L’opposition : Take Shelter
On aurait tendance à l'oublier mais Bribes et Fragments, c'est aussi la rubrique Service Après Vente de De son coeur. A la suite de la note parue en janvier, on fait marcher la garantie sur ce qui est un des films de l'année... Trouver les clés de l'envoûtement nicholsien. En attendant le prochain, dans 6 mois. nolan
Bribes et fragments
Take Shelter (2011)
L’opposition : Take Shelter – Qu’est-ce, se demandait, à la sortie du film, l’excellent nolan, qui rend Take Shelter si envoûtant ? Certes pas la postsynchronisation. Michael Shannon se tenant presque toujours de trois quarts et tête baissée, elle s’avère extrêmementdélicate et parfois difficile à supporter. On admettra cependant, en faisant l’effort de surpasser cette gêne épisodique, que l’opus de Jeff Nichols est l’une des œuvres les plus marquantes de ces derniers mois. Plus que de la métaphore filée sur l’inaccessible sécurité dont rêve l’Amérique, la menace qui l’entoure et la déraisonnable peur qui la paralyse, le charme naît d’un subtil équilibre quand tout le film affirme, très justement, qu’il est impossible de le tenir. Curtis LaForche, avec amour, sagesse et sans trop se poser de questions, a ordonné sa vie. Il y a bien le handicap de sa fille Hannah (Tova Stewart) mais il contribue à offrir au héros un but. Tableau idéal comme ne manque de le souligner son collègue Dewart (Shea Whigham). Jusqu’à cette agression dont Curtis est victime. Elle est double. Fantasmée ou réelle, la tempête vient de l’extérieur qui, par divers moyens (l’argent, le système d’assurance sociale…), accroît sa pression. Qu’ils soient ceux d’un fou ou d’un prescient, ses rêves, eux, jaillissent, peut-être inconsciemment, du plus profond de lui-même. Au reste du monde et à lui-même, à cette dichotomie qui nous crée et nous broie, Curtis avait cru échapper, imaginant pouvoir la reléguer, à jamais, dans l’ombre. Grâce à la famille, ce moyen terme décidément trop commode pour accorder la distance entre soi et les autres.
Pour la préserver de l’explosion et/ou de l’implosion, Curtis se battra sans relâche. Take Shelter pourra alors se déployer sur les motifs, clairement antagonistes, de la tempête et de la folie et proposer une série d’oppositions. Qui se fait convergente, chacune de ses parties risquant d’abîmer un noyau familial sacralisé(1). Déjà prisonnier de sa normalité (qui conditionne tous ses moyens d’action avec, pour lutter, le recours aux médicaments et au psychiatre ou au banquier, àDewart, aux machines-outils, aux masques à gaz et, bien sûr, à l’abri anti-tempête), Curtis doit répondre à des injonctions contradictoires et invincibles. Féroces, elles lui imposent de céder à sa paranoïa et de se laisser convaincre de sa schizophrénie. Il peut d’autant moins les repousser que toutes, bien que destructrices, font directement écho à son implacable volonté de protéger. Aussi n’a-t-il d’autre choix que de rigoureusement obéir aux ordres extralucides de ses songes et à ceux, si sages, de la société. Suivant, pour tenter de concilier ce qui ne peut l’être, un mouvement globalisant et désordonné, Curtis va jusqu’à l’épuisement. Et s’effondre en ne cessant de prendre soin, assume son don en le repoussant, ment aux siens en étant plus franc que quiconque, renonce à toutes ses valeurs en s’y accrochant désespérément, est l’incarnation-même de l’égoïsme et de l’altruisme…
Take Shelter, dont la forme croise brillamment le grain intimiste du cinéma indépendant et les obsessions spectaculaires de l’horreur grand public, se développe sur un fil ténu. Surtout, le principe d’opposition le soutenant culmine avec les deux fins. La première, après un long passage par l’abri, dévoile un ciel dégagé. Elle promet à Curtis un rétablissement progressif et décevrait presque par sa trop grande simplicité. Mais elle n’était là que pour cacher la seconde. Celle-ci rend au film sa complexité. La lisse perspective s’éloigne heureusement avec le retour de la tempête. La peur a, en outre, été transmise à Hannah, qui révèle à l’occasion des talents de médium délirant similaires à ceux de son père, et Samantha (Jessica Chastain), alors que les LaForche sont désormais bien loin de leur abri. Endogène ou exogène (l’aimantation entre ces deux pôles est renforcée jusqu’à l’ultime instant), la destruction ne sera pas évitée et toutes les tentatives de protection, celles de Samantha comprises, demeureront vaines. Néanmoins, c’est une note d’espoir, évidemment paradoxale, qui pointe. Elle réside peut-être dans l’assomption, familiale, du fantastique. Le chemin y menant était ardu mais, en gardant ce à quoi il tenait, Curtis l’a finalement emprunté. Take Shelter également. Le drame-cauchemar peut alors s’achever puisqu’il parviendra, au-delà de son terme, à conserver son équilibre précaire.
Antoine Rensonnet
(1) Par conviction ou prudence, Jeff Nichols ne remet pas en cause cette valeur apparemment suprême. Il y songe néanmoins puisque Curtis, dans ses rêves, voit en sa femme un danger. Mais, contre toute logique interne, le héros parvient à rapidement se débarrasser cette pensée ce qui rend criant le refus d’obstacle du réalisateur.
Par ailleurs, la résolution amoureuse – ‘‘admirable’’ – de Samantha pourrait indiquer qu’elle partage, dès le départ, la (vraie) folie de son mari.
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