Impitoyable : Construction et déconstruction de mythes
Dernier western de Clint Eastwood, Impitoyable constitue une pierre de touche dans la carrière de l’acteur-réalisateur. Dans une veine crépusculaire, il remet en cause certains fondements de ce genre si important pour lui et surtout interroge son propre personnage révélant des tendances qu’il ne cessera d’approfondir par la suite.
Un auteur, une œuvre
Impitoyable (Clint Eastwood, 1992) : Construction et déconstruction de mythes
Clint Eastwood (né en 1930)
Impitoyable (1992) marque assurément une étape importante dans la carrière d’acteur et de réalisateur de Clint Eastwood. Le film, succès public et critique considérable[1], impose incontestablement son auteur parmi les grands cinéastes populaires de sa génération et il figure toujours – dans une filmographie qui n’a cessé de richement s’étoffer dans les années 1990 et 2000 – parmi les plus grands chefs d’œuvre de Clint Eastwood. Il s’intègre également au panthéon des westerns majeurs dont son auteur est, après Sam Peckinpah, le dernier des très grands maîtres. C’est d’ailleurs – du moins jusqu’à aujourd’hui – le dernier western tourné et joué par Eastwood. Ce dernier entretient depuis le début d’une très prolifique carrière un rapport particulier avec ce genre. Il s’est ainsi fait connaître du grand public avec la série télévisée Rawhide (1959-1965) dont il était l’un des héros principaux et qui relatait le transport d’un convoi de bétail à travers l’Ouest américain encore sauvage de la fin du XIXe siècle. Ensuite, il lança véritablement sa carrière au cinéma en étant le personnage principal de trois films consécutifs du maître du western-spaghetti, Sergio Leone[2]. Devenu, au début des années 1970, réalisateur – et souvent acteur principal de ses propres films – avec Un frisson dans la nuit (1971), il tourne rapidement un premier western, L’Homme des hautes plaines (1973), qui n’est que son deuxième film. Avant Impitoyable, il en réalisera encore trois autres – Josey Wales, hors-la-loi (1976), Bronco Billy (1980) et Pale Rider (1985) – s’imposant comme l’un des nouveaux géants du genre et même un grand tout court – dans une veine que l’on peut qualifier de « néoclassique » – du cinéma américain. Cependant, si Impitoyable apparaît si important dans la carrière de son auteur, ce n’est pas seulement parce qu’il est la quintessence du western eastwoodien, mais aussi parce qu’il marque un tournant important dans la carrière de ce dernier. En effet, bien qu’étant encore très en forme, Eastwood a dépassé la soixantaine et doit tenir compte de son âge dans les rôles qu’il s’attribue. Surtout, ses idées, sans forcément radicalement changer, s’affinent et se complexifient. Il lui importe ainsi de rompre définitivement avec l’image d’homme réactionnaire – pour ne pas dire plus… – qu’on lui a un temps accolée et de confirmer la reconnaissance critique qu’il commence à acquérir. Toute la seconde moitié de sa carrière sera largement construite autour de cette volonté[3]. La remise en cause à laquelle Clint Eastwood s’astreint, film après film, est d’ailleurs tout-à-fait réelle mais, au-delà de la sincérité de la démarche, il faut noter que celui-ci sait parfaitement jouer de son mythe[4] car il continue parfaitement à le construire tout en – paradoxalement – le déconstruisant. Il fait de même, preuve de la maîtrise qu’il a acquise en ce début des années 1990, avec celui, si important pour les Etats-Unis, du western. C’est donc ce dont témoigne cet extraordinaire Impitoyable.
William Munny (Clint Eastwood)
Le film est ainsi un vrai et pur western donc, fatalement, un hommage à ce genre si codifié. On en retrouve la plus grande partie des figures majeures notamment des personnages, qu’ils soient positifs – William Munny (Clint Eastwood), Ned Logan (Morgan Freeman) – ou non – Little Bill Daggett (Gene Hackman), English Bob (Richard Harris) – possédant ce charisme particulier fait de courage et de jusqu’au-boutisme propre aux héros de l’Ouest. La plupart des scènes classiques du genre sont aussi présentes qu’il s’agisse des bagarres dans les saloons, des fusillades ou des grandes chevauchées dans les immenses paysages américains – magnifiquement mis en images par Eastwood. Le rapport entre légende et réalité ne cesse également, comme dans L’homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1961), d’être interrogé notamment à travers l’étonnant personnage du journaliste[5], W.W. Beauchamp (Saul Rubinek), venu dans l’Ouest pour raconter, de façon romancée, l’exploit de ses héros. Mais, et c’est là que commence la déconstruction, tous ceux-ci apparaissent largement vieillis et usés dans Impitoyable qu’il s’agisse de William Munny, d’English Bob, de Ned Logan ou de Little Bill Daggett. Les deux derniers meurent d’ailleurs au cours du film quand les deux premiers sont, dans des circonstances très différentes, amenés à quitter – sans doute définitivement – l’Ouest. C’est donc un monde à bout de souffle que nous présente le réalisateur et qui est destiné à s’effacer irrémédiablement. Impitoyable s’inscrit largement dans la logique des westerns crépusculaires. Le personnage du « Kid de Schofield » (Jaimz Woolwet) montre d’ailleurs fort bien cela. Jeune, il est venu à la rencontre de William Munny parce qu’il le veut comme partenaire au vu des « exploits » passés de celui-ci. Il est donc plein d’admiration pour la légende qu’incarne celui-ci et aspire à prendre sa relève. Mais sa trajectoire dans le film, sera, en fait, un long parcours initiatique qui l’amènera à tuer pour la première fois et à renoncer immédiatement à la vie nouvelle qui s’offre à lui puisqu’il se rendra rapidement compte de l’horreur de son acte.
Le « Kid de Schofield » (Jaimz Woolwet), Ned Logan (Morgan Freeman) et William Munny
La légende de l’Ouest est donc tout à la fois magnifiée et mise à mal dans Impitoyable. En fait, au-delà de tous les très réussis rôles secondaires, cela se joue essentiellement autour du personnage principal de William Munny qui est donc incarné par Clint Eastwood lui-même. Dès lors, la remise en cause fonctionne – grâce à une très habile mise en abyme – à deux niveaux étroitement liés : le western – donc l’idée que les Etats-Unis se font de leur propre histoire – et l’idée de héros que véhicule Eastwood. Car c’est à une vraie réflexion critique autour de son personnage que se livre le réalisateur. En effet, si ce William Munny est si connu dans l’Ouest, c’est en fonction d’un passé qui, s’il en fait rêver certains, est présenté par Eastwood comme peu glorieux et est honni par le personnage. Dans sa jeunesse, Munny fut ainsi un hors-la-loi se livrant à de nombreux meurtres et tuant notamment femmes et enfants sous l’empire de l’alcool. Mais l’homme affirme avoir changé durant toute la durée du film grâce à son mariage avec Claudia. Il a ainsi renoncé au meurtre, à l’alcool – puis aux femmes après la mort de Claudia – et figure désormais, au début d’Impitoyable, un tranquille père de famille vivant, à l’écart du monde, dans une petite ferme. Il se définit d’ailleurs désormais comme un « honnête citoyen ». Aussi s’il accepte de repartir sur les routes pour tuer deux hommes, c’est, d’une part, parce que ceux-ci ont mérité ce sort – ils ont tailladé, sans être réellement châtiés, une prostituée – et, d’autre part, parce qu’il a un impérieux besoin d’argent[6]. Mais si le changement de Munny semble si réel, c’est aussi parce qu’il apparaît singulièrement vieux[7] presque tout au long du film. Ainsi a-t-il largement perdu de sa précision au tir – il lui faudra de nombreux coups pour tuer le premier homme – et monte-t-il très difficilement à cheval. Il finit même parfois par sembler un peu ridicule et perdu notamment au début du film quand, voulant attraper un porc, il tombe la tête la première dans la boue ou quand, lors de sa première rencontre avec Little Bill, celui-ci l’humilie[8] alors que Munny, malade, est réduit à l’impuissance. Aussi, les offenses qu’il subit et les stigmates qu’il porte parfois peuvent s’interpréter comme des étapes vers la rédemption de William Munny. Ainsi, avec ce personnage, Clint Eastwood est-il loin de représenter un héros absolu puisque Munny considère son passé comme honteux et que son présent – quoique très différent – n’est guère plus glorieux. On peut d’autant plus faire le parallèle avec la carrière de l’acteur-réalisateur que les femmes ont, dans Impitoyable, un rôle décisif et qu’Eastwood, longtemps considéré comme un auteur volontiers misogyne, aborde alors un virage qui l’amènera au bord du féminisme[9]. Au-delà de l’ombre de Claudia, son épouse défunte, qui ne cesse de planer autour du personnage et dont le rappel est censé justifier tous les actes, Clint Eastwood offre de très beaux personnages féminins dans Impitoyable alors que les femmes sont, en général, les sacrifiées du western. Ici, la communauté formée par les prostituées – qui se cotisent pour réparer l’offense faite à une des leurs – est représentée très positivement alors que leur souteneur, Skinny (Anthony James), qui les traite sans la moindre humanité et les considère comme des bêtes, est sans aucun doute l’un des personnages les plus immondes du film. De plus, au-delà de la communauté, Eastwood dégage des individualités et définit des personnalités chez ces prostituées. Ainsi la victime de l’agression, Delilah (Anna Thomson), est-elle pleine de douceur et de tristesse suscitant – notamment chez Munny – la compassion alors qu’Alice (Frances Fisher) apparaît, à bien des égards, comme la chef des prostituées affichant détermination et fermeté.
William Munny
Ned Logan et William Munny
On peut dès lors se demander si cette ultime séquence d’Impitoyable ne remet pas complètement en cause le changement d’un William Munny redevenu un tueur. C’est certes partiellement le cas mais la réponse doit malgré tout être négative car, dans cette séquence, Munny reste un héros positif car il incarne une justice qui punit les méchants (Skinny, Little Bill). Or, on est bien devant une justice arbitraire s’exerçant en dehors de tout contrôle légal. Cela montre que la pensée de Clint Eastwood, si elle connaît donc de sérieuses inflexions, reste sur le point décisif du rapport à la loi fidèle à elle-même. Pour lui, les communautés, si elles veulent se construire, ont certes besoin de règles mais aussi, en certains moments, de héros qui s’en affranchissent ce que des films comme L’Homme des hautes plaines et – surtout – Pale Rider exprimaient déjà avec force. On est certes là devant une pensée que l’on peut qualifier de réactionnaire[12] d’autant que la mise en scène d’autorités complètement pourries à travers le personnage du shérif Little Bill qui, cruel et sanguinaire, n’en incarne pas moins la loi la renforce. La suite de la carrière d’Eastwood notamment ses trois derniers films – L’échange (2008), Gran Torino et Invictus (2009) – montre que le réalisateur conserve toujours de telles idées qui ne sont donc pas incompatibles avec un sincère humanisme. Il faut d’ailleurs également remarquer que cette pensée, qui n’est pas mythologique mais bel et bien politique, déconstruit le mythe de la loi et de l’ordre si cher aux Américains et que le western de l’âge d’or mettait si bien en scène. Dans Impitoyable, on ne passe pas des temps héroïques des pionniers à celui des hommes de loi. En somme, des personnages comme le Ransom Stoddart (James Stewart) de L’Homme qui tua Liberty Valance ne peuvent exister dans le monde que met en scène Clint Eastwood. Le film, s’il rend un véritable hommage au genre, ne se situe donc pas, au niveau intellectuel, dans la perspective classique des westerns.
Little Bill Daggett (Gene Hackman)
On le voit, Impitoyable constitue incontestablement une pierre angulaire dans la très riche œuvre de son auteur dont c’est très probablement l’ultime western. Il s’agit là d’un film extrêmement complexe – et qu’il faut donc savoir apprécier comme tel – qui, pour l’acteur-réalisateur, montre que le temps des remises en cause – ce qui est largement lié à son âge – est désormais venu mais, c’est également pour lui, l’occasion de réaffirmer quelques unes de ses – contestables – certitudes. Tout cela, en tout cas, contribue à faire de ce film un véritable chef d’œuvre, peut-être le plus grand de toute la carrière de Clint Eastwood.
William Munny
Antoine Rensonnet
[1] Il obtiendra notamment les oscars du meilleur film et du réalisateur.
[2] Pour une poignée de dollars (1964), Et pour quelques dollars de plus (1965) et Le Bon, la brute et le truand (1966). Dans les trois films, Clint Eastwood joue un « homme sans nom ».
[3] Les récents Gran Torino et Invictus le démontrent fort bien. Notons que l’évolution de l’image de Clint Eastwood sera largement conforme à ce qu’il souhaitait et qu’il est aujourd’hui à peu près unanimement considéré comme un immense cinéaste doublé d’un auteur humaniste.
[4] Loin de se renier, Clint Eastwood assume d’ailleurs entièrement son propre passé en dédiant son film à ses deux maîtres, Sergio Leone et Don Siegel.
[6] Toutefois Ned Logan fera – justement – remarquer à William Munny qu’il ne se serait pas lancé dans cette aventure si Claudia était encore vivante. Peut-être cette façon de renouer partiellement avec son passé est-elle pour le héros une façon de retarder son évident vieillissement.
[7] Et vieilli par rapport au personnage que portait Clint Eastwood jusque dans Pale Rider.
[8] Little Bill traite ainsi William Munny de « fils de pute », de « menteur » et de « lâche » avant de le forcer à se lever, de lui prendre son arme et de le frapper.
[9] Des films comme Sur la route de Madison (1995), Million Dollar Baby (2004) et L’échange confirmeront largement cette évolution.
[10] Cela doit d’ailleurs être porté au crédit de Clint Eastwood. Woody Allen – dont le personnage n’a pourtant pas grand-chose à voir avec le héros viril que compose Eastwood – aura beaucoup plus de mal à accepter son vieillissement et on le verra encore au début des années 2000, donc à plus de soixante-cinq ans, séduire des jeunes femmes ce qui nuira à des films – par ailleurs très réussis – comme Le Sortilège du scorpion de Jade (2001 ; avec Helen Hunt) ou Hollywood Ending (2002 ; avec Téa Leoni). Il faudra, en fait, attendre Anything Else (2003) et surtout Scoop (2006 ; avec Scarlett Johansson) pour que l’acteur-réalisateur accepte enfin – au moins partiellement – son âge.
[11] On pourrait d’ailleurs y voir une métaphore christique.
[12] Pour ne citer qu’un exemple, Fritz Lang, pourtant toujours fasciné par l’idée du surhomme, ne cessa à partir de M le maudit (1931) de dénoncer cette idée.
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