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La mort aux trousses : un film-palimpseste

5 Novembre 2009 , Rédigé par Antoine Rensonnet Publié dans #Un auteur, une œuvre

Après avoir signé son chef d’œuvre avec Vertigo, Alfred Hitchcock revient au film de divertissement avec La mort aux trousses et signe l’œuvre référence du genre. Cette réussite tient au fait que le réalisateur réutilise nombre d’éléments déjà présents dans son œuvre antérieure faisant de La mort aux trousses un  film-palimpseste.

 

 

La mort aux trousses  : un film-palimpseste

 

 

Alfred Hitchcock (1899-1980)

 

Venu un an après Vertigo[1] (1958), chef d’œuvre absolu et film le plus personnel de son auteur, La mort aux trousses signe le retour d’Alfred Hitchcock aux films de divertissement, genre dans lequel il s’est déjà brillamment illustré au cours de sa longue carrière. On aurait donc pu s’attendre à un produit certes bien formaté et agréable mais constituant une œuvre mineure. Or, il n’en est rien. Car Hitchcock, alors au sommet de son art[2], signe là le film de divertissement le plus abouti de toute l’histoire du cinéma. En fait, La mort aux trousses est un film parfait car son auteur y utilise toutes les astuces – qu’elles soient scénaristiques, esthétiques, thématiques, … – qu’il a déjà su développer mais avec une maîtrise encore jamais atteinte. A ce titre, on peut qualifier La mort aux trousses de film-palimpseste car on y retrouve nombre d’éléments déjà entrevus dans l’œuvre antérieure d’Alfred Hitchcock.

 

Cary Grant et Eva Marie-Saint

 

Cela est notamment très sensible au niveau des personnages. Une nouvelle fois, Alfred Hitchcock sait créer un grand couple de cinéma avec les personnages de Roger Thornhill (Cary Grant) et d’Eve Kandall (Eva Marie-Saint) c’est-à-dire un héros masculin dont le charme – même s’il se fait un peu vieillissant – a fait la réputation et qui, par trois fois déjà, a été au casting de films d’Hitchcock – Soupçons (1941), Les enchaînés (1946), La main au collet (1955) – et une superbe autant que classique blonde hitchcockienne[3]. Autant dire que le spectateur prend un grand plaisir à s’identifier aux personnages qui ne peuvent que lui renvoyer une image positive de lui-même. De plus, dans le train dans lequel ils se rencontrent, nos deux héros se livrent à une scène particulièrement langoureuse et passionnée de baiser (plusieurs fois interrompu). Celle-ci, très réussie, a pour volonté de faire participer le spectateur comme cela était déjà le cas lors du long baiser qu’échangeaient Cary Grant et Ingrid Bergman dans Les enchaînés. De plus, Eve Kandall, comme tant d’autres femmes dans les films d’Hitchcock[4], a cette volonté absolue de se marier et le réalisateur joue, comme souvent, de l’asymétrie dans la relation entre les hommes et les femmes[5]. Plus fondamentalement, le couple entre Roger Thornhill et Eve Kandall éprouve de nombreuses difficultés à se former et si le film se conclue – comme de rigueur – sur un happy end, on peut penser que les épreuves qu’ont eues à traverser Roger et Eve laisse présager d’un futur délicat concernant la pérennité de leur union[6]. On retrouve là une figure entrevue à plusieurs reprises chez Hitchcock. En fait, le film fait surtout penser aux Enchaînés dans lequel – déjà – l’héroïne était l’amante et du héros et du méchant qui, tous deux, étaient sincèrement amoureux d’elle. Le méchant, justement. Alfred Hitchcock avait coutume de dire que plus il était réussi, plus le film l’était. Et il est certain que Philip Vandamm (James Mason) s’intègre, par sa malfaisance mais aussi par son charme, avec l’oncle Charlie (Joseph Cotten) de L’ombre d’un doute (1943) et le Bruno Anthony (Robert Walker) de L’Inconnu du Nord-Express au cercle des très grands méchants créés par Alfred Hitchcock. Coup de génie supplémentaire, Hitchcock aura l’excellente idée de créer un autre vrai personnage de méchant car Leonard (Martin Landau), bien plus qu’un simple sbire, constitue bien une sorte de double – ce qui est, on le verra, la thématique principale du film – de Vandamm avec qui il entretient une relation trouble et à forte connotation homosexuelle. En fait, Leonard semble bel et bien « jaloux » – comme le dira Vandamm à la fin du film – de l’attention que son patron porte à Eve Kandall. Cela ne manque pas de donner une réelle force dramatique à son personnage ce qui renforce encore l’intérêt du film.

 

        
James Mason et  Martin Landau
 
     
Mais l’intérêt du film ne réside pas seulement dans ses personnages. Le rythme intense et la qualité de la construction scénaristique jouent ici un rôle majeur. Dès sa période anglaise, Alfred Hitchcock a signé des films où les péripéties abondaient, par exemple dans L’homme qui en savait trop (1934), Les trente-neuf marches (1935) ou Une femme disparaît (1938). Il a continué après son arrivée aux Etats-Unis notamment avec Correspondant 17 (1940), La cinquième colonne (1942), Les enchaînés, L’inconnu du Nord-Express (1951) et L’homme qui en savait trop (le remake américain de 1956). Mais jamais, celles-ci ne s’enchaînent mieux que dans La mort aux trousses. En effet, sa maîtrise du suspense[7] – c’est-à-dire cette façon de créer de la tension chez le spectateur en jouant de la contraction et de la dilation du temps – touche ici à son sommet. Le paroxysme est, bien sûr, atteint dans la longue séquence (environ huit minutes) dans laquelle, sans aucune musique (sauf à la toute fin) mais avec force bruitages, un avion tente de tuer Roger Thornhill. Au-delà, pour que jamais le rythme ne se ralentisse, Alfred Hitchcock joue, comme souvent, de toutes les possibilités scénaristiques et expressives offertes par les différents modes de transport[8] notamment le train, ici particulièrement à l’honneur comme il l’était déjà dans Une femme disparaît et L’inconnu du Nord-Express. Il réutilise également l’idée d’offrir des moments de tension dramatique en se servant du décor impressionnant de grands monuments. Ainsi, après avoir été au siège de l’ONU, Roger Thornhill conclue son aventure sur les pentes du Mont Rushmore. Déjà, La cinquième colonne se terminait par une séquence située sur la statue de la Liberté. Par ailleurs, c’est dans La mort aux trousses qu’Alfred Hitchcock pousse au maximum – et il s’en montre particulièrement fier dans ses entretiens avec François Truffaut – son idée de macguffin c’est-à-dire d’un véhicule scénaristique qui, s’il a vocation à faire avancer le récit, ne doit en rien l’alourdir. Ainsi, si l’on nous précise que Philip Vandamm est « spécialiste en import-export de secrets d’Etat », on n’en saura pas plus (même si le film montrera bien une statuette remplie de microfilms) et l’on évitera facilement ces longs tunnels narratifs qui empèsent tant de films. Enfin, pour que les nombreux et nécessaires moments de tension ne rendent pas son œuvre inutilement lourde, Alfred Hitchcock usera avec pertinence d’une de ses armes favorites : l’humour. Il donne ainsi – comme c’était déjà le cas, par exemple, dans Fenêtre sur cour[9] – une atmosphère incroyablement légère à son film. Cela tient au regard d’Alfred Hitchcock qui, en toutes circonstances ou presque[10], regarde le monde avec l’œil d’un moraliste qui sait s’amuser[11]. Mais, dans La mort aux trousses, plus que dans n’importe lequel autre de ses films, Hitchcock intercale de véritables moments de pure comédie. C’est notamment le cas dans la scène où Roger Thornhill est ivre au commissariat de police, dans celle où il est habillé en contrôleur de train et (alors qu’on situe là dans un moment de grand suspense) lors de l’hilarante séquence de la vente aux enchères. Enfin, dans la première partie du film – même s’il s’agit également de poser le personnage et de montrer son rapport aux femmes –, les relations du héros avec sa mère s’inscrivent également dans cette veine comique.

 

Le génie du film tient, enfin, au fait qu’il repose, bien qu’il s’agisse d’un divertissement, sur un fond solide. Ce n’est certes pas d’une réflexion sur la guerre froide dont il est question. Celle-ci – même si l’on sent une certaine circonspection du cinéaste sur la façon dont elle est menée par les Etats-Unis – est expédiée, on l’a vu, avec le macguffin mais bien d’une nouvelle variation sur le thème fondamental du double (donc de la réalité de l’être) dont Hitchcock – à l’égal d’un Shakespeare au théâtre ou d’un Dostoïevski en littérature – est un grand spécialiste. Certes, la réflexion n’est pas poussée aussi loin que dans Vertigo mais il s’agit bien du vrai thème de La mort aux trousses. En effet, Roger Thornhill, qui par son métier (publiciste) est déjà amené à jouer entre les frontières du vrai et du faux, devient un personnage – George Kaplan – créé de toutes pièces par les services secrets américains. Ce quiproquo initial est le cœur de l’implacable mécanisme scénaristique mis en place par La mort aux trousses. Ainsi, de même que, dans Vertigo, Judy Barton (Kim Novak) était amenée à jouer le rôle d’un personnage qui n’existait plus (Carlotta Valdès), dans La mort aux trousses, Roger Thornhill endosse le rôle d’un personnage qui n’existe pas. Troublant jeu de miroirs et mise en abyme du métier d’acteur qui est une nouvelle fois exploitée par Alfred Hitchcock. Mais l’évolution du personnage de Roger Thornhill est très différente de celle de Judy Barton. Alors que ce dernier était esclave des passions (érotiques ou autres) des hommes et, bien qu’au courant du rôle qu’il était amené à jouer, il se précipitait – presque passivement – vers sa perte, Roger Thornhill, lui, s’empare du rôle qu’il a joué malgré lui alors qu’il y était complètement étranger au départ. Ainsi, Roger Thornhill (par amour mais peu importe) devient vraiment agent secret en même temps que Cary Grant devient le parfait héros d’un film d’action. Ainsi – avec le consentement du réalisateur[12] – l’acteur est-il devenu le maître d’un scénario qui lui échappait au départ et peut bien figurer – on voit bien, même si la réflexion sur le cinéma et la réalité d’un être est également omniprésente, qu’on est loin de la conclusion de Vertigo – le héros positif idéal.

 

 

Ainsi qu’il s’agisse des personnages, du rythme, des péripéties, du ton, de la maîtrise des thématiques, tout est parfait dans La mort aux trousses. Plus que dans n’importe lequel autre de ses films, Alfred Hitchcock fait la démonstration que le cinéma de divertissement peut accoucher de chefs d’œuvre et que sa fantaisie a plus de prix qu’une inutile vraisemblance – qu’il ne cesse d’ailleurs de critiquer dans ses entretiens avec François Truffaut. Pour cela, il aura fallu qu’Alfred Hitchcock fasse la synthèse de beaucoup de ses films précédents faisant bien de La mort aux trousses un véritable film-palimpseste. « Je ne filme pas des tranches de vie mais des tranches de gâteau » disait Alfred Hitchcock. A coup sûr, parfaitement sucrée et toujours légère, La mort aux trousses est la plus goûteuse de l’œuvre de son auteur.

 

Ran

 

La mort aux trousses (1959) d'Alfred Hitchcock


[1] Je reviendrai abondamment sur ce film – le plus grand de l’histoire du cinéma ? – dans une autre série d’articles.

[2] Après Vertigo et La mort aux trousses, Alfred Hitchcock enchaînera avec deux nouveaux chefs d’œuvre, Psychose (1960) et Les oiseaux (1963), démontrant qu’il est bien alors au summum de sa créativité. 

[3] Il faut noter que ce mythe de la blonde hitchcockienne ne naquit que dans la dernière partie de l’œuvre d’Alfred Hitchcock après que celui ait, par trois fois (Fenêtre sur cour en 1954 ; Le crime était presque parfait en 1954 ; La main au collet en 1955), fait tourner Grace Kelly dans ses films. Il ne cessa, par la suite, avec Vera Miles, Kim Novak (et Vertigo joue beaucoup avec cette idée), Eva Marie-Saint et Tippi Hedren de lui chercher une remplaçante ou plutôt un double. Auparavant, Hitchcock ne cherchait pas spécialement la blondeur et Ingrid Bergman fut, dans les années 1940, l’actrice favorite (La maison du Docteur Edwardes en 1945 ; Les enchaînés en 1946 ; Les amants du Capricorne en 1949) de celui-ci.

[4] Les exemples abondent ; pour ne se limiter qu’à un seul, citons Grace Kelly dans La main au collet.

[5] Rappelons qu’Hitchcock exprime, film après film, cette théorie : les femmes veulent se marier et les hommes veulent tuer leur femme car le propre de la femme est de phagocyter la personnalité de l’homme alors que le propre de celui-ci est de nier la personnalité de la femme… C’est dans Fenêtre sur cour qu’Hitchcock développe le plus son propos. Néanmoins, cette idée, Hitchcock lui-même, ne la prend qu’en partie au sérieux et il développera un point de vue beaucoup plus complexe sur les rapports amoureux dans Vertigo (1958).
[6] Contrairement à Fenêtre sur cour, toutefois, le happy end n’a pas véritablement vocation à faire s’interroger le spectateur.
[7] Dont Hitchcock, qui a de longue date acquis le surnom de « maître du suspense » (ce qui était une façon de vendre ses films…), est, bien sûr, le spécialiste reconnu.
[8] Dans ce film, le héros ne cesse de voyager (cela donnera au film son titre original, North by northwest). C’était déjà le cas, par exemple, dans Les trente-neuf marches ou dans Correspondant 17.

[9] Et, pourtant, ce film, autre immense chef d’œuvre de son auteur, ne manquait d’être grave sur le fond.

[10] On l’a dit, Vertigo, film éminemment personnel, fait exception à cette règle.
[11] Le dernier plan du film – un train entrant dans un tunnel – est ainsi une évidente métaphore sexuelle qui montre bien le réjouissant état d’esprit dont fait montre Alfred Hitchcock.
[12] Le personnage du professeur (Leo G. Caroll) peut même être considéré comme un double d’Alfred Hitchcock réalisateur. Comme lui, il dispose ses pièces sur l’échiquier mais il doit composer avec leurs passions comme Hitchcock doit tenir compte des caprices de ses stars.

 

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F
&quot;goûteuse&quot; certes<br /> surtout quand la maman de Cary écrabouille méchamment sa clope dans un jaune d’œuf...
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A
Elle est tellement mignonne la mère de M. Thornhill...
R
<br /> <br /> Chef d'oeuvre, bien sûr et aboutissement absolu d'Hitchcock sur bien des points. Notamment sur sa façon de jouer avec le spectateur (et sur le rapport d'identification entre celui-ci et le<br /> héros). Du coup, le film constitue un modèle pour nombre de réalisateurs. Je ne peux pas confirmer pour Les Dents de la mer (je ne l'ai pas vu...) mais il est certain qu'un Steven<br /> Spielberg connaît son Hitchcock sur le bout des doigts.<br /> <br /> <br /> <br />
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N
<br /> <br /> Chef d'oeuvre assurément. J'ai revu le film la semaine dernière et j'ai pu revoir récemment la célèbre séquence des Dents de la mer (Steven Spielberg, 1975) dans laquelle le héros surveille la plage persuadé qu'un<br /> requin rôde. Et cette façon qu'à Spielberg de jouer avec le spectateur en détournant son attention, en faisant monter le suspense jusqu'à ce que la célèbre ritournelle retentisse me fait<br /> immanquablement penser à la scène de l'avion de la Mort aux Trousses. Les séquences sont loin d'être identiques bien sûr mais les ressorts sont très proches (la scène spielbergienne se<br /> termine d'ailleurs par la très célèbre perspective forcée de Vertigo).<br /> <br /> <br /> <br />
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