Le film noir : reflets sociaux
2) Le film noir : reflets sociaux
dans Assurance sur la mort (Billy Wilder, 1944)
S’il appartient incontestablement aux genres majeurs du cinéma hollywoodien de la grande époque des studios, il est moins évident de cerner les limites du film noir que celles d’autres genres. En effet, le film noir se présente comme ayant des codes moins marqués que, par exemple, le western qui est notamment surdéterminé par d’étroites limites spatio-temporelles. Ainsi l’attribution du label « film noir » à certains films est-elle relativement problématique et de nombreuses polémiques peuvent exister concernant tout particulièrement la naissance et la fin de ce genre. Aussi me permettrai-je de préciser immédiatement ma position quant à ces débats tout en admettant que celle-ci peut être sujette à caution. Pour moi – et je l’ai déjà écrit dans un texte consacré à ce film –, le film noir naît en 1944 avec Assurance sur la mort de Billy Wilder. Certes, dans les années qui précèdent la sortie de ce film, des œuvres comme Le Faucon maltais (John Huston, 1941) ou Tueurs à gages (Frank Tuttle, 1942) sont déjà très proches de ce que sera le futur film noir mais il faut attendre le chef d’œuvre de Billy Wilder pour que ce genre s’autonomise définitivement car il fixe des caractéristiques – ou des codes – qui seront par la suite repris dans une multitude de productions de qualité inégale. Toutefois, on doit remarquer que celles-ci connaîtront, dès la fin des années 1940, de profondes inflexions. Néanmoins, si le film noir part, tout au long des années 1950, dans différentes directions, les éléments d’unité restent assez importants pour qu’on puisse considérer que le genre perdure en tant que tel. Par contre – et il s’agit largement là d’une conséquence de l’écroulement du système des grands studios – il disparaît à l’orée des années 1960 bien que son influence résiste au temps et que de nombreux réalisateurs y rendent, jusqu’à nos jours, régulièrement hommage. Cela atteste d’ailleurs de l’importance de ce genre et de ses chefs d’œuvre dans l’Hollywood de l’âge d’or.
Kitty Collins (Ava Gardner) dans Les Tueurs (Robert Siodmak, 1946)
Si les débuts du film noir restent relativement difficiles à dater, c’est évidemment parce qu’il n’est pas né de nulle part. Plusieurs éléments furent décisifs pour qu’apparaisse le genre. Le film noir consacre, en effet, le rencontre de deux cultures. La première est typiquement américaine. Ce genre s’appuie ainsi tout-à-la fois sur l’héritage de la littérature dite hard-boiled dont James Cain, Raymond Chandler ou Dashiell Hammett[1] furent parmi les meilleurs représentants mais aussi des films de gangsters des années 1930 comme, par exemple, le Scarface (1932) d’Howard Hawks. La seconde est germanique car le film noir se construisit sur les apports, essentiellement en termes de lumière, de l’expressionnisme – ici entendu au sens large – allemand des années 1920. Cette fusion fut d’autant plus facilitée que de nombreux réalisateurs (et techniciens) germaniques se trouvaient – ce qui était largement (mais non pas seulement) lié à la situation politique européenne – aux Etats-Unis dans les années 1940 et 1950. Ils apportèrent donc leur expérience et donnèrent au film noir son ambiance si particulière. Il est donc tout-à-fait logique que, plus que dans n’importe quel autre genre, les réalisateurs d’origine germanique (Billy Wilder, Fritz Lang, Otto Preminger, Robert Siodmak,…) figurent parmi les grands maîtres du film noir. Une troisième influence doit être signalée parmi les éléments qui donnent naissance au genre qui est d’ordre non pas strictement culturel mais plutôt socio-économique. Celui-ci est directement le produit de l’après-crise des années 1930. Ainsi, on ne peut comprendre le film noir en faisant abstraction de la situation sociale américaine du milieu des années 1940. Cette société est marquée par une forte croissance économique mais dont les fruits restent fort inégalement partagés. Ce qui marquera donc les héros du film noir sera la volonté de s’insérer au mieux dans la société de consommation dont ils sont souvent des semi-laissés pour compte. C’est cette aspiration que traduira Walter Neff (Fred MacMurray) dans les premières minutes d’Assurance sur la mort en déclarant à propos du crime qu’il a commis : « je l’ai fait pour l’argent, je l’ai fait pour la femme ; je n’ai pas eu l’argent, je n’ai pas eu la femme ».
Jeff Bailey (Robert Mitchum) et Kathie Moffett (Jane Greer) dans
La Griffe du passé (Jacques Tourneur, 1947)
Mark McPherson (Dana Andrews) et Laura Hunt (Gene Tierney) dans
Laura (Otto Preminger, 1944)
C’est sur ce canevas que se construit le premier cycle noir qui trouve donc un terme aux alentours de 1948. Il faut toutefois noter que certaines œuvres réalisées entre 1944 et 1948 sont considérées comme appartenant au genre bien qu’elles s’affranchissent de certaines des caractéristiques décrites plus haut notamment au niveau des personnages. C’est ainsi le cas du Grand sommeil (1946) d’Howard Hawks dans lequel le Philip Marlowe joué par Humphrey Bogart n’a que peu à voir avec un Walter Neff ou encore de plusieurs films d’Otto Preminger notamment Laura (1944) qui flirte avec le fantastique. Mais l’important semble que l’atmosphère et la prise en compte – même limitée – du social soient présentes pour qu’un film puisse être considéré comme noir. Il s’agirait donc là des deux éléments décisifs qui, in fine, définiraient le film noir. Cela explique que celui-ci se renouvelle largement – et perdure – tout au long des années 1950. Ainsi le duo formé par un homme perdu et une femme fatale est-il renouvelé par la mise en scène de couples maudits comme dans Criss Cross (Robert Siodmak, 1948) ou Les amants de la nuit (Nicholas Ray, 1949). Surtout, si le crime reste au centre du film noir, on le retrouve sous des formes plus « classiques » avec des histoires policières et/ou de grand banditisme à l’exemple de films comme Mark Dixon, détective (Otto Preminger, 1950), L’Enigme du Chicago Express (Richard Fleischer, 1952), Le Port de la drogue (Samuel Fuller, 1953), Traquenard (Nicholas Ray, 1958) ou La Soif du mal (Orson Welles, 1958). Néanmoins la figure du pauvre type voulant s’enrichir mais complètement dépassé par les événements perdure comme le montre le personnage de Harry Fabian (Richard Widmark) dans Les Forbans de la nuit (Jules Dassin, 1950). En revenant aux histoires de policiers et de voleurs, on pourrait penser que le film noir revient au film de gangsters des années 1930. Mais ceci n’est que partiellement vrai. Les bandits sont, en effet, généralement assez sympathiques et sont loin de figurer des surhommes. En fait, ceux-ci constituent désormais, au début des années 1950, les vrais oubliés d’une croissance économique qui touche alors la plus grande partie de la société américaine. Le social est donc réintroduit par les marges. Ce drame de pauvres hères rêvant du gros coup donnera d’ailleurs naissance à un sous-genre du film noir : le film de casse, celui-ci se concluant inévitablement par un échec qui permet de retrouver cet accent tragique propre aux films noirs. Déjà, une œuvre comme Les Tueurs annonçait cette tendance. Mais le chef d’œuvre en sera incontestablement le Quand la ville dort (1950) de John Huston. Le jeune Stanley Kubrick, qui a déjà signé un premier film noir avec Le Baiser du tueur (1955), lui offrira un autre sommet avec L’Ultime Razzia (1956), première œuvre réellement marquante du futur auteur de 2001, l’Odyssée de l’espace (1968).
Dix Handley (Sterling Hayden)
dans Quand la ville dort (John Huston, 1950)
Mais, avec toutes ses évolutions depuis le premier cycle noir de 1944-1948, on peut se demander si le genre ne court pas, durant les années 1950, le risque d’une certaine balkanisation au point de perdre toute unité. Certes, ses limites restent particulièrement floues mais les exemples antagonistes de ces deux génies que sont Alfred Hitchcock et Fritz Lang montrent malgré tout que le film noir a bien gardé une certaine homogénéité. Ainsi les deux réalisateurs sont connus pour entretenir une réflexion[2] autour de thématiques communes notamment celle – décisive dans leurs œuvres respectives – du rapport entre le meurtre et la morale. Pourtant, jamais Alfred Hitchcock ne réalisa de film noir et ce n’est que par défaut que certains critiques accolent cette étiquette à quelques-unes de ses œuvres. Certaines de celles-ci s’en approchent certes – par exemple, L’Inconnu du Nord Express (1951) – mais ne peuvent être considérés comme appartenant au genre noir car les codes mobilisés par le Britannique lui sont trop personnels, l’ambiance de ses films trop éloignée de l’expressionnisme et son intérêt pour le réalisme social est – au moins en apparence – trop faible pour qu’Alfred Hitchcock appartienne à un genre précis si ce n’est celui qu’il définit lui-même film après film[3]. A l’inverse, neuf[4] des quinze films réalisés par Fritz Lang entre 1944 et 1956 (date de son ultime film américain) peuvent être plus ou moins directement reliés au film noir au point qu’il peut à bon droit être considéré comme le réalisateur de référence du genre. Bien sûr, aucun de ses films ne respecte intégralement les canons du premier film noir tels que je les ai précisés plus haut. Ainsi dans ces deux films jumeaux que sont La Femme au portrait (1944) et La Rue rouge (1945), si les personnages incarnés par Joan Bennett (respectivement Alice Reed et Kitty March) sont proches de la femme fatale, ceux interprétés par Edward G. Robinson (respectivement Richard Wanley et Christopher Cross) ne semblent guère mus par un désir effréné de consommation qui emporterait tout sur son passage. Néanmoins, nul ne songerait à ne pas considérer ces deux films comme de purs représentants du genre noir, ceci étant également valable pour des films plus tardifs comme La Femme au gardénia (1953) ou Règlement de comptes (1953). La rencontre entre Fritz Lang et le film noir est d’ailleurs parfaitement logique. Il fut ainsi l’un des principaux réalisateurs germaniques durant les années 1920 contribuant créer les repères – notamment dans le diptyque Docteur Mabuse, le joueur (1922) – de l’atmosphère future du film noir. Ensuite, son M le maudit (1931) puis ses trois premiers films américains – Furie (1936), J’ai le droit de vivre (1937) et Casier judiciaire (1938) – introduisirent cette dimension sociale que le genre ne cesserait d’utiliser. Ainsi, dès avant que naisse le film noir, l’œuvre antérieure de Fritz Lang en avait largement jeté les bases. C’est donc naturellement qu’il excella tout particulièrement dans ce genre.
Alice Reed (Joan Bennett) et Richard Wanley (Edward G. Robinson) dans
La Femme au portrait (Fritz Lang, 1944)
Celui-ci connut d’ailleurs une certaine diffusion en dehors des frontières des Etats-Unis. Ainsi trouve-t-on de parfaits films noirs au Japon notamment dans l’œuvre d’Akira Kurosawa qui opéra, avec son Chien enragé (1949), la synthèse de ce genre avec le courant néoréaliste italien. En France, plusieurs œuvres s’approchèrent du film noir américain au milieu des années cinquante comme Du Rififi chez les hommes (1955) réalisé par un Jules Dassin exilé des Etats-Unis pour cause de maccarthysme ou encore Razzia sur la schnouf (Henri Decoin, 1955) alors que des auteurs comme Jean-Pierre Melville ou les jeunes réalisateurs de la Nouvelle Vague s’inspirèrent largement de ce genre. Pourtant, celui-ci disparut en même temps que le système des studios aux Etats-Unis. Ainsi, dès 1964, le remake des Tueurs signé par Don Siegel, A bout portant, n’a plus rien d’un film noir tant il diffère – malgré un scénario largement similaire – de l’original de par son traitement de l’intrigue. Et les réalisateurs du Nouvel Hollywood – bien que nombre de leurs œuvres s’ancrent dans la réalité sociale comme le Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese – se tinrent éloignés du film noir. Cependant l’influence du film noir perdure et, depuis les années 1980, nombre d’auteurs s’inspirent régulièrement de ce genre si important de l’âge d’or hollywoodien. Ainsi, avec notamment Blue Velvet (1986) et Lost Highway (1997), David Lynch a brillamment rendu hommage au film noir. Mais ce sont peut-être les frères Coen qui ont le mieux montré à quel point le souvenir des grandes heures de ce genre continue à irriguer pour le mieux le cinéma américain actuel. Ainsi, après l’excellent Miller’s Crossing (1990), ils signèrent avec The barber : L’homme qui n’était pas là (2001) un parfait film noir classique. Ils démontrèrent ainsi que ce genre possède bien la postérité qu’il mérite.
Ed Crane (Billy Bob Thornton) dans
The Barber : L’homme qui n’était pas là (Joel Coen, 2001)
Ran
[1] L’Hollywood de l’âge d’or étant un grand melting-pot culturel, les œuvres de ces auteurs constituèrent la matrice de nombreux films alors que beaucoup furent recrutés comme scénaristes par les grands studios.
[2] Et un jeu dans le cas d’Alfred Hitchcock.
[3] Sur lequel je reviendrai dans le troisième texte de cette série.
[4] La Femme au portrait, La Rue rouge, Le Secret derrière la porte (1948), House by the river (1950), La Femme au gardénia, Règlement de comptes, Désirs humains (1954), La Cinquième Victime (1955) et L’Invraisemblable Vérité (1956). Le cas du Secret derrière la porte est particulièrement intéressant. On peut – certes à l’extrême limite – le considérer comme un film noir. Or, celui-ci, du point de vue du scénario, semble directement inspiré par trois films d’Alfred Hitchcock : Rebecca (1940), Soupçons (1941) et La maison du docteur Edwards (1945). Or, aucun de ceux-ci n’est un film noir.
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