La mort aux trousses : un film-palimpseste
Après avoir signé son chef d’œuvre avec Vertigo, Alfred Hitchcock revient au film de divertissement avec La mort aux trousses et signe l’œuvre référence du genre. Cette réussite tient au fait que le réalisateur réutilise nombre d’éléments déjà présents dans son œuvre antérieure faisant de La mort aux trousses un film-palimpseste.
La mort aux trousses : un film-palimpseste
Alfred Hitchcock (1899-1980)
Venu un an après Vertigo[1] (1958), chef d’œuvre absolu et film le plus personnel de son auteur, La mort aux trousses signe le retour d’Alfred Hitchcock aux films de divertissement, genre dans lequel il s’est déjà brillamment illustré au cours de sa longue carrière. On aurait donc pu s’attendre à un produit certes bien formaté et agréable mais constituant une œuvre mineure. Or, il n’en est rien. Car Hitchcock, alors au sommet de son art[2], signe là le film de divertissement le plus abouti de toute l’histoire du cinéma. En fait, La mort aux trousses est un film parfait car son auteur y utilise toutes les astuces – qu’elles soient scénaristiques, esthétiques, thématiques, … – qu’il a déjà su développer mais avec une maîtrise encore jamais atteinte. A ce titre, on peut qualifier La mort aux trousses de film-palimpseste car on y retrouve nombre d’éléments déjà entrevus dans l’œuvre antérieure d’Alfred Hitchcock.
Cary Grant et Eva Marie-Saint
Cela est notamment très sensible au niveau des personnages. Une nouvelle fois, Alfred Hitchcock sait créer un grand couple de cinéma avec les personnages de Roger Thornhill (Cary Grant) et d’Eve Kandall (Eva Marie-Saint) c’est-à-dire un héros masculin dont le charme – même s’il se fait un peu vieillissant – a fait la réputation et qui, par trois fois déjà, a été au casting de films d’Hitchcock – Soupçons (1941), Les enchaînés (1946), La main au collet (1955) – et une superbe autant que classique blonde hitchcockienne[3]. Autant dire que le spectateur prend un grand plaisir à s’identifier aux personnages qui ne peuvent que lui renvoyer une image positive de lui-même. De plus, dans le train dans lequel ils se rencontrent, nos deux héros se livrent à une scène particulièrement langoureuse et passionnée de baiser (plusieurs fois interrompu). Celle-ci, très réussie, a pour volonté de faire participer le spectateur comme cela était déjà le cas lors du long baiser qu’échangeaient Cary Grant et Ingrid Bergman dans Les enchaînés. De plus, Eve Kandall, comme tant d’autres femmes dans les films d’Hitchcock[4], a cette volonté absolue de se marier et le réalisateur joue, comme souvent, de l’asymétrie dans la relation entre les hommes et les femmes[5]. Plus fondamentalement, le couple entre Roger Thornhill et Eve Kandall éprouve de nombreuses difficultés à se former et si le film se conclue – comme de rigueur – sur un happy end, on peut penser que les épreuves qu’ont eues à traverser Roger et Eve laisse présager d’un futur délicat concernant la pérennité de leur union[6]. On retrouve là une figure entrevue à plusieurs reprises chez Hitchcock. En fait, le film fait surtout penser aux Enchaînés dans lequel – déjà – l’héroïne était l’amante et du héros et du méchant qui, tous deux, étaient sincèrement amoureux d’elle. Le méchant, justement. Alfred Hitchcock avait coutume de dire que plus il était réussi, plus le film l’était. Et il est certain que Philip Vandamm (James Mason) s’intègre, par sa malfaisance mais aussi par son charme, avec l’oncle Charlie (Joseph Cotten) de L’ombre d’un doute (1943) et le Bruno Anthony (Robert Walker) de L’Inconnu du Nord-Express au cercle des très grands méchants créés par Alfred Hitchcock. Coup de génie supplémentaire, Hitchcock aura l’excellente idée de créer un autre vrai personnage de méchant car Leonard (Martin Landau), bien plus qu’un simple sbire, constitue bien une sorte de double – ce qui est, on le verra, la thématique principale du film – de Vandamm avec qui il entretient une relation trouble et à forte connotation homosexuelle. En fait, Leonard semble bel et bien « jaloux » – comme le dira Vandamm à la fin du film – de l’attention que son patron porte à Eve Kandall. Cela ne manque pas de donner une réelle force dramatique à son personnage ce qui renforce encore l’intérêt du film.
James Mason et Martin Landau
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Le génie du film tient, enfin, au fait qu’il repose, bien qu’il s’agisse d’un divertissement, sur un fond solide. Ce n’est certes pas d’une réflexion sur la guerre froide dont il est question. Celle-ci – même si l’on sent une certaine circonspection du cinéaste sur la façon dont elle est menée par les Etats-Unis – est expédiée, on l’a vu, avec le macguffin mais bien d’une nouvelle variation sur le thème fondamental du double (donc de la réalité de l’être) dont Hitchcock – à l’égal d’un Shakespeare au théâtre ou d’un Dostoïevski en littérature – est un grand spécialiste. Certes, la réflexion n’est pas poussée aussi loin que dans Vertigo mais il s’agit bien du vrai thème de La mort aux trousses. En effet, Roger Thornhill, qui par son métier (publiciste) est déjà amené à jouer entre les frontières du vrai et du faux, devient un personnage – George Kaplan – créé de toutes pièces par les services secrets américains. Ce quiproquo initial est le cœur de l’implacable mécanisme scénaristique mis en place par La mort aux trousses. Ainsi, de même que, dans Vertigo, Judy Barton (Kim Novak) était amenée à jouer le rôle d’un personnage qui n’existait plus (Carlotta Valdès), dans La mort aux trousses, Roger Thornhill endosse le rôle d’un personnage qui n’existe pas. Troublant jeu de miroirs et mise en abyme du métier d’acteur qui est une nouvelle fois exploitée par Alfred Hitchcock. Mais l’évolution du personnage de Roger Thornhill est très différente de celle de Judy Barton. Alors que ce dernier était esclave des passions (érotiques ou autres) des hommes et, bien qu’au courant du rôle qu’il était amené à jouer, il se précipitait – presque passivement – vers sa perte, Roger Thornhill, lui, s’empare du rôle qu’il a joué malgré lui alors qu’il y était complètement étranger au départ. Ainsi, Roger Thornhill (par amour mais peu importe) devient vraiment agent secret en même temps que Cary Grant devient le parfait héros d’un film d’action. Ainsi – avec le consentement du réalisateur[12] – l’acteur est-il devenu le maître d’un scénario qui lui échappait au départ et peut bien figurer – on voit bien, même si la réflexion sur le cinéma et la réalité d’un être est également omniprésente, qu’on est loin de la conclusion de Vertigo – le héros positif idéal.
Ainsi qu’il s’agisse des personnages, du rythme, des péripéties, du ton, de la maîtrise des thématiques, tout est parfait dans La mort aux trousses. Plus que dans n’importe lequel autre de ses films, Alfred Hitchcock fait la démonstration que le cinéma de divertissement peut accoucher de chefs d’œuvre et que sa fantaisie a plus de prix qu’une inutile vraisemblance – qu’il ne cesse d’ailleurs de critiquer dans ses entretiens avec François Truffaut. Pour cela, il aura fallu qu’Alfred Hitchcock fasse la synthèse de beaucoup de ses films précédents faisant bien de La mort aux trousses un véritable film-palimpseste. « Je ne filme pas des tranches de vie mais des tranches de gâteau » disait Alfred Hitchcock. A coup sûr, parfaitement sucrée et toujours légère, La mort aux trousses est la plus goûteuse de l’œuvre de son auteur.
Ran
La mort aux trousses (1959) d'Alfred Hitchcock
[1] Je reviendrai abondamment sur ce film – le plus grand de l’histoire du cinéma ? – dans une autre série d’articles.
[2] Après Vertigo et La mort aux trousses, Alfred Hitchcock enchaînera avec deux nouveaux chefs d’œuvre, Psychose (1960) et Les oiseaux (1963), démontrant qu’il est bien alors au summum de sa créativité.
[3] Il faut noter que ce mythe de la blonde hitchcockienne ne naquit que dans la dernière partie de l’œuvre d’Alfred Hitchcock après que celui ait, par trois fois (Fenêtre sur cour en 1954 ; Le crime était presque parfait en 1954 ; La main au collet en 1955), fait tourner Grace Kelly dans ses films. Il ne cessa, par la suite, avec Vera Miles, Kim Novak (et Vertigo joue beaucoup avec cette idée), Eva Marie-Saint et Tippi Hedren de lui chercher une remplaçante ou plutôt un double. Auparavant, Hitchcock ne cherchait pas spécialement la blondeur et Ingrid Bergman fut, dans les années 1940, l’actrice favorite (La maison du Docteur Edwardes en 1945 ; Les enchaînés en 1946 ; Les amants du Capricorne en 1949) de celui-ci.
[4] Les exemples abondent ; pour ne se limiter qu’à un seul, citons Grace Kelly dans La main au collet.
[9] Et, pourtant, ce film, autre immense chef d’œuvre de son auteur, ne manquait d’être grave sur le fond.
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