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Lolita

31 Juillet 2011 , Rédigé par Antoine Rensonnet Publié dans #Textes divers

Lolita soit un parfum de scandale qui rapidement s’évapore à cause d’un héros trop falot au point que le roman de Nabokov n’est pas oublié, des images-signes et un extraordinaire Peter Sellers et un jalon important de l’œuvre de Stanley Kubrick. Trois manières d’apprécier un même film.

 

Lolita (Stanley Kubrick, 1962)

 

Spécial Kubrick 

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Affiche de Lolita (Stanley Kubrick, 1962)

 

Au tout début de Lolita (1962), Clare Quilty (Peter Sellers) déclare « I’m Spartacus ». Ce personnage aux identités multiples reprend ainsi la plus célèbre des répliques de l’opus précédent de Stanley Kubrick, Spartacus (1960) donc, prononcée par de nombreux esclaves qui s’identifiaient au héros éponyme de l’œuvre (Kirk Douglas). Cette liaison affirmée entre deux films successifs – procédé que Kubrick reprendra dans Orange mécanique (1971) qui s’ouvre sur le regard face-caméra d’Alex (Malcolm McDowell) quand  2001, L’Odyssée de l’espace (1968) se refermait sur celui d’un fœtus géant – sonne comme une double affirmation. D’une part, le temps de l’apprentissage, brillant, est révolu. Stanley Kubrick n’a beau avoir que trente-quatre ans quand Lolita sort sur les écrans, il s’est déjà fait un nom. En cinq films. Notamment un parfait film noir, L’Ultime Razzia (1956), un film de guerre, Les Sentiers de la gloire (1957), qui a bénéficié d’un large écho et généré de grandes controverses en Europe et, enfin, en dirigeant, ce Spartacus, superproduction impersonnelle mais qui l’a installée comme l’un des réalisateurs importants d’Hollywood. Au surplus, ce péplum lui a permis de gagner la nécessaire indépendance pour mener à bien le projet Lolita, qu’avec son complice et producteur James B. Harris, il caresse depuis quelques années déjà. Œuvre qui doit lui permettre, malgré tous les succès déjà évoqués, d’entrer de plain-pied parmi les géants de son art – auxquels il sait pertinemment ne pas encore appartenir. Satisfaire sa monstrueuse ambition passe donc par l’adaptation du sulfureux roman (1955) de Vladimir Nabokov qui narre l’amour pédophile d’Humbert Humbert (James Mason dans le film) avec la toute jeune Lolita (Sue Lyon). Kubrick veut donc provoquer le scandale et montrer qu’il est (le seul) capable de transposer au cinéma une œuvre littéraire qui semble ne pouvoir l’être, choses que la campagne de publicité (« Comment ont-ils osé faire un film de Lolita ? ») se charge d’annoncer. D’autre part, il souhaite, bien qu’il se soit attaché les services de Nabokov, officiellement auteur du scénario[1], s’approprier Lolita d’où la phrase de Quilty qui rappelle, dès l’entame, que nous sommes chez Kubrick, non chez Nabokov.

 

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Lolita (Sue Lyon)

 

Las, le film, qui n’est nullement dénué de qualités, s’avère très inférieur au roman qui lui sert de base et ne fera pas encore entrer son auteur au panthéon du cinéma. Il lui faudra attendre Docteur Folamour (1964) et surtout 2001, L’Odyssée de l’espace pour devenir l’un des plus grands de son art. Sans surprise, le principal défaut tient à l’édulcoration mais celle-ci n’est pas tant liée au fait que Kubrick ne puisse montrer la relation amoureuse d’Humbert Humbert et de Lolita ou au fait que Sue Lyon (14 ans au moment du tournage mais qui paraît, tout en gardant un soupçon de grâce enfantine, un peu plus vieille) n’est pas l’âge de la « nymphette » du roman. Non, elle vient du personnage central. Humbert Humbert, donc. Lolita, le livre, se présente comme un mémoire-confession de celui-ci. Logiquement, le film donne la voix-off à son héros mais Kubrick ne semble jamais vraiment savoir qu’en faire. De sorte que l’on ne comprend jamais d’où Humbert Humbert (nous) parle alors qu’il se contente de courtes interventions factuelles sans jamais décrire ses sentiments. Aussi aucun érotisme, potentiellement scandaleux, ne se diffuse-t-il réellement. Surtout, le personnage de roman créait une étrange répulsion/fascination par son désir pédophile constant pour les fillettes, son amour licencieux mais véritable pour Lolita et son dégoût de soi-même. Ici, il apparaît assez terne, presque falot. Clare Quilty, alias le docteur Zemph, lui parle lors d’une séquence du risque d’une « répression de la libido » chez Lolita. Mais c’est bien le héros qui semble ici souffrir de celle-ci. Certes, le dialogue laisse clairement entendre qu’il est l’amant de Lolita (ce que nul ne peut ignorer avant de découvrir le film) mais son amour pour la jeune fille semble pour le moins platonique. Décidément, cet Humbert Humbert ne saurait vraiment choquer la bonne conscience. Il n’est en rien « monstrueux » mais simplement faible (il ne cesse de s’écrouler en larmes) et valétudinaire, impression renforcée par le jeu étonnamment figé d’un James Mason que l’on sait capable d’être si séduisant et onctueux (ainsi dans La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock en 1959). Humbert Humbert devient ainsi, successivement, le jouet et le prisonnier de deux femmes. D’abord, la possessive, égocentrique et très extravertie Charlotte Haze (Shelley Winters), mère de Lolita, épousée pour approcher sa fille, qui phagocyte son existence et qu’il rêve de tuer. On y reconnaîtra la figure hitchcockienne classique du rapport homme/femme[2] (confirmé par la présence d’autres personnages féminins qui, tous, tentent de séduire le héros) mais le film ne développe guère ce propos. Ensuite, après le décès accidentel de Charlotte et alors qu’il peut vivre avec Lolita, Humbert Humbert garde de sa fadeur et sa passion, même dans les scènes de jalousie, n’explose jamais, jusqu’à presque apparaître simplement paternelle. Il est, comme avec Charlotte, l’esclave de Lolita – ce que marquent ces superbes plans (qui composaient déjà le générique initial) dans lesquels il lui vernit les ongles de pieds. On les croirait droit sortis de La Rue rouge (1945) et, à la vérité, au-delà de leur beauté plastique, ils tendent à confirmer qu’Humbert Humbert n’a guère plus de personnalité, ce qui le rend tout de même assez touchant, que le héros (Edward G. Robinson) du film de Fritz Lang.

 

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Humbert Humbert (James Mason) et Charlotte Haze (Shelley Winters)

 

Aussi Lolita n’est-il pas le chef-d’œuvre espéré par son auteur et est loin de faire oublier sa source. De ce point de vue, il déçoit. Néanmoins, il n’est pas sans intérêt. Ne serait-ce que parce qu’il n’ennuie pas tout au long de ses cent cinquante minutes, la course-poursuite d’Humbert Humbert à travers les Etats-Unis retenant l’attention. En outre, la beauté formelle – même si elle est encore éloignée de celles des futures grandes fresques kubrickiennes (2001, L’Odyssée de l’espace ; Barry Lyndon en 1975 ;  Eyes Wide Shut en 1999) – est constante. Mais, il y a plus. C’est logiquement par le cinéma et par différenciation avec le roman que Kubrick imprime sa marque. Deux vecteurs y président. Le premier tient à ces images-signes que le réalisateur sait composer et qui ne seront pas oubliées. Avec Lolita bronzant, mâchant du chewing-gum ou buvant du coca-cola, c’est tout un univers pop qui est mis en scène. Bien que l’œuvre soit en noir-et-blanc, elles s’impriment en couleurs, grâce à la publicité, dans l’imaginaire collectif. Les situations sont certes déjà présentes dans le roman, qui insiste beaucoup sur la vulgarité de Lolita, mais leur puissance est démultipliée par l’image kubrickienne. C’est la civilisation de la consommation qui, ici, est remarquablement mise en scène. En question également puisque la dernière rencontre entre Humbert Humbert et Lolita montre cette dernière vieillie, mariée à un jeune homme bien sympathique (Richard T. Schiller – Gary Cockrell) mais sans le moindre charme et enceinte. Fondue, donc, dans une normalité dans laquelle, hors la nécessité de l’argent qui permet de poursuivre de pauvres rêves qui n’en sont même pas, rien n’a plus de sens, surtout pas l’amour, frappé, Lolita en a conscience, de complète banalisation (« Dick est gentil. Nous sommes heureux. Mais ce n’est pas pareil [qu’avec Quilty] » affirme, sans désespoir ni illusions, la future mère de famille qui, selon son mari, adore les chiens et les enfants). L’ironie cruelle et amère de Kubrick ressort dans cette avant-dernière séquence. Néanmoins, il « sauve » le personnage de Lolita en lui permettant d’exprimer ses sincères regrets devant Humbert Humbert. Car avec lui, elle aurait triché puisqu’elle n’a jamais aimé que Clare Quilty. C’est d’ailleurs avec l’« invention » de ce curieux protagoniste, complètement transformé par rapport au roman, que Kubrick crée définitivement son propre Lolita. Quilty est ainsi un pur personnage de cinéma notamment parce que, accompagné ou non de sa maîtresse sadique (Vivian Darkbloom – Marianne Stone), il ne cesse, tel un fantôme, d’apparaître et de disparaître de l’écran. Au moyen d’une structure en flashback, il est logiquement de la première séquence et, par la suite, sa perversion protéiforme change radicalement le cours de l’œuvre. Si Humbert Humbert est fort aseptisé, Clare Quilty, lui, intéresse d’autant qu’il se démultiplie en empruntant de nombreuses identités, se lançant dans des monologues comiques aussi improbables qu’incompréhensibles. Il apporte, à lui seul, cette dimension d’outrance qui manque par ailleurs à un film trop sage. On comprend dès lors que Lolita n’ait aimé que celui qu’elle compare à un magicien qui aurait usé de tous ses tours. C’est ainsi qu’il se présente dans le film sur lequel son ombre ne cesse de planer. Il constitue, tout à la fois, le danger et la folie tant espérés. Celui qui, vraiment, corrompt Lolita. Le double polymorphe d’un Humbert Humbert qui se rêvait seul (« Il ne t’ait jamais venu à l’idée que tu n’étais pas le centre du monde » lui dira Lolita à la fin du film). Le héros, par amour, puisqu’il n’aura réellement vécu qu’à travers son aventure avec Lolita, mais surtout pour lui-même, le tuera donc (à travers, nouvelle image-signe qui servira pour le générique de fin, un portrait de jeune femme troué par les balles). Contrairement aux apparences, cela n’entraîne pas sa perte mais lui donne un peu de cette force, de ce supplément d’âme, qui lui fait cruellement défaut. On ira même jusqu’à dire que c’est là le seul crime commis par Humbert Humbert, le seul moment du film où il semble réellement pêcher contre une morale conventionnelle. Aussi le choix de Stanley Kubrick, au-delà des fameux mots de Quilty qui lui donnent un avatar supplémentaire et sont pleinement liées au passé du réalisateur, de commencer son film par cette scène – qui, répétée, le boucle – s’éclaire-t-il. S’il n’efface pas toutes les scories de Lolita et ne suffit pas à donner à son héros un immense charisme, Clare Quilty, porté par un extraordinaire Peter Sellers, élève l’œuvre et le personnage principal et leur permet d’échapper à la médiocrité. Ce qui, couplé aux images précedemment évoquées, finit par faire de Lolita une réussite.

 

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Clare Quilty (Peter Sellers) et Humbert Humbert

 

Mais, celle-ci, on l’aura compris, n’est que partielle. Ce qui ne saurait satisfaire un Stanley Kubrick. Un mot, prononcé par l’héroïne à la toute fin du film, résonne presque comme un aveu : Lolita a quitté Clare Quilty car elle a refusé de tourner le « film spécial » que celui attendait d’elle. Là réside l’échec de Kubrick (qui, évidemment, ne souhaitait pas réaliser une œuvre pornographique de bas-étage) : il n’aura pas su faire de Lolita un vrai « film spécial », qualificatif qu’on accordera volontiers au roman de Nabokov. Aussi n’a-t-on, in fine, à faire qu’à un jalon, encore mineur, d’une filmographie qui atteindra bientôt les sommets que l’on sait. Il n’en est pas moins important et conditionne la suite de la carrière de son auteur. Docteur Folamour, opus suivant du cinéaste et, à notre sens, son premier vrai chef-d’œuvre, se nourrit de Lolita. Ne serait-ce que parce qu’il donne l’occasion à Kubrick de continuer à choquer (et bien plus !) et de collaborer à nouveau avec Peter Sellers qui, encore une fois, se fait ubiquiste en tenant trois rôles. Dont celui qui donne son nom au film. Et le docteur Folamour est un ancien scientifique nazi doté d’un fort accent allemand – le même que celui que Quilty, déguisé en docteur (!) Zemph, adopte lors de sa conversation avec Humbert Humbert. Au-delà, adapté d’un livre sérieux sur une possible guerre nucléaire (Red Alert de Peter George), Docteur Folamour est un film comique, tournant à la bouffonnerie, ce qui lui donne toute sa saveur. Une telle fibre, lors des séquences avec Quilty, était, par bribes, déjà présente dans Lolita. En outre, en étant un succès commercial, cette œuvre a définitivement assuré à Kubrick son indépendance. Surtout elle l’aura rassurée sur sa capacité à créer des images marquantes. Toujours, par la suite, la puissance pure de l’image sera au cœur de ses films[3]. Par exemple, dans Barry Lyndon, où il construit, par son art, des « toiles » proches de celles des peintres du XVIIIe siècle – ce qui sonne comme un rappel du plan final de Lolita. On remarquera aussi que la référence au nazisme, permanent soubassement de la réflexion artistique de l’auteur mais jamais frontalement traité[4], est assez directement présente dans Lolita à travers les rapports entre la jeune fille et sa détestable mère (l’une des disputes entre les deux se concluant par un moqueur « Sieg Heil ! » de la première à l’intention de la seconde) notamment parce que le camp de vacances dans lequel est envoyé Lolita – afin que Charlotte puisse profiter à loisir d’Humbert Humbert – est pensé par les deux (Lolita en parlant comme d’une « prison ») comme un camp de concentration.

 

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Clare Quilty (grimé en docteur Zemph)

 

Ce n’est pas tout. Si Lolita est un ultime (beau) brouillon dans l’œuvre de Stanley Kubrick, c’est donc qu’il est inabouti. L’auteur voudra alors dépasser, par la suite, les limites sur lesquelles il avait alors butées. Ce sera essentiellement par Orange mécanique, nouveau film pop (et presque pré-punk) ayant une veine comique affirmée mais totalement baroque quand Lolita restait formellement classique. Ce chef-d’œuvre permet à Kubrick de réussir là où il avait précedemment échoué. Les ingrédients communs, dont la perversité sexuelle et l’adolescence, sont nombreux entre les deux films. Sauf que, cette fois-ci, le cinéaste signe une œuvre réellement subversive qui provoque le scandale espéré avec Lolita. Ce qui est largement lié à l’ambiguïté que semble revêtir le film, celle-ci venant pour beaucoup d’une voix-off ici très finement utilisée qui crée nécessairement une empathie pour un héros, le jeune Alex, que la morale, plus ou moins conventionnelle, jugera bel et bien comme « monstrueux ». On est aussi loin, on le comprend, du Humbert Humbert kubrickien que proche (jusque dans les jeux de langage) de celui de Vladimir Nabokov. Mieux, Kubrick, en se saisissant du récent roman d’Anthony Burgess (L’Orange mécanique – 1962), le vampirise complètement jusqu’à le presque faire disparaître des mémoires[5]. Ce qui avait été loin d’être le cas de Lolita qui, avant tout, reste un livre de Nabokov avant d’être un film de Kubrick. Avec Orange mécanique, ce dernier obtient donc le triomphe total que n’avait donc pas été son Lolita. Cela ne suffit encore pas tout à fait car Orange mécanique n’a pas cette dimension amoureuse que recèle Lolita mais qui y restait inaccomplie. Avec sa dernière œuvre, Eyes Wide Shut, Kubrick signera son grand film d’amour (notamment sur la liaison sexe/amour) corrigeant définitivement l’ensemble des failles de Lolita puisque Bill Harford (Tom Cruise), en héros passif et guidé par un obsessionnel fantasme, se montre bien plus convaincant qu’Humbert Humbert. Le réalisateur aura même la possibilité de tourner une magnifique, troublante, répugnante et surtout marquante scène d’orgie, celle-là même dont les restes, dans la demeure de Clare Quilty, ornaient la première séquence de Lolita mais qui ne pouvait y figurer. Il reviendra aussi sur la civilisation de la consommation, le bonheur « normal » et l’ordre social. Ainsi allait Stanley Kubrick, dont le génie naissait aussi de la volonté de ne pas se satisfaire de ce qui lui semblait, à juste titre, imparfait au point de toujours revenir dessus ce que le montre également son cycle de films de guerre qui s’étend, en passant par Les Sentiers de la gloire et Docteur Folamour, du médiocre et pataud Fear and Desire (1953) jusqu’au si subtil et sublime  Full Metal Jacket  (1987). Aussi ses films quelque peu décevants au regard des standards qu’il allait fixer, qui, comme ce Lolita, valent tout de même beaucoup par eux-mêmes, doivent aussi s’apprécier à l’aune de l’ensemble d’une œuvre qui s’affine et connaît une évolution crescendo – jusqu’à tutoyer l’absolu.

 

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Humbert Humbert et Lolita

 

Antoine Rensonnet

 

 

[1] Nabokov figure au générique comme tel mais son script, qui n’était pas adapté à la forme cinématographique, a été très largement retravaillé par Kubrick et ses collaborateurs.

[2] Hitchcock la met complètement au jour dans Fenêtre sur cour (1954).

[3] Sur ce point, voir le premier texte de la troisième partie de notre étude, « Stanley Kubrick, la nature humaine entre trivialité et absolu » publiée dans « Textes divers ».

[4] Sur le rapport au nazisme, point nodal de l’inspiration créatrice de Stanley Kubrick, voir notre texte « Aryan Papers : The greatest movie never made ? » publié dans « Textes divers ».

[5] Sur la vampirisation des autres arts, notamment la littérature, par Stanley Kubrick, voir le deuxième texte de la deuxième partie de notre étude, « Stanley Kubrick, la nature humaine entre trivialité et absolu » publiée dans « Textes divers ».

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