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L'Impossible monsieur Bébé : L’art de la comédie

8 Janvier 2010 , Rédigé par Ran Publié dans #Un auteur, une œuvre

Un genre mineur destiné à drainer un large public, la comédie ? Les palmarès cinéphiles – dont les nôtres – le laissent supposer. Mais les exceptions à ce schéma trop simple sont nombreuses et la meilleure est cet Impossible monsieur Bébé qui, par son rythme effréné et ses personnages loufoques, s’impose comme un pur chef d’œuvre.

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L’impossible monsieur Bébé (Howard Hawks, 1938) : L’art de la comédie

 

  Howard Hawks

Howard Hawks (1896-1977)

 

Une comédie doit-elle absolument être condamnée à n’être considérée que comme un film mineur ? Pour être brutale, la question ne peut manquer d’être posée dans de tels termes. En effet, à bien considérer les différentes listes des chefs d’œuvre du septième art – et dans lesquels, invariablement, Citizen Kane (Orson Welles, 1941), Cuirassé Potemkine (Sergueï Mikhailovitch Eisenstein, 1925), M le maudit (Fritz Lang, 1931), L’Aurore (Friedrich Wilhelm Murnau, 1927) ou Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958) reviennent aux premières places –, aucune comédie n’apparaît jamais dans les premiers rangs. Notre blog[1] même n’a jamais, en quelques mois d’existence, offert ses meilleures notes aux films récents qui étaient des comédies et je n’ai jamais  – avant celui-ci – publié un texte qui honorait un film comique[2]. Il est vrai que Friedrich Nietzsche n’a pas tort quand il écrit, dans Humain, trop humain, qu’il est plus rare d’être ému que de rire. Bref, le débat existe autour de ce genre, boudé par la critique, qui – avec les films d’action – est pourtant le plus gros vecteur de spectateurs dans les salles obscures[3]. En fait, il semble que pour accéder au rang de chef d’œuvre une comédie doive – à l’image de nombreux films de Charlie Chaplin ou du Jeux dangereux (1942) d’Ernst Lubitsch – proposer, au-delà des éléments prêtant à rire, un discours de fond, par exemple politique ou moral. Par ailleurs, un film peut tout-à-fait être considéré comme majeur lorsqu’il adopte un ton léger mais qu’il n’est pas directement une comédie. La carrière d’Alfred Hitchcock – l’un des réalisateurs les plus drôles qui soit – montre bien cela. Ainsi, Fenêtre sur cour (1954) et La mort aux trousses (1959), tous deux plein d’humour, appartiennent sans conteste à ses chefs d’œuvres mais ses deux seules comédies – Joies matrimoniales (1941), Mais qui a tué Harry ? (1956) – sont considérés comme relativement faibles[4] dans son œuvre.

 

Susan et DavidDavid Huxley (Cary Grant) et Susan Vance (Katharine Hepburn)


Mais une plongée plus profonde dans cet âge d’or hollywoodien permet de relativiser ce propos liminaire. Il apparaît ainsi que la comédie figure parmi les genres – avec le western, la comédie musicale, le film d’aventures, le film noir – que les studios hollywoodiens privilégient. Cela tient certes – on l’a vu plus haut – à des raisons commerciales car le public potentiel est nombreux. Mais de nombreux grands noms du cinéma ont fait de la comédie leur genre – ou l’un de leurs genres – de prédilection à l’image d’Ernst Lubitsch, Frank Capra, George Cukor puis, plus tard, de Billy Wilder[5] et Blake Edwards. Néanmoins, à mon sens, le chef d’œuvre de la comédie américaine est bien L’impossible monsieur Bébé (1938) d’Howard Hawks. Ce réalisateur – qui figurait parmi les favoris de la jeune garde des Cahiers du cinéma dans les années 1950 – n’est pourtant pas un pur spécialiste du genre s’étant également illustré avec brio dans le film de gangsters (Scarface, 1933), dans le film noir (Le grand sommeil, 1946) ou le western (Rio Bravo, 1959). Mais, osons le dire, L’impossible Monsieur Bébé est le film le plus important de cet auteur majeur, la plus réussie de toutes les comédies américaines et – même – un chef d’œuvre (tout court) du cinéma sans pour autant n’être autre chose qu’une pure comédie[6].

 

David HuxleyDavid Huxley


Dans ce film, en effet, tout semble s’enchaîner à la perfection. Cela tient en grande partie au rythme extrêmement soutenu imprimé par Howard Hawks. En fait, le film est une suite quasi-ininterrompue de gags durant laquelle le spectateur ne peut guère reprendre son souffle. Tous les effets comiques – y compris les plus éculés – sont ainsi utilisés avec une rare maîtrise. Les chutes et autres glissades sont innombrables notamment celles des deux personnages principaux, David Huxley (Cary Grant) et Susan Vance (Katharine Hepburn) mais le réalisateur joue aussi du travestissement de son héros[7] que l’on verra successivement habillé en scientifique (il est paléontologue de profession), en golfeur, en smoking déchiré, en peignoir féminin, dans une – ridicule – tenue de jockey bien trop petite pour lui avant qu’il ne retrouve dans la dernière partie du film une tenue normale. Mais les gags ne sont pas que visuels et le dialogue – écrit notamment par Robert McGowan et Gertrude Purcell – est pour beaucoup dans la réussite du film. Citons quelques exemples, parmi les plus caractéristiques : après un combat avec des poules et le léopard Bébé, David fait remarquer à Susan qui lui explique qu’il aurait du partir en courant : « Un homme en train de se battre avec un léopard dans une basse-cour est mal placé pour  courir ! » ; lorsque Susan parle à sa tante Elisabeth Carleton Random (May Robson) de sa volonté d’épouser David – qu’elle a présenté comme un fou dépressif –, celle-ci lui répond le plus sérieusement du monde : « il y a eu assez de fous dans la famille » ; ou encore cette phrase répétée par différents protagonistes – et qui par son nonsense pourrait résumer le film – : « Il n’y a pas de léopard dans le Connecticut ». Ces quelques exemples – parmi tant d’autres – montrent bien la qualité des dialogues de L’impossible monsieur Bébé et comment ceux-ci servent en permanence le comique du film. Le point culminant de ces effets liés aux dialogues est atteint lors de la scène située au poste de police de Westlake lorsque les héros sont tous réunis. Mais le talent de mise en scène de Hawks joue également un rôle déterminant. D’une part, il sait mettre en scène chacun des gags. Ainsi use-t-il, par exemple, avec bonheur de l’ellipse – donc des ressources offertes par le montage. Le gag de la bataille entre David, les poules et les léopards n’est si efficace que parce que Hawks a, dans un premier temps, montré l’accident entre la voiture de Susan et David et le camion plein de volailles avant de couper. On retrouve ensuite les deux héros – David étant alors recouvert de plumes – ayant repris la route et ce n’est qu’à cet instant que David prononce la phrase citée plus haut qui pousse le spectateur à imaginer la scène. D’autre part, Howard Hawks sait  articuler les gags entre eux pour donner une cohérence à son œuvre. Il s’appuie pour cela sur un scénario – signé Dudley Nichols et Hagar Wilde – extrêmement brillant qui utilise tous les éléments à l’inverse du célèbre macguffin hitchcockien. En effet, chacun n’est jamais un simple biais narratif et finit par servir directement l’intrigue. C’est ainsi le cas du léopard, bien sûr, qui est un vrai personnage mais aussi de l’os de brontosaure que David cherchera pendant tout le film ou presque – celui-ci ayant été caché dans la propriété de la tante par le chien de celle-ci, George – ou du million de dollars que se disputent – sans vraiment le savoir – David et Susan. Même le cirque – dont la présence est annoncée très tôt dans le film[8] – finira par avoir un rôle décisif en faisant intervenir un second léopard qui sera source de nouveaux quiproquos[9] et, donc, de nouveaux gags. Le film est donc marqué par un rythme toujours extrêmement soutenu[10] – presque névrotique – qui atteindra son paroxysme lors de l’avant-dernière séquence dans la prison de Westlake lors de laquelle toutes les situations (et tous les malentendus) explosent pour trouver leur résolution.

 

David, Susan, tante Elisabeth et GeorgeDavid Huxley, Susan Vance, Elisabeth Carleton Random (May Robson)

et le chien George

 

On l’a dit, dans cette fameuse séquence, tous les personnages sont réunis. Et ceux-ci sont également pour beaucoup dans la réussite de L’impossible Monsieur Bébé. Le film tourne principalement autour de ses deux héros. Si David est le premier à apparaître à l’écran, c’est bel et bien Susan qui mène la danse du film. On découvre celle-ci dans la séquence située au golf qui donne l’occasion des deux premiers quiproquos du film – le premier autour de la balle de golf, le second à propos des voitures de David et Susan. Véritable miss catastrophe, Susan semble à la fois fantaisiste et sûre d’elle. Immédiatement amoureuse de David, elle fait en sorte de multiplier les situations qui la rapprocheront de celui-ci. Cela donne lieu à de nombreux désastres – surtout pour David – et donc de nouveaux effets comiques. Mais, c’est bien elle qui écrit – ou s’empare – du scénario[11] de L’impossible monsieur Bébé dévoilant un caractère manipulateur qui jamais ne se dément. Bref, si le personnage de Susan Vance ne fait pas beaucoup pour démentir la réputation misogyne de Howard Hawks, le film de celui-ci n’a, en revanche, rien de phallocratique. David, en effet, apparaît comme une victime – plus ou moins consentante – du plan de Susan. Celle-ci se chargera de révéler la fantaisie qui est en lui qui se pensait comme « un homme responsable et sérieux ». En fait, il est surtout incroyablement distrait et semble en permanence obsédé par des problèmes secondaires comme cette clavicule intercostale de brontosaure qu’il cherche pendant tout le film ou presque. Ainsi, absorbé par ses travaux scientifiques et quelque peu en dehors du monde réel, il devra bien reconnaître – lors de l’ultime séquence – qu’il vient de passer, avec Susan, la meilleure journée de sa vie – et ce bien qu’il a passé son temps à maugréer. Quant à l’acteur, Cary Grant, il trouve avec ce personnage de David Huxley, l’un de ses meilleurs rôles comiques passant le film à faire le clown – registre qu’il affectionne – notamment, on l’a dit, en multipliant les tenues les plus grotesques. Les personnages secondaires sont, eux aussi, haut en couleurs. Tous apparaissent comme plus ou moins fous – à l’exception peut-être de l’homme de loi, Alexandre Peabody[12] (George Irving) et de la femme du jardinier, madame Gogarty (Leona Roberts). Pour le reste, la folie des personnages apparaît plus ou moins rapidement. C’est le cas d’Alice Swallow (Virginia Walker), fiancée de David et froide comme un glaçon qui, dès la première séquence, lui refuse un baiser et entend placer leur mariage sous le signe du travail. Le psychiatre, Fritz Lehmann (Fritz Feld), que l’on voit dès la séquence située au restaurant, montre à la fin du film son incompétence croyant avoir aidé au démantèlement d’un grand réseau de cambrioleurs. Dans cette absurde idée, il est – brillamment – secondé par le shérif de Westlake (Walter Catlett) qui, dès sa première apparition dans le film[13], s’est fait berné par Susan et ne cessera par la suite de se montrer particulièrement stupide lors de chacune de ses interventions. La tante Elisabeth peut, elle, un temps, sembler saine d’esprit mais sa volonté de posséder un léopard et son grand intérêt pour les cris d’animaux montre bien qu’elle possède elle-même une certaine touche de folie sympathique. Quant à son grand ami, le major Horace Applegate (Charlie Ruggles), il est également très chargé par Howard Hawks, qui en fait un délirant chasseur d’animaux sauvages, spécialiste du cri des bêtes, un peu prétentieux et vaguement couard et ayant – pour couronner le tout – des difficultés d’élocution… Enfin, le jardinier alcoolique, Gogarty (Barry Fitzgerald), un brin affabulateur et accro à la bouteille est, lui aussi, source de multiples gags composant un bien curieux équivalent du chœur antique quand il affirme – à juste titre – qu’il travaille dans « une maison de fous ». On sait que Howard Hawks regrettera d’avoir rendu à ce point ces personnages loufoques et attribuera l’échec public initial de L’impossible monsieur Bébé à l’absence de personnage vraiment normal[14]. Mais le temps s’est chargé de rendre justice à son œuvre et je trouve, au contraire, ce monde composé de fous extrêmement rassurant[15] d’autant que le cinéaste traite ses personnages certes avec distance mais toutefois sans véritable mépris. L’inventaire de ceux-ci serait d’ailleurs absolument incomplet si l’on ne citait pas, à nouveau, le rôle décisif tenu par les animaux c’est-à-dire le léopard Bébé – qui aime la chanson I can’t give you anything but Love – et le chien George qui participent largement de la réussite de L’impossible monsieur Bébé. On remarquera que la gestion des personnages et de leurs apparitions par Howard Hawks est particulièrement brillante. Ainsi, les fait-il apparaître progressivement[16] pour redonner du rythme à son film. De plus, il alterne les moments qui ne sont réservés qu’à David et Susan – car le film est aussi l’histoire de la naissance de leur amour – comme lors de cette longue séquence de chasse au milieu de la nuit et ceux où d’autres personnages sont présents apportant des formes d’humour différentes jusqu’à donc cette avant-dernière séquence au commissariat lors de laquelle tous sont réunis. Cette articulation est particulièrement fine et permet, encore une fois, de préserver le rythme effréné de L’impossible Monsieur Bébé[17].


La séquenceDavid Huxley, Susan Vance, l’agent Elmer (John Kelly),

le shérif de Westlake (Walter Catlett) et le psychiatre Fritz Lehmann (Fritz Feld)

lors de la séquence située dans le poste de police

 

Ainsi le genre de la comédie peut donc bien secréter de purs chefs d’œuvre et L’impossible monsieur Bébé est sans doute la plus grande de toutes les comédies américaines de l’âge d’or hollywoodien. Ce film mérite sans conteste de s’intégrer aux listes des meilleurs films de l’histoire du cinéma. Mais bien d’autres comédies sont également de très grands films dont il n’y a pas forcément grand-chose d’autre à tirer que le pur plaisir qui nous saisit à chacune des visions. Dans le cas du film de Hawks, celui-ci est total. Cela mérite d’être remarqué. Car comme le dit David, en conclusion du film alors que lui et Susan viennent de s’avouer leurs sentiments réciproques et que le squelette du brontosaure s’est écroulé – à cause d’une nouvelle maladresse de Susan – : « Oh et puis il n’y a rien à faire… ». Cela tiendra lieu de happy end et le spectateur ne pourra que souscrire à ces propos pour qualifier le bonheur qui l’a saisi à la vision de L’impossible monsieur Bébé.

Susan et David 2David Huxley et Susan Vance

Ran

 


[1] Qui n’a d’ailleurs jamais eu de vocation à remettre en cause les bases de l’analyse filmique.

[2] A l’exception de ceux sur Burn after reading (Joel Coen, 2008) et Zelig (Woody Allen, 1983) mais je ne m’intéressais pas strictement à ces deux films sous l’angle de la comédie.

[3] Il a récemment été reposé après la quasi-absence de nominations aux derniers césars de l’énorme succès populaire Bienvenue chez les ch’tis (Dany Boon, 2008). L’incroyable médiocrité du film permettait toutefois de le trancher assez vite…

[4] A juste titre.

[5] Ce que, dans son cas, je ne peux d’ailleurs m’empêcher de regretter ; voir mon texte sur Assurance sur la mort (1944).

[6] En ce sens que L’impossible Monsieur Bébé n’a pas d’autre volonté que de faire rire.

[7] Katharine Hepburn multipliera, elle aussi, les tenues. Mais, à l’exception d’une robe de soirée déchirée, celles-ci ont surtout vocation à mettre en valeur son corps de mannequin.

[8] Sans que le spectateur n’y fasse alors guère attention…

[9] Le film en regorge.

[10] Pourtant, la première moitié du film est marquée par de fréquents changements de lieu (le laboratoire de David, le golf, le restaurant Plaza, l’appartement de Susan, la ville de Westlake) des héros avant que ceux-ci ne se fixent (avant deux dernières séquences situées respectivement dans la prison de Westlake et – retour au point de départ – dans le laboratoire de David) dans la propriété de la tante de Susan. Le rythme ne baisse toutefois pas ce qui montre, encore une fois, combien Hawks maîtrise celui-ci.

[11] Ce qui, au vu du caractère du personnage, explique le côté désordonné et néanmoins implacable de celui-ci.

[12] Qui, lors de la séquence au commissariat de Westlake, apparaîtra comme un véritable deus ex machina permettant la résolution de l’intrigue.

[13] Lors de la première venue de David et Susan à Westlake.

[14] Même l’agent de police Elmer (John Kelly) – personnage pourtant vraiment secondaire – fera rire par son orthographe désastreuse.

[15] Pour la même raison, je suis tout-à-fait à l’aise dans les univers que les frères Coen composent aujourd’hui.

[16] Ainsi la tante n’apparaît qu’au bout de quarante minutes quand le major n’entre en scène que dix minutes plus tard.

[17] Un cinéaste – pourtant brillant – comme Emir Kusturica ne saura jamais faire cela. Pour donner du rythme, il lui faut toujours introduire de nouveaux personnages jusqu’à arriver à une forme d’overdose. Ainsi, Chat noir, chat blanc (1998) est réussi car il ne cesse d’avancer vers toujours plus de rythme quand La vie est un miracle (2004) est un échec car, parti sur un rythme extrêmement rapide, il se recentre progressivement sur ses deux héros ce qui ne convient pas au réalisateur.

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