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L'Avventura

24 Juillet 2011 , Rédigé par Antoine Rensonnet Publié dans #Critiques de films anciens

Puisque notre guerre, lasse, réserve une place éminente au désir, nous nous devions de faire un détour par le plus grand de ses cinéastes. Michelangelo Antonioni, donc. Avec L’Avventura, fatalement. Et Monica Vitti et le regard en majesté.

 

De guerre lasse

 

                « Toute fin n’est pas un but. La fin de la mélodie n’est pas son but : toutefois, si la mélodie n’a pas atteint sa fin, elle n’a pas atteint son but. Un symbole. »
  Friedrich Nietzsche in Opinions et sentences mêlées (1879 ; 204, La fin et le but).

 

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Affiche de L’Avventura (Michelangelo Antonioni, 1960)

 

Fin des années 1950, début des années 1960. Le cinéma change. L’âge d’or hollywoodien s’achève quand commence celui de l’Italie alors que le classicisme cède le pas à la modernité. La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959) peut apparaître comme le sommet du premier quand L’Avventura (Michelangelo Antonioni, 1960) serait le symbole de la seconde. On peut opposer ces deux films parfaits tant ils semblent aux antipodes l’un de l’autre. Ce n’est point faux mais il faut s’empresser d’ajouter deux points. D’une part, et cela n’étonnera point, la réelle novation cinématographique proposée par Michelangelo Antonioni se construit grâce à l’apport de ses prédécesseurs – notamment d’Hitchcock. Pratiquer l’ellipse, insister sur le moment que l’on étire au maximum, jouer des éléments du milieu… Toutes ces idées sont aussi fondamentales dans le cinéma hitchcockien qu’antonionien. Dans le premier cas, elles sont là pour servir ces fameux moments de suspense et trouveront donc leur complet aboutissement dans La Mort aux trousses. L’une des plus fameuses ébauches de ce chef-d’œuvre fut Une femme disparaît (1938). En trois mots, Le titre rappelait très exactement l’intrigue qui servait de prétexte à ce délicieux feuilleton d’espionnage. L’Avventura ne s’ancre certes pas dans ce genre, ni dans aucun genre précis d’ailleurs, mais repose sur le même canevas diégétique – très mince, donc. On le voit, même s’il ne s’agit nullement de jouer du suspense, Antonioni reprend et radicalise des principes développés par Alfred Hitchcock. Aussi l’Italien, en voyage à Hollywood, rendra-t-il dans Zabriskie Point (1970) un hommage appuyé à La Mort aux trousses. D’autre part, bien qu’il surprenne et remette en cause quelques-unes de nos certitudes de spectateur, son cinéma n’en est pas moins aussi facile que celui d’Hitchcock – et même, après analyse, bien moins « dérangeant » que ne le sont des films comme Fenêtre sur cour (1954) ou Vertigo (1958) – puisqu’il ne s’agit, en première lecture, que de se laisser porter par l’irréelle beauté des images. C’est à un complet délassement que nous sommes invités. Autant accepter l’offrande, sans se poser plus de questions, comme aujourd’hui avec les œuvres d’un Jim Jarmusch (Dead Man en 1995, Ghost Dog, la voie du samouraï en 1999, The Limits of control en 2009). Remarquons toutefois que, si l’histoire n’a guère d’importance, le désir est au centre de L’Avventura – de même qu’il est au cœur de Vertigo ou de 2046 (Wong Kar Wai – qui, sur ce « front », nous apparaît comme le meilleur des héritiers contemporains d’Antonioni –, 2004). Car Antonioni, évidemment innovateur dans le traitement formel, fut avant tout le plus grand des cinéastes du désir.

 

             « Il faut donc si peu pour que tout change ? »
  De Claudia (Monica Vitti) à Sandro (Gabriele Ferzetti).

 

LA2

Claudia (Monica Vitti)

 

L’image et le désir, donc. Dans Blow-Up (1966), sorte de curieuse variation sur Fenêtre sur cour, Michelangelo Antonioni s’interrogera sur la valeur objective que l’on peut donner à une image. Avant cela, dans une tétralogie (L’Avventura, donc ; La Nuit en 1961 ; L’Eclipse en 1962 ; Le Désert rouge en 1964) avec son égérie d’alors, Monica Vitti, il aura eu, de manière extrêmement troublante, tout le loisir de démontrer, d’affirmer même, le caractère subjectif que celle-ci peut revêtir. Premier film de cette série, L’Avventura en est incontestablement la pierre angulaire et la matrice, celui où son désir pour son actrice éclate le plus intensément, le plus crûment aussi. Pourtant Claudia (Monica Vitti, donc) ne se donne pas, au départ, comme le centre de l’œuvre. Anna (Lea Massari) semble devoir occuper cette fonction. Elle est belle et, objectivement, Michelangelo Antonioni la filme comme telle. Mais, même s’il la place d’abord en position périphérique, l’auteur laisse son regard s’attarder sur Claudia. Comme s’il ne devait y avoir qu’elle. Antonioni peut admirer d’autres femmes, il ne s’intéresse qu’à Monica Vitti et, presque logiquement, il lui offre le film. Aussi, lorsque mystérieusement, Anna, macguffin et faire-valoir, s’efface, Claudia acquiert la position qui lui revient de droit : la première et l’unique. Que le falot et franchement antipathique Sandro (Gabriele Ferzetti), fiancé d’Anna, devienne alors son amant (infidèle…) ne fait que renforcer un peu plus sa victoire et sa prééminence. Mais, contrairement à Mark (Mark Frechette), égal de Daria (Daria Halprin), dans Zabriskie Point, il ne compte pas vraiment – non plus que les différents événements qui parsèment le semblant d’histoire. Seul importe la beauté de Claudia magnifiée par les éléments. Ceux-ci sont essentiellement naturels d’où cette très longue et splendide séquence sur une île éolienne durant laquelle Claudia cherche Anna. Cette étendue vaste mais escarpée sert d’écrin à la nouvelle héroïne qui semble dominer le vent et la mer. D’ailleurs, toujours, chez Antonioni, le désir, qui, ici, possède une force tellurique et minérale, est sublimé par le cadre – qu’il s’agisse d’une île, d’un désert (Zabriskie Point), d’une ville (L’Eclipse), d’une usine (Le Désert rouge) ou même d’un fantasme de science-fiction (Identification d’une femme en 1982). « Décors » différents mais qui servent le même « propos » : faire entrer en résonance la beauté d’une femme et de ce qui l’entoure. En cela, le geste artistique d’Antonioni – qui peut certes se montrer extraordinaire sans que le désir ne soit la thématique première d’une de ses œuvres (Blow-Up, Profession : reporter en 1975) – atteint sa pleine puissance. Et celle-ci connaît donc son paroxysme dans L’Avventura.

 

            « Pourquoi tout n’est pas plus simple ? »
  De Claudia à Sandro

 

 

 

LA3

Claudia

 

Il faut écarter le pâle Sandro ainsi que les actes, pour certains difficilement compréhensibles, des personnages. Se laisser emporter donc et oublier le problème moral – qui en rebuta certains dont Fritz Lang[1] qu’on connût mieux inspiré – qui, ici, ne se pose guère. Tout tourne donc autour de Monica Vitti et du regard que lui porte Antonioni. Si la première devient la maîtresse de l’image, le second n’en est pas moins celui qui possède la caméra. Par quoi son regard d’artiste amoureux oriente complètement le nôtre. Se pose alors la question de la transposition de celui-ci. Par un processus paradigmatique, fruit d’une lente maturation tout au long du film, Antonioni le remodèle. Car on ne peut pleinement apprécier L’Avventura en objectivant notre regard. Certes, la beauté plastique du film est évidente et ne saurait se discuter. Mais il y a plus. Par quoi réside le charme qui opère et où réside l’envoûtement qui se dégage. Une caméra, donc, comme un regard enregistre et montre ce qui est beau (Anna notamment) ou ce qui ne l’est pas mais elle peut acquérir la fonction subjective du regard et magnifier un corps (et son « possesseur ») – ou un paysage – par l’intérêt, le désir ou l’amour qu’on lui porte. Cela, plus que tout autre, Michelangelo Antonioni sait le faire, plus encore avec Monica Vitti, jamais mieux que dans L’Avventura. Parce que c’est alors qu’il la désire le plus ? Parce que son inspiration connaît son sommet ? Les deux, très probablement car sa muse lui permet d’atteindre à une parfaite conjonction entre désir et génie artistique, l’un et l’autre se transcendant mutuellement. Et le spectateur, invité à observer cette union, est saisi, si lui aussi le (la ?) désire, par un grand frisson d’érotisme. L’ensemble de L’Avventura est donc réservé à la beauté d’une femme mise en lumière par le majestueux regard-caméra d’Antonioni. Monica Vitti impressionne la pellicule et assure son hégémonie absolue sur une œuvre qui s’en va flirter avec l’art abstrait quand bien même des éléments très concrets (un corps, des rochers, la pluie, une place de ville vue d’un beffroi depuis lequel rayonne une somptueuse madone, un couloir traversé en courant…) ne cessent d’y entrer en jeu. L’œuvre est donc toute entière tendue vers son principe de « nécessité interne », conceptualisée par le peintre Wassily Kandinsky[2], comme un film d’Hitchcock (ou de Lang…) – mais de manière bien différente et, effectivement, résolument novatrice tant le cinéma ne s’était jamais présenté si éthéré et d’une sensualité si extrême que dans L’Avventura. En outre, sa magie ne s’impose totalement que si l’on s’identifie, non aux personnages et à l’héroïne en particulier, mais bien au réalisateur lui-même. Indispensable de déplacement de point de vue[3] qui ne manque pas d’augmenter le trouble ressenti – et peut expliquer l’impression, fausse, de complexité que laisse à certains le film. Toujours est-il que, dans cette explosion géniale de désir incandescent, le Beau et le Vrai coïncident. Et, dans son irradiant éloge de la Beauté, Michelangelo Antonioni rend sa pleine souveraineté au regard – au sien, au nôtre.

 

LA4

Claudia

 

            

« Aucun express ne m'emmènera
Vers la félicité
Aucun tacot n'y accostera
Aucun Concorde n'aura ton envergure
Aucun navire n'y va
Sinon toi

(…)


J'ai longé ton corps
Epousé ses méandres
Je me suis emporté
Transporté
Par-delà les abysses
Par-dessus les vergers
Délaissant les grands axes
J'ai pris la contre-allée
Je me suis emporté
Transporté »

  Extrait d’Aucun express écrit par Alain Bashung et Jean Fauque, chanson interprétée par Alain Bashung (sur l’album Fantaisie militaire, 1998).

 

Antoine Rensonnet

 

Note d’Antoine Rensonnet : 5

 

L’Avventura (Michelangelo Antonioni, 1960)

 

[1] Dans son Dictionnaire – voir Fritz Lang, Trois lumières (textes réunis par Alfred Eibel), Paris, Ramsay Poche Cinéma, 2007 ; pages 238-246 –, le réalisateur germanique écrit ceci : « J’ai vu L’Avventura et je ne l’ai pas aimé. Premièrement, je me suis ennuyé. Deuxièmement, pourquoi fallait-il faire ce film ? On me dit qu’il veut montrer que la morale est morte. Cela, nous le savons. Il n’y a aucune raison de le montrer. »

[2] Dans son ouvrage théorique Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1911). La « nécessité interne » repose, selon Kandinsky, sur trois éléments : ce qui est propre à l’artiste, ce qui est propre à l’époque, ce qui est propre à l’art. Pour le peintre, toute œuvre d’art se doit d’obéir à cette « nécessité interne ». Si nous ne contestons nullement une telle idée – qui ne s’oppose aucunement à nos concepts de « nécessité éthique » et de « nécessité esthétique » (développés notamment dans notre texte sur Aryan Papers, projet avorté de Stanley Kubrick) –, puisque nous n’envisageons une œuvre d’art que comme fermée sur elle-même et figée dans sa quête de perfection, nous apporterons cependant deux remarques. L’œuvre étant interface entre son auteur et le spectateur (qui n’a nul besoin d’être artiste), ce dernier se devra également d’« apporter » ce qui lui est propre et ce qui est propre à son époque alors que l’intemporalité de l’art lui permettra (en théorie…) de recevoir une œuvre qui est très éloignée de lui… Par ailleurs, le dosage entre les trois composantes, toutes indispensables, relevées par Kandinsky varie selon les œuvres. Si comme nous le précisions, en d’autres termes, à propos de Still Life (Jia Zhang-Ke, 2006), la deuxième peut tenir une place décisive (qui ne saurait se suffire à elle-même), il ne nous semble pas qu’elle soit primordiale dans L’Avventura. Bien qu’il s’agisse là d’un exemple de « cinéma moderne ». Peut-être en est-ce d’ailleurs l’une des raisons. Et sans doute cela explique-t-il que l’on ait jugé ce film immoral.

[3] Le problème est d’importance et constitue la principale « difficulté » (et « innovation ») de L’Avventura pour un spectateur qui est habitué à non pas seulement regarder mais à se glisser dans la peau des personnages (songeons, une fois de plus, à La Mort aux trousses). Dans ce film monocentré, aucune identification ne nous semble possible à Claudia (ne parlons même pas de Sandro ; quant à ceux qui auraient voulu se fier aux apparences et lire l’œuvre à partir d’Anna, on comprend aisément qu’ils aient laissé filé le film…). Le spectateur doit donc se faire – à tout le moins partiellement – double du réalisateur.

Mais cela a, forcément, ses limites. On peut notamment se demander si un spectateur qui ne désirerait pas les femmes peut pleinement apprécier ce film. Ne pouvant nous fier qu’à nos propres sensations, nous ne saurions avancer de réponse certaine. Notons toutefois que notre hétérosexualité masculine ne constitue nullement un obstacle devant un film comme Tabou (1931) qui repose largement sur l’évident désir que Friedrich Wilhelm Murnau porte à son interprète principal (Matahi). On peut donc penser (espérer ?) que le principe de transposition du désir au cœur de L’Avventura peut être ressenti par tous. Mais toute œuvre est interface et constitue une rencontre entre les subjectivités respectives de l’auteur et du spectateur – qui doivent, pour que le second soit résolument charmé, coïncider à un niveau ou à un autre (qui, ici, nous apparaît donc prioritairement comme celui du désir).

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