La Piel que habito par Antoine
Deux événements pour le prix d’un. Nous avons été voir un bon film et ne sommes pas tout à fait en accord avec la solide critique ici proposée par notre ami nolan. Aussi avons-nous rédigé la nôtre. Pour aboutir à la même conclusion : reconnaître les éminentes qualités du dernier opus d’Almodovar et y voir une ode au cinéma.
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Robert Ledgard (Antonio Banderas)
Effectivement, comme le rappelait nolan, le court poème de Paul Eluard[1] que nous placions en exergue de notre texte sur Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958) illustre bien l’une des idées-maîtresses du nouveau film de Pedro Almodovar, La Piel que habito :
« Pourquoi suis-je si belle ? Parce que mon maître me lave. » |
Ajoutons qu’il rappelle que la femme idéale ne peut être qu’un fantasme de monstre (ici Robert Ledgard – Antonio Banderas) et un monstre elle-même (Vera – Elena Anaya). Mais l’œuvre de l’auteur espagnol se donne surtout comme une magnifique ode au cinéma. Dans laquelle la figure de la mise en abyme ne suffit pas à rendre compte du travail effectué. Ainsi, les thèmes ne cessent de répondre à la mise en scène et aux activités des héros, tout étant dans tout et réciproquement ce qui est (ou devrait toujours être) le cinéma-même. Par là, arrive deux points de relatif désaccord avec la critique notre ami. Il déplore le manque de vraisemblance du récit et considère que La Piel que habito, mis à part l’épisode du « tigre » Zeca (Roberto Alamo), est dépourvu d’humour. Au contraire, la très volontaire incohérence de l’intrigue, à laquelle Almodovar ne fait pas mine de croire un instant, nous semble l’une des plus belles qualités du film. Et lui apporte une légereté d’ensemble absente des derniers opus du réalisateur. Car, in fine, que nous dit l’œuvre ? Que la vision solidement misanthrope de l’auteur – toute relation humaine est un pervers rapport de forces – connaît une limite : les coutures (qu’on peut aussi prendre comme tentative de lisser le lien entre les êtres), malgré tous les efforts du monde, ne cesseront jamais de se faire voir ou finiront, toujours, par se révéler et craquer. Ainsi la construction parfaite ne tient pas debout et Almodovar montre, dans un mouvement de facilité absolument factice mais empli d’une dérision certaine, tout ce qui tient la sienne : tunnels narratifs, flashbacks grossiers, motivations peu claires des différents protagonistes (hors la ferme résolution de Vera), destruction rapide du suspense (on s’éloigne ici d’Hitchcock) quand on croit le voir monter (mais qui est cette fille ?), … Cela offre à La Piel que habito, au scénario parfaitement délirant, un côté grand-guignolesque franchement bienvenu.
Vera (Elena Anaya)
Qui fait écho (tout vient toujours faire écho) aux éléments épars qui s’y greffent. Présence des autres arts, d’abord, car le cinéma les vampirise (y compris ceux qui sont nés après lui) : la littérature, la sculpture (et l’explicite citation de Louise Bourgeois), la mode, la musique, l’art scientifique et médical (si on ose ainsi le qualifier) et celui le plus contemporain. Des créations viennent alors envahir le film. Vera, bien sûr, mais aussi cette pièce qu’elle « habille » de mille morceaux de tissus ou ce mur qu’elle dessine au moyen d’un pinceau de maquillage. Qu’est-il cet art contemporain ? Celui qui a fait exploser le cadre. Telle est la novation la plus récente. Or, le cinéma ne peut, lui, s’échapper du cadre. Donc il importe d’y aspirer ce qui avait su s’en extraire. D’un geste assuré (cadrages parfaits, évidemment, avec comme couronnement, à la fin du film, en captation aérienne, ces deux corps recroquevillés à l’horizontale qui entourent une Vera debout), Almodovar réorganise la primauté de son art. Film « transgenre », ensuite. La Piel que habito est à la fois d’horreur, fantastique, de maison hanté (avec gouvernante inquiétante – Marisa Paredes en Marília – et éclairages expressionnistes), policier, de science-fiction[2], mélodrame. Prétextes, bien sûr, mais qui sont indispensables pour que s’intègrent, enfin, les multiples références mobilisées par Almodovar. Au XXIe siècle, le cinéma ne cesse plus de s’autovampiriser. Aussi viennent, entre autres, successivement ou concomitamment habiter la peau de l’œuvre : Frankenstein (James Whale, 1931), Les Yeux sans visage (Georges Franju, 1960), Metropolis (Fritz Lang, 1927), Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940), Le Secret derrière la porte (Fritz Lang, 1948), Orange mécanique (Stanley Kubrick, 1971) puis, pour finir, Les Lumières de la ville (Charlie Chaplin, 1931) – avec cette question : si une mère peut reconnaître son enfant à une simple tâche sur le corps, le saura-t-elle lorsque celui-ci a été complètement modifié ? Mais le chef-d’œuvre auquel Almodovar pense prioritairement (jusque dans le générique final avec son ADN en spirale) est, bien sûr, Vertigo avec la recréation d’une femme perdue. Là est d’ailleurs, à notre sens, la seule limite de La Piel que habito. Il lui manque, non l’humour, mais l’amour – fût-il profondément monstrueux comme dans l’indépassable sommet hitchcockien. En quelque sorte, Almodovar a largement, malgré l’intéressant questionnement ontologique et moral, sacrifié la nécessité éthique (certes seconde dans le domaine artistique mais néanmoins décisive pour toucher à l’absolu) à la nécessité esthétique. Défaut en l’occurrence mineur car le film est une incontestable réussite et, intense[3], se laisse regarder avec plaisir. L’hommage au cinéma se justifie. Le vampire se porte bien. Almodovar, avec un immense talent et une précision (en dépit d’apparences qui sont là pour opportunément rappeler que le cinéma ne se réduira jamais à une histoire tirée par des performances d’acteurs – qui, ici, sont excellents) toute chirurgicale, le prouve. Il colle, invente un objet propre et en laisse voir les jointures.
Vera et Robert Ledgard
Antoine Rensonnet
Note d’Antoine Rensonnet : 4
La Piel que habito (Pedro Almodovar, 2011)
[1] In Capitale de la douleur (1926). Décidément, l’œuvre de Paul Eluard semble parfaite pour illustrer l’art du cinéma-collage ; voir notre texte sur Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (Jean-Luc Godard, 1965).
[2] Preuve supplémentaire qu’Almodovar s’amuse de façon un brin retorse, il situe son histoire de « transgénèse » dans le futur soit en… 2012 ! Et n’omet pas, après un flashback, de préciser d’un carton, « Retour au présent [narratif, donc] ».
[3] Ce qui ne naît donc nullement de l’intrigue (à dormir debout, on le répète, et qui laisse sagement de côté toute réflexion sur la bioéthique) mais purement de son traitement et de la beauté plastique de l’œuvre.
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