mouvement se fondant, à chaque instant, dans un nouveau rôle, sans plus posséder d’identité propre. Peut-être a-t-il rêvé, à une époque, d’être ‘‘lui-même’’ ? C’est ce que suggèrent ses retrouvailles, lors d’une trop furtive rencontre (une demi-heure arrachée à son métier-sacerdoce), avec Jean (Kylie Minogue) mais, bien que lassé par sa charge, il y a renoncé. Pourquoi ? Par goût de l’immortalité puisqu’il apparaît sans âge, liane vive et décharnée, ne cessant de mourir et renaître. Pour des émotions fortes, déclenchées sur commande. Pour, en somme, « la beauté du geste », comme il l’avoue à un vieil homme à la tâche de vin (Michel Piccoli) venu l’interroger sur ses motivations. C’est un disciple de Warhol qui semble réussir, à un prix démesuré, à faire de sa vie une œuvre d’art.
M. Oscar – en M. Merde
A travers son héros-monstre, Holy Motors se mue en réflexion sur l’art total. Ou plutôt en rêve cauchemardesque. Evitant la dérive (doit-on le regretter ?) vers l’objet filmique non identifié à la Inland Empire (David Lynch, 2006), se dotant d’une structure narrative ténue mais suffisamment épaisse[1], empreinte d’un certain classicisme bienvenu (dans la façon de filmer Paris notamment), Leos Carax invente un univers dystopique où le cinéma est devenu tout. Plus question de savoir, comme se le demandait Truffaut, s’il est plus important que la vie, il l’a phagocytée pour mieux la remplacer. Les écrans, pourtant, n’ont pas pris possession de la ville et les passants ne sont pas cachés derrière une micro-caméra. Holy Motors n’a pas grand-chose à voir avec le cinéma-vérité ou la téléréalité, son univers n’est pas une extension délirante du nôtre. Au contraire, il retourne puiser aux sources premières du cinéma (d’où l’insertion régulière d’images d’Etienne-Jules Marey) et leur imagine un futur alternatif. Dans lequel les producteurs sont tout-puissants mais insaisissables, les réalisateurs (quelle curieuse idée que celle de Carax !) absents, les caméras invisibles. Les acteurs, eux, poussant les principes du Land Art et de la starification à leurs extrêmes, s’insèrent dans le quotidien, le troublent et, sur ordre, le modèlent, sans qu’il ne soit plus possible de distinguer le factice du vrai, de savoir si certaines séquences créées relèvent de l’excès immoral ou d’une logique absolue. M. Oscar et ses pairs sont des rois, les derniers, mais dépourvus de la moindre parcelle de territoire pour s’ancrer. Entre leurs nombreuses représentations (ou ‘‘rendez-vous’’), ils ne possèdent comme espace vital que d’immenses limousines[2], des faux-semblants emplis de masques. D’ailleurs, celles-ci sont appelées à disparaître car, trop visibles et encore pourvues d’une identité (leurs plaques d’immatriculation), elles sont le signe d’une ultime frontière entre le cinéma et le réel. Tout ne doit être que show, continu et indécelable. Quelle sera l’étape suivante ?
Les limousines
Antoine Rensonnet
Note d’Antoine Rensonnet : 4
Note de nolan : 4
Holy Motors (Leos Carax, 2012)
[1] Disons qu’elle est aussi impressionniste que le jeu de M. Oscar (ou de Denis Lavant) est expressionniste…
[2] Qui, décidément, après Cosmopolis (David Cronenberg, 2012), autre film étrange sur le réel s’effaçant, sont bien l’objet cinématographique de l’année.
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