Le Samouraï : Rigidité et solitude
Parfait policier glacé et métallique, Le Samouraï, film à la fois complètement fermé – à l’image de son héros – et ouvert à toutes les interrogations et interprétations, constitue l’un des sommets de l’œuvre de l’un des plus grand cinéastes français, Jean-Pierre Melville. Il est donc bon de s’y arrêter quelque peu.
Le Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967) : Rigidité et solitude
« Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle… Peut-être… Le Bushido (le livre des Samouraï) » |
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Citation placée à la fin du générique du début du Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967) |
Jean-Pierre Melville (1917-1973)
Dans la carrière de Jean-Pierre Melville (de son vrai nom Jean-Pierre Grumbach), dont le premier long-métrage, Le Silence de la mer, date de 1947, Le Samouraï (1967) est une œuvre tardive (le neuvième de ses douze films) qui se situe dans une longue série de films policiers puisqu’il a déjà signé Bob le flambeur (1955), Deux hommes dans Manhattan (1959), Le Doulos (1962) et Le Deuxième Souffle (1966). Aussi, bien que l’on ne puisse certainement pas le réduire à ces seuls films, ce genre constitue-t-il bien la première matière d’inspiration de ce très grand auteur. On le sait, l’influence américaine est, chez lui, très nette notamment celle du film noir (Le Samouraï étant d’ailleurs plus ou moins un remake de l’une des œuvres pionnières du genre, le Tueur à gages de Frank Tuttle – 1942 – dont James Cagney avait donné une nouvelle version avec A deux pas de l’enfer en 1957) et ce cinéaste, situé entre deux générations, sera à juste-titre considéré comme l’un des précurseurs de la Nouvelle Vague (d’où sa symbolique apparition dans A bout de souffle de Jean-Luc Godard en 1960). Il n’en trace pas moins une voie toute personnelle et profondément originale qui laissera une trace très importante dans le cinéma mondial. Ses derniers films constituent sans aucun doute le sommet de son œuvre et Le Samouraï apparaît comme le premier segment d’une sorte de trilogie qui offrira une sublime clôture à son cycle policier dont les deux autres (les deux derniers films de Melville) seront Le Cercle rouge en 1970 et Un flic en 1972 notamment parce qu’il est, pour son auteur, l’occasion d’une rencontre décisive : celle d’Alain Delon (qui avait refusé le premier rôle dans L’Aîné des Ferchaux en 1963) que l’on retrouvera dans les deux autres films cités. Ainsi Le Samouraï, étonnante aventure d’un tueur à gages solitaire, est-il bien un tournant dans l’œuvre de Jean-Pierre Melville et représente tout à la fois un extraordinaire policier et un film frisant l’abstraction. Parce qu’il aura une claire descendance (Jim Jarmusch en tournera un surprenant et génial remake – sur lequel on reviendra bientôt – en 1999, Ghost Dog, la voie du samouraï et il sera une inépuisable source d’inspiration pour John Woo) mais surtout pour lui-même, le film mérite donc que l’on s’y attarde quelque peu.
Affiche du Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967)
Jean-Pierre Melville excellant donc dans le genre et son style atteignant alors son apogée, Le Samouraï est une extraordinaire leçon de cinéma policier (même s’il est permis – c’est d’ailleurs notre cas – de trouver Le Cercle rouge encore supérieur). Il s’agit donc d’un parfait film d’ambiance avec ses voitures, ses pistolets, ses bars et boîtes de nuit, ses appartements, sa pluie, ses rues et ses nuits parisiennes, tous éléments qui contribuent à ancrer l’œuvre dans son genre puisqu’il en remobilise les codes avec le plus grand bonheur. Toutefois, le réalisateur voulant insister sur la solitude de son héros (le tueur à gages Jef Costello – Alain Delon, donc), il ne présentera guère, à l’inverse du Deuxième Souffle, le monde des truands réduisant ses figures à des hommes et femmes objets ce qui participe du mystère du film. En outre, Melville montre tout son savoir-faire. Il sait ainsi provoquer le suspense, à la manière d’un Alfred Hitchcock, en jouant de la rétractation (nombreuses sont les ellipses) et de la dilatation du temps (le film multiplie d’ailleurs, jusqu’à l’excès, les indicateurs temporels et se déroule sur moins de trois jours). La longue séquence au commissariat qui voit un commissaire (François Périer, excellent dans un rôle qui annonce quelque peu celui que tiendra André Bourvil dans Le Cercle rouge), particulièrement obstiné et pour qui la fin justifie les moyens, essayant vainement de détruire l’extraordinaire alibi du héros alors que le témoin-clef (la pianiste – Caty Rosier) protège ce dernier pour des raisons inconnues, suffit à le mesurer. Quant au second grand moment de bravoure du Samouraï, il évoque, tant par ce qui est mis en jeu que par la maîtrise dont fait alors montre Jean-Pierre Melville, plus directement Fritz Lang et tout particulièrement M, Le Maudit (1931). En effet, la filature à travers le métro de Jef par la police – qui a alors recours aux méthodes les plus scientifiques et les plus modernes – est traitée par un constant, et extrêmement bienvenu, recours au montage parallèle puisque nous sont montrés le commissaire en train de diriger de complexes opérations et les déplacements du personnage principal. L’efficacité de la mise en scène touche alors à une sorte de paroxysme. Et aussi grand que celui de Jef est le soulagement du spectateur quand les menées de la police finissent par échouer.
Jef Costello (Alain Delon)
Ainsi Le Samouraï est-il un très grand film policier qui propose, même si elle manque volontairement de clarté, une solide intrigue avec ses contrats, ses règlements de compte et surtout cette double traque du tueur à gages par la forces de l’ordre, d’une part, et ses employeurs, d’autre part. A ce niveau, le commissaire, par son côté obsessionnel et sa sûre intuition, s’avère d’ailleurs un adversaire de grande valeur pour Jef Costello ce qui renforce le plaisir que l’on ressent à la vision du film et ajoute à sa densité. Aussi a-t-on à faire un fort agréable divertissement très bien rythmé (bien que le tempo adopté soit assez lent). Mais Le Samouraï, même si on ne saurait lui dénier cette dimension, n’est pas que cela et est surtout bien plus. Quoique tout aussi impénétrable que son héros, il ouvre la porte à de nombreuses interrogations. Pourtant cet objet cinématographique est froid. Si l’humour n’en est pas totalement banni (notamment au travers des conversations entre le commissaire et Jane Lagrange – Nathalie Delon – la maîtresse de Jef), le pathos en est, lui, absolument proscrit. Ainsi aucune émotion (sauf à la fin de la séquence de filature plus haut évoquée) n’affleure jamais chez le héros, presque inhumain par sa rigidité, son hiératisme même (au point d’en apparaître presque figé) et son incroyable maîtrise de lui-même et de ses nerfs. Sa parole, fort rare et souvent exclamative – ce qui le conduit par deux fois, devant les questions de Martel, homme qu’il va tuer, puis face à un homme de mains (Jacques Leroy) de son employeur Olivier Rey (Jean-Pierre Posier) à répondre « Aucune importance ! » – et ses gestes (souvent décomposés à l’extrême) d’une précision toujours clinique renforcent l’étrange impression qu’il produit. Le film, dans son ensemble, crée d’ailleurs la même sensation tant parce que les autres personnages sont presque aussi économes de mots et de mouvements que Jef Costello que par sa mise en scène, elle aussi très distanciée.
Jef Costello et le commissaire (François Périer)
Mais il propose, et là réside le génie melvillien, de nombreux paradoxes. Ainsi ne peut-on manquer, malgré la profession « immorale » du héros et le peu de scrupules qu’il semble avoir à l’exercer, d’éprouver une certaine sympathie pour ce Jef Costello (d’où l’envie que l’on a de le voir échapper à la police). En fait, celle-ci est liée à son charisme et à la fascination qu’il provoque – due à son attitude déterminée, intelligente et pleine de sang-froid (y compris lorsqu’il est blessé et doit, un court instant, renoncer à son port altier) – mais aussi à son état de bête pourchassée et cernée, ce qui tend à lui offrir cette humanité dont il semble, par ailleurs, dépourvue. Aussi ce héros pose-t-il maintes questions et l’on se demande pourquoi il s’est, volontairement semble-t-il, enfermé dans une solitude qui lui est consubstantielle (comme l’annonce la citation placée à la fin du générique du début). Son rapport aux autres – notamment aux femmes (quelle est exactement la nature de sa relation avec Jane Lagrange ? Pourquoi refuse-t-il, malgré le contrat, de tuer la pianiste ?) – ne cessera alors de tourmenter le spectateur. Mais le film n’apportera nulle réponse quant à son comportement. Il apparaît cependant certain, bien que l’œuvre ne soit jamais démonstrative, que Jef Costello est mû par un code de l’honneur qui lui est propre – ce que suggèrent le titre et la citation initiale. Mais, là encore, on n’aura aucune précision sur la nature de celui-ci. Tout juste doit-on remarquer que ce problème du code d’honneur est une constante du cinéma de Jean-Pierre Melville, posé clairement tant dans ses films se situant dans le milieu des truands (Le Doulos ou Le Deuxième Souffle) que dans ceux de la religion (Léon Morin, prêtre en 1961) ou de la résistance (L’Armée des ombres en 1969). Enfin, il faut noter que Le Samouraï est, aussi, comme bien des œuvres de son auteur, une tragédie. Ainsi est-il évident que l’homme que l’on suit pas-à-pas doit, à la fin de son aventure, rencontrer la mort. Et les signes-objets qui se multiplient (le chapeau comme dans Le Doulos, l’imperméable, le collier de clefs qui permet à Jef de voler n’importe quelle voiture et surtout cette cage à oiseau qui est symbolique de l’enfermement du héros), pour indescriptibles qu’ils soient, renforcent cette singulière impression d’un destin funeste qui pèse de tout son poids. On souhaiterait donc que le héros réussisse à se sauver mais on sait (ou l’on sent) cela impossible. Ainsi se rejoignent la tension policière, la tragédie et la question morale au bout du Samouraï.
Jane Lagrange (Nathalie Delon) et Jef Costello
Aussi cet excellent policier, qui vise résolument à l’épure, finit-il par apparaître comme un film-concept. L’esthétique mobilisée y est pour beaucoup. L’œuvre, on l’a dit, est glacée et métallique. Elle multiplie les clairs-obscurs, les ombres portées (notamment celle de son héros ce qui accentue l’impression de force qu’il donne) et les jeux de miroirs dans une logique parfois proche de l’expressionnisme (donc, également, du film noir). Mais il ne s’agit pas que de cela et les plans très souvent fixes, aux cadrages précis (et parfois symétriques), qu’il s’agisse du long générique initial (Jef seul dans sa chambre en train de fumer sur son lit), des nombreux gros plans ou encore de la séquence finale (qui montre, avec une large profondeur de champ, la scène de la boîte de nuit se vidant progressivement pour ne laisser en présence que la pianiste et le corps du héros mort, le film se terminant sur cette image définitivement figée), ainsi que la superbe utilisation de la couleur (froide au point d’en apparaître, un an avant 2001, L’Odyssée de l’espace, presque kubrickienne ce qui permet une meilleure mise en valeur de l’opposition entre les espaces : le vieil appartement du héros, la boîte de nuit, l’appartement moderne dans lequel vit la pianiste, le commissariat,…) concourent aussi à faire tendre Le Samouraï vers une abstraction pure qui s’apparente, dès lors, à une sorte de suprême perfection formelle.
Jef Costello
Mais l’esthétique, si elle joue un rôle décisif, n’est, naturellement, pas seule en cause dans cette dimension de l’étrange atteinte par l’œuvre de Jean-Pierre Melville. Car tout renvoie au personnage-titre admirablement composé par Alain Delon, rigide à l’extrême, et demeurant profondément insondable. Les autres personnages, comme réifiés (ce qui participe de la multiplication des signes-objets) et qui restent souvent, malgré leur importance, dépourvus de nom (qui n’a donc « aucune importance » comme le dirait Jef) et sont seulement identifiés par leur fonction (le commissaire, la pianiste,…), composent des figures géométriques ce qui concorde parfaitement avec l’univers mis en scène par Melville. Aussi cette logique de l’étrange – directement liée à la question du « code d’honneur » – est-elle poussée à son point extrême (au-delà, et Jim Jarmusch le comprendra parfaitement dans son remake-hommage-dépassement du Samouraï, elle se teinterait de fantastique) et ce film, qui, à l’image de son héros, pose de nombreuses questions, s’achève par une fin magnifique, à la fois complètement fermée (Jef Costello est mort, tué par la police) et totalement ouverte (le barillet de son revolver, qui devait tuer la pianiste, n’était pas chargé). Conclusion extraordinaire pour une œuvre qui ne l’est pas moins !
La pianiste (Caty Rosier) et Jef Costello
dans les couloirs de la boîte de nuit
Ran
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