Le vampire dans l’histoire du cinéma (2) : Nosferatu
L’appropriation du personnage du vampire par le cinéma et la naissance de cet art coïncident largement. Cela tient notamment à un absolu et poétique chef d’oeuvre, le Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau (1922) sur lequel je reviens aujourd’hui.
La partie est le tout
Illustration de la théorie à travers le personnage du vampire dans l’histoire du cinéma
1) Un mythe venu de la littérature
2) Naissance d’un art : Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau (1922)
Nosferatu (Max Schreck)
Si le mythe du vampire n’est donc pas né – et n’appartient pas en propre – au cinéma, il n’en reste pas moins qu’il n’a acquis cette dimension que grâce à cet art né avec le XXe siècle. De même, ce n’est que grâce au cinéma que l’œuvre de Bram Stoker, Dracula (1897), apparaît – et de loin – comme la plus importante de la littérature de vampire[1]. Etrange rapport donc que celui qui lie, par l’intermédiaire du personnage de Dracula, le cinéma et la littérature. En fait, il tient à un film sublime de l’un des grands génies du cinéma, le Nosferatu (1922) de Friedrich Wilhelm Murnau. Avec ce film, le vampire devient, pour toujours, un (le ?) grand personnage du cinéma qui, lui-même renforce, – un peu plus encore[2] - une place parmi les arts que, bientôt, plus personne ne songera à lui contester. Avant de s’intéresser un peu plus aux raisons qui font de ce film un incontestable chef d’œuvre[3] à l’influence si décisive, il importe de rappeler les rapports qu’il entretient avec le roman de Stoker.
Nosferatu s’emparant du bateau
On ne sait d’ailleurs pas s’il s’agit véritablement de la première adaptation de Dracula au cinéma. En effet, un film espagnol aurait été réalisé quelques mois avant la version de Murnau. Toutefois, le moins que l’on puisse dire à son propos est qu’il n’a guère laissé de traces et ce à l’inverse du film de Friedrich Wilhelm Murnau. Celui-ci n’est pas une adaptation – au sens strict – du Dracula de Bram Stoker. Cela tient, on le sait, pour une part, au fait que les producteurs ne disposaient pas des droits du roman. Ils n’ont toutefois absolument pas tenu à cacher le fait qu’ils s’inspiraient de ce livre en reprenant très largement la structure et les personnages. Cependant, le nom de ceux-ci a été changé. Aussi, Dracula s’appelle-t-il Orlok[4] (Max Schreck), Jonathan Harker, Hutter (Gustav von Wangenheim) et Mina, Ellen (Greta Schroeder) dans le film[5]. Mais cela étant parfaitement transparent, ce n’est, in fine, qu’un détail. Il est plus important de remarquer que, comme dans le Tartuffe (1925) du même réalisateur, l’intrigue a été très resserrée au point que certains personnages à l’action pourtant décisive dans le roman de Stoker n’ont plus, dans le film de Murnau, qu’un rôle marginal comme c’est notamment le cas du professeur Van Helsing qui est nommé Bulwer (John Gottowt) dans le film. De plus, de Londres, l’action est transportée dans une ville hanséatique – Wisborg – ce qui permet de mieux mettre en valeur l’arrivée du bateau de Nosferatu. Cela donne ainsi l’occasion à Friedrich Wilhelm Murnau de réaliser une superbe – l’une des plus belles du film – séquence. En fait, on le voit, au-delà de l’anecdotique question des droits, le gros effort d’adaptation-transposition permet de faire de Nosferatu du cinéma et, du cinéma, un art propre. Pourtant, le rapport à l’écrit est omniprésent dans ce film en ne cessant – reprenant partiellement cette idée à l’œuvre de Stoker – de présenter des textes écrits comme le livre sur les vampires que trouve Hutter lors de son voyage en Transylvanie, les lettres qu’il écrit à sa femme Ellen, le journal de bord ou encore l’annonce de l’épidémie de peste lue par le crieur public. Mais si cela rappelle inévitablement les origines littéraires du film, c’est surtout une façon extrêmement élégante de présenter les intertitres[6] ce qui montre bien le souci constant de Friedrich Wilhelm Murnau de soigner au mieux la forme cinématographique.
Nosferatu et le sacrifice d’Ellen (Greta Schroeder)
Bien sûr, le plus marquant[7] dans cette affirmation artistique de la forme cinématographique tient à l’utilisation de la lumière. Ce film, en effet, s’intègre – même si ce n’est que partiellement[8] – au courant expressionniste qui marque de son empreinte le cinéma allemand[9] et il porte à un degré jamais atteint la maîtrise de la lumière expressionniste. Il faut dire que Friedrich Wilhelm Murnau a l’idée géniale d’une double mise en abyme. En effet, ce jeu avec les ombres et la lumière renvoie, d’une part, au thème même du film puisque le vampire est un personnage qui ne peut vivre que dans la nuit et ne supporte pas les rayons du soleil et, d’autre part, le principe – au sens technique du terme – du cinéma est celui de l’aspiration de la lumière par des pellicules sombres. Ce faisant, il définit, par un effet de synecdoque, Nosferatu comme l’incarnation du cinéma. Il est également l'incarnation du mal absolu soit l'un de ces personnages – et ceux de Tartuffe (Emil Jannings dans Tartuffe, 1925), Méphistophélès (Emil Jannings dans Faust, 1926), la femme de la ville (Margaret Livingston dans L’Aurore, 1927) et Hitu (dans Tabou, 1931) se chargeront de le prouver à nouveau –que le cinéaste excelle à mettre en scène. Et, au-delà de ces apports fondamentaux, Friedrich Wilhelm Murnau montre qu’il maîtrise également toute la grammaire du cinéma qui a progressivement – notamment grâce au travail de David Wark Griffith – été mise en place dans les années précédant la réalisation de Nosferatu. Ainsi montre-t-il un grand sens du cadrage articulant avec talent gros plans et plans larges[10]. De même, il sait utiliser les ressources offertes par le montage comme le montre notamment le troisième acte durant lequel alternent trois histoires – le voyage du bateau amenant Nosferatu vers Wisborg ; le retour de Hutter vers cette même ville ; l’attente de sa femme Ellen. Il sait aussi jouer à merveille des transparences pour montrer la nature fantomatique de Nosferatu. Ainsi, Nosferatu constitue-t-il bien un jalon dans l’histoire du cinéma. Ce film montre, en effet, que la forme cinématographique est assez affirmée pour que cet art ait, d’ores et déjà, sa propre autonomie mais qu’elle continue également de progresser à grands pas.
Le défilé de cercueils
Ainsi, au-delà de l’histoire proprement dite, le Nosferatu de Murnau est-il un véritable poème cinématographique. Il est impossible de citer toutes les superbes images que ce film propose. Mais entre les magnifiques gros plans d’animaux (les loups, le polype à tentacules, les rats, les araignées et, pour finir, le coq), l’arrivée de la charrette, la vision du château (au sommet d’une montagne) du comte Orlok, la sublime séquence du bateau, Nosferatu rejoignant sa nouvelle demeure avec son cercueil sur une barque, la diffusion de la peur et le défilé de cercueils, le lynchage de Knock, le sacrifice d’Ellen et, enfin, la mort du vampire lorsque Nosferatu s’efface, aux premiers rayons du soleil, ne laissant qu’un panache de fumée, tout ou presque est splendide et chaque nouvelle vision du chef d’oeuvre de Murnau offre une nouvel enchantement. Certes il s’agit là d’une poésie du cauchemar – d’une symphonie de l’horreur comme le dit justement le titre original du film[11] – mais surtout d’une pure poésie de cinéma[12].
L’effacement de Nosferatu
Dans ces conditions, on comprend l’immense influence du film. Certes, il n’a pas été sans créer de controverses. Et Siegfried Kracauer[13] a pu se baser sur celui-ci pour argumenter sa célèbre théorie voyant dans ce vampire (aux doigts crochus) la représentation du juif venant pervertir le sang allemand soit l’incarnation des peurs d’une Allemagne protonazie[14]. Mais, au-delà de celles-ci, on retiendra surtout que Nosferatu aura définitivement imposé la lumière expressionniste et que celle-ci, dans les décennies suivantes, ne cessera d’être utilisée au point que certains genres (comme le film noir américain des années 1940 et 1950) n’auraient sans doute pu exister sans celle-ci. De plus, l’idée d’un personnage aspirant la lumière sera largement reprise que ce soit dans des films mineurs comme le Star Wars de George Lucas (1977 ; avec Dark Vador) ou dans des chefs d’oeuvre comme le 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968 ; avec le monolithe[15]). Bref, le film de Friedrich Wilhelm Murnau est bel et bien un mythe fondateur du cinéma et de très nombreux films rendront par la suite explicitement hommage – Nosferatu, fantôme de la nuit (Werner Herzog, 1978); Batman returns[16] (Tim Burton, 1992) ; Dracula (Francis Ford Coppola, 1992) ; L’ombre du vampire (Elias Mehrige, 2000) – à Nosferatu. De plus, après ce film, le vampire sera présent partout au cinéma mais pas forcément dans des chefs d’oeuvre. J’y reviendrai dans le troisième texte de cette série.
L’ombre de Nosferatu
Ran
[1] Et comme la matrice de tous les livres traitant du thème du vampire qui suivront celle-ci.
[2] Sept ans après Naissance d’une nation (David Wark Griffith, 1915).
[3] Bien que son influence soit très partiellement minorée par le fait que l’œuvre la plus importante de Friedrich Wilhelm Murnau soit – incontestablement – L’Aurore.
[4] Ou Nosferatu.
[5] On trouve néanmoins certaines versions de Nosferatu qui ont repris – pour des raisons aussi incompréhensibles que stupides… – le nom des personnages du Dracula de Bram Stoker.
[6] On sait que la lourdeur que peut provoquer la quasi-inévitable obligation de présenter des cartons explicatifs dans un film muet préoccupe Friedrich Wilhelm Murnau (cinéaste qui n’aura – malheureusement – pas l’occasion de réaliser des films parlants). Ainsi, dans Nosferatu, il choisit de présenter des intertitres intradiégétiques. Dans Le dernier des hommes (1924), il tentera – et réussira presque – à faire un film muet sans intertitres.
[7] Et ce en quoi Nosferatu aura la plus grande influence.
[8] Rappelons que ce courant est né avec Le cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1920) et qu’il obéit à des canons si précis (que Nosferatu – notamment parce qu’il est largement réalisé en décors naturels – ne remplit pas tous) que seuls quelques films sont, au sens strict, expressionnistes (au point qu’on parle parfois plutôt de courant caligariste). Mais le principal apport du cinéma expressionniste, au sens large, concerne la lumière. Et la lumière expressionniste – fondée sur une forte opposition entre les zones d’ombre et de lumière à l’intérieur d’un même plan et l’utilisation de sources lumineuses intradiégétiques (ou donnant l’impression de l’être) – continue toujours d’être utilisée aujourd’hui.
[9] Celui-ci étant, avec son homologue russe, le cinéma dominant à l’échelle européenne pendant les années 1920.
[10] Néanmoins, dans ce film, Friedrich Wilhelm Murnau se contente de plans fixes dans lesquels il sait – grâce à son sens du cadrage – créer une tension liée à l’entrée et à la sortie des personnages dans le plan. Dans Le dernier des hommes, Murnau tentera – avec bonheur – des expérimentations sur les mouvements de caméra contribuant encore un peu plus à faire progresser son art.
[11] Le titre original du film est Nosferatu, une symphonie de l’horreur. En France, le film a été diffusé sous le nom de Nosferatu le vampire. Aujourd’hui, on tend à l’appeler simplement – comme je le fais dans ce texte – Nosferatu ou à reprendre le titre original allemand.
[12] L’anecdote du groupe des surréalistes est, à ce titre, intéressante. Enchantés par le film, ils citaient pour montrer sa beauté ce carton – inséré alors que Hutter arrive sur les terres du comte Orlok – : « Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre ». Or, ce texte résultait d’une mauvaise traduction… La grande poésie du film de Friedrich Wilhelm Murnau est bien une poésie de l’image et non du texte.
[13] Exposée dans De Caligari à Hitler.
[14] J’ai eu l’occasion de dire ce que j’en pensais dans mon premier texte sur Fritz Lang et Les Nibelungen (Fritz Lang, 1924). De plus, le propre de l’art n’est-il pas de poser question ?
[15] Si l’on considère qu’il s’agit d’un personnage…
[16] Ainsi, dans ce film, le personnage – maléfique – joué par Christopher Walken portera le nom (Max Schreck) de l’interprète de Nosferatu.
Commenter cet article