Miller’s Crossing (1)
Après avoir signé deux premiers films très réussis qui les avaient installés parmi les auteurs qui comptent à Hollywood, les frères Coen, sans renoncer à leur humour, accèdent à la pleine ambition avec leur troisième opus, Miller’s Crossing. Leur volonté est claire : réaliser un premier chef d’œuvre. La réussite sera totale. Retour en cinq points – et deux parties – sur celle-ci.
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Affiche de Miller’s Crossing (Joel et Ethan Coen, 1990)
Après avoir signé deux premiers films très réussis, Sang pour Sang (1984) et Arizona Junior (1987), qui les avaient installés parmi les auteurs qui comptent à Hollywood, Joel et Ethan Coen, sans renoncer à leur humour – dont de nouvelles dimensions allaient ici se révéler –, accèdent à la pleine ambition avec leur troisième opus, Miller’s Crossing (1990). Leur volonté est claire : réaliser un premier chef d’œuvre. La réussite sera totale. Retour en cinq points sur celle-ci.
Sommaire actif :
a. Vampirisation du cinéma et création d’une ambiance
b.Le chapeau, la position du spectateur et la concession faite au chien
c. Tom Reagan, centre absolu et paradoxal : le maître du scénario
a.Vampirisation du cinéma et création d’une ambiance
Tom Reagan (Gabriel Byrne)
L’action de Miller’s Crossing se déroule en 1929 dans une ville moyenne américaine (jamais nommée) gangrénée par le crime. Il ne s’agit pas là de signer un quelconque film historique mais bien d’en appeler au passé du cinéma. Ce geste deviendra une caractéristique du travail des frères Coen, la quasi-totalité de leurs films ultérieurs étant situés dans un passé proche qui remobilise des figures et des références classiques de leur art. Le processus de vampirisation, commun à bien des grands cinéastes contemporains (Tim Burton, David Lynch, Quentin Tarantino,…), passe donc d’abord, chez eux, par un déplacement temporel et il atteindra son apogée avec The Barber (2001), hommage direct au film noir des années 1940-1950. Ici, l’univers, parfaitement recréé par les frères Coen, est typique des films de gangsters du début des années 1930 (parmi lesquels on peut citer Le Petit César de Mervyn LeRoy en 1931 ou Scarface d’Howard Hawks de 1932). Notons bien qu’il n’y a aucune volonté de réalisme dans cet exercice de style apparemment purement ludique, l’idée étant de recréer une ambiance, une atmosphère (une « stimmung » serait-on tenté d’écrire…) qui fait appel à des codes et des représentations connus du spectateur – ce qui permettra, on le verra, de mieux l’embrouiller tout au long de l’œuvre.
Leo O’Bannion (Albert Finney) et ses hommes
Jugeons-en : nous voici en pleine guerre entre deux gangs rivaux, ceux de l’Irlandais Leo O’Bannion (Albert Finney) et de l’Italien Johnny Caspar (Jon Polito), les autorités, traitées en larbins, le maire (Richard Woods) et le chef de la police (Thomas Toner) en tête, étant successivement aux ordres de l’un et de l’autre. Dans ce monde très typé, s’ébrouent de nombreux personnages qui appartiennent à l’une (Tom Reagan – Gabriel Byrne –, bras droit de Leo) ou l’autre (l’inquiétant Eddie le Danois – J. E. Freeman –, âme damnée de Johnny Caspar) bande ou jouent en solitaire, tels Bernie Bernbaum (John Turturro) et Mink (Steve Buscemi), en essayant de profiter des nombreuses combines autour de rencontres sportives truquées pour gagner un maximum d’argent. Dans ce monde très masculin, une seule femme, Verna (Marcia Gay Harden), dispose d’un rôle important. Evidemment, c’est par elle que se précisera le drame puisque, maîtresse de Leo, elle exige que celui-ci protège son frère Bernie que Johnny Caspar veut voir absolument mort. Cela entraînera le début de la guerre entre les deux clans. En outre, elle trompe Leo avec Tom ce qui sera à l’origine de la rupture entre les deux hommes. Et le film nous proposera d’ailleurs de suivre à la trace ce surprenant Tom Reagan qui sera le point d’ancrage de Miller’s Crossing et, du moins peut-on raisonnablement le penser, notre guide à travers le « milieu » et cette ville dans laquelle la corruption, la trahison, les coups bas, les doubles jeux, les machinations, les manipulations en tout genre et le mensonge règnent en maîtres, dont les fusillades rythment la vie et où l’alcool (malgré la prohibition) coule à flots.
b.Le chapeau, la position du spectateur et la concession faite au chien
Le chapeau dans le générique de Miller’s Crossing
Nous voilà donc en terra cognita puisque les frères Coen remobilisent l’univers du film de gangsters des années 1930. En outre, qu’il s’intègre au cycle des films noirs des années 1940-1950, qu’il renaisse sous une forme grave, avec la série des Parrain (Francis Ford Coppola, 1972, 1974 et 1990) – à laquelle la séquence d’ouverture de Miller’s Crossing fait explicitement référence – et de nombreuses œuvres de Martin Scorsese, ou légère (ce que la première scène semble également annoncer) avec, par exemple, L’Arnaque (George Roy Hill, 1973), le genre a connu de nombreuses déclinaisons et a toujours vécu. Et ce monde fait de combines, de corruptions, de fusillades, cette immense toile d’araignée que toute cette galerie de personnages – le fameux « milieu » – a tissée et dans laquelle tous se débattent ne saurait, a priori, surprendre le spectateur quelque peu averti. Sauf qu’il s’aperçoit bien vite qu’il ne comprend rien ou pas grand-chose et va jusqu'à perpétuellement se leurrer sur les actions d’un héros qu’il suit pourtant pas à pas. Confondant film de gangsters et film noir, il croit reconnaître dans les nombreux passages à tabac et les importantes pertes au jeu (qui le placent en bien fâcheuse posture vis-à-vis de son créancier Lazarre) que subit Tom Reagan les signes évidents d’un héros qui serait balloté par un destin contraire. Il se trompe lourdement mais ne le découvrira, fort marri mais très heureux de s’être, lui aussi, laissé prendre au piège qu’à l’extrême fin de l’œuvre.
Bernie Bernbaum (John Turturro)
En attendant, une chose lui apparaît à peu près certaine : Tom Reagan est très attaché à son chapeau passant son temps à le perdre et à le récupérer et allant jusqu’à en rêver la nuit. Bref, le héros a beau déclarer qu’« il n’y a rien de plus con qu’un type qui courre après son chapeau », cela n’apparaîtra que comme un mensonge supplémentaire de la part de ce personnage qui n’en est guère avare. Il y a donc identification entre Tom et son couvre-chef que l’on voit dès le générique, qu’il ira rechercher chez Verna dès que celui-ci sera achevé et qu’il replacera correctement dans l’ultime plan du film. Faisons tout de même quelques remarques sur cette omniprésence du chapeau dans Miller’s Crossing. On notera tout d’abord qu’il n’est pas rare que le héros coenien soit défini par un rapport obsessionnel – ce qui participe de son baroquisme – à un objet à l’image du duc (Jeff Bridges) et de son tapis dans The Big Lebowski (1998). Et que celui-ci ait un rapport plus ou moins étroit avec les cheveux se présente également dans O’Brother (2000) puisque Ulysses Everett McGill (George Clooney) a un perpétuel besoin de gomina (et ne parlons même pas des réflexions métaphysiques d’Ed Crane – Billy Bob Thornton –, dans The Barber, sur la pousse et le coupe des cheveux). L’objet chapeau de Miller’s Crossing s’inscrit dès lors parfaitement dans un univers coenien encore au stade des fondations. Par ailleurs, il participe pleinement de cette définition d’un monde, cette fois-ci interne au seul Miller’s Crossing, dont il était question précedemment puisque il appartient au code vestimentaire du gangster des années 1930 au même titre que la grosse mitraillette. Aussi que Tom y soit aussi attaché est finalement somme toute logique car, dans ce monde qui est le sien, le chapeau définit l’homme. Et c’est en passant à l’ex-boxeur « Drop » Johnson (Mario Todisco) le chapeau (nécessairement) bien trop petit d’un Bernie Bernbaum qui l’a fort négligemment oublié que Tom administrera la preuve que les deux hommes sont bien en train de monter un coup.
Tom Reagan et Verna Bernbaum (Marcia Gay Hayden)
Dans ces conditions, on pourrait hésiter à proposer une quelconque réflexion sémiologique sur les couvre-chefs. Elle ne peut que s’avérer, en effet, que fort pauvre puisque que peut-on bien trouver à dire à part que le chapeau est ce qui protège une tête dans laquelle Tom, homme qui, toujours, éprouve la nécessité de réfléchir et passe pour un « malin », garde si jalousement ses secrets ? Certes, mais c’est le principe même de fonctionnement du film qui se révèle ainsi ou, plus exactement, la position très spécifique que le spectateur est amené à y occuper. Car le cerveau de Tom ne nous est pas ouvert – notons qu’il n’y a pas de voix-off ce qui contribue encore à éloigner le film du genre noir – et nous avons beau toujours le suivre et être persuadé de bien connaître le monde (puisqu’il s’agit d’une représentation classique au cinéma) dans lequel il s’agite, force est de constater que nous sommes bien vite « largués » (à l’inverse du héros) dans toutes ces intrigues. Et, peu à peu, une sensation de perte gagne le spectateur. S’il lui arrive d’être mis au courant de l’événement en même temps que Tom, il est très fréquent qu’il ait conscience d’avoir un temps de retard sur le personnage. Car, après tout, ce « milieu », il le connaît et le fréquente et, nous, nous n’en connaissons que des doubles cinématographiques. Aussi lorsque l’œuvre connaît son dénouement, nous découvrons, un peu effarés, qu’entre ce que nous savions (ou pouvions deviner) et la somme d’éléments possédés par Tom, un véritable gouffre existait. Ainsi, protégées par son chapeau, les pensées de Tom resteront impénétrables presque jusqu’au bout (et, en outre, nous ne pouvons, concernant ses motivations profondes, que nous perdre en conjectures …).
Le petit garçon (Kevin Dearie), le chien (appelons-le Ran) et le cadavre de Rug Daniels (Salvatore H. Tornabene)
Ainsi les frères Coen jouent-ils avec leur spectateur et ce même quand ils lui offrent, par unique exception dans le film, une information non connue de Tom. Celle-ci concerne non un chapeau, mais une perruque. Tom, en effet, ne comprendra jamais pourquoi le meurtrier d’un certain Rug Daniels (Salvatore H. Tornabene) – Mink, en l’occurrence – l’a dépossédé de celle-ci. Nous, nous le savons. Ce n’est pas Mink qui a commis ce geste discourtois mais un petit garçon (Kevin Dearie) qui a découvert le corps dans la rue. Et cette scène – d’apparence anodine –, nous la suivons à travers le regard… d’un chien. Et voilà révélée la position du spectateur dans Miller’s Crossing !
c.Tom Reagan, centre absolu et paradoxal : le maître du scénario
Tom Reagan
Mais revenons au héros, Tom Reagan. Celui-ci est de toutes les séquences ou presque (il n’est absent que de quatre – sans compter le générique – et, à l’exception de celle relevée plus haut, il ne s’y passe rien, la plupart étant de sanglantes fusillades, qui ne lui échappe). Il est donc le centre absolu de l’œuvre ce qui n’est pas rare chez les frères Coen puisque nombre de leurs films – citons Barton Fink (1991), The Big Lebowski, The Barber ou A Serious Man (2009) – sont construits autour d’un héros unique et omniprésent. Tom Reagan n’en est pas moins un centre paradoxal puisqu’il occupe une position périphérique dans la guerre des gangs que se livrent Leo O’Bannion et Johnny Caspar et n’a, a priori, guère plus d’importance dans cet univers de gangsters qu’un Bernie Bernbaum, qu’un Mink ou qu’un Eddie le Danois. De plus, il est seul – du moins après sa rupture avec Leo –, a avoir plus d’ennemis certains que d’alliés sûrs et est criblé de dettes. Dans ces conditions, il apparaît mal placé pour jouer un rôle décisif dans une guerre absolue qui, en toute logique, devrait le dépasser. Mais l’univers coenien n’est pas régi par la logique (si ce n’est celles des nécessités internes des œuvres) et Tom finit par dominer cet univers en se rendant indispensable, disposant, à l’évidence, d’une intelligence et surtout d’un charisme très supérieurs à ceux des autres personnages. Il n’en pas moins, en fonction des éléments exposés plus haut, un « centre périphérique » (contrairement, par exemple, à Michael Corleone – Al Pacino – dans la série des Parrain) et, au travers de cette curieuse situation du héros, on comprend mieux le titre de l’œuvre. Le film, en effet, prend pour cadre une ville dont on ne s’éloigne (quatre fois en comptant le générique) que pour aller dans la forêt toute proche, au lieu dit Miller’s Crossing. Celui-ci ne constitue donc aucunement le centre géométrique de l’espace du film mais il lui donne tout de même son nom. Cette espace renvoie donc à la position même du héros, celle d’un centre excentré. C’est donc bien ce que ce sont, et Tom Reagan et Miller’s Crossing, dans le film.
Verna Bernbaum et Tom Reagan
Et, comme souvent dans une œuvre des frères Coen, il s’agit, pour les personnages, de maîtriser complètement l’espace les entourant mais aussi – ce qui apparaît plus spécifique à cette œuvre – la durée car l’univers de Miller’s Crossing semble comme un puzzle mouvant dont les pièces ne cessent de se modifier. Et ce monde dynamique, Tom finit, à l’insu de tous (et du spectateur en particulier), par le maîtriser totalement quand bien même, en de nombreuses occurrences, les événements semblent lui échapper, qu’il se fait violemment frapper une bonne demi-douzaine de fois et qu’il frôle la mort à plusieurs reprises. Mais, in fine, tout va dans son sens et le plan complexe qu’il met en place fonctionne à merveille s’achevant sur une réussite totale. Ainsi, dans l’univers coenien, Tom Reagan inaugure ces personnages qui, nimbés d’une aura quasi-fantastique, seront protégés par le destin. Tom est donc le cousin (un peu éloigné, certes) du duc ou de l’Anton Chigurh (Javier Bardem) de No Country for Old Men (2007) et l’exact inverse de Barton Fink (John Turturro), Larry Gopnick (Michael Stuhlbarg dans A Serious Man) et d’Ed Crane. Pour ce dernier, vrai héros de film noir (les frères Coen respectent d’ailleurs beaucoup mieux les codes de ce genre dans The Barber qu’ils ne le font avec ceux – certes moins établis notamment au niveau esthétique – du film de gangsters du début des années 1930), l’enjeu est de pouvoir s’affirmer et il n’y parvient qu’au prix d’une condamnation à mort ayant totalement échoué dans ses (rares) tentatives d’avoir prise sur les événements. Au moyen de la voix-off, il nous raconte son histoire, un magazine lui ayant demandé de décrire les sentiments d’un homme qui va mourir, et reconstruit, a posteriori, le scénario d’un film qui lui a complètement glissé entre les mains. A l’inverse, Tom n’a nul besoin d’une voix-off (qui, pourtant, serait bien utile au spectateur…) et ne cesse d’agir et d’avoir prise sur les événements même si certains d’entre eux constituent de malencontreux contretemps.
Tom Reagan et Bernie Bernbaum
Tom, dans la réalisation de son plan, est donc l’exemple paradigmatique d’un personnage qui s’est emparé du scénario du film, le mettant méthodiquement en place pour le faire aller dans le sens exact de ce qu’il souhaite. Aussi la référence à Fenêtre sur cour (1954) – dans l’appartement de l’ex-boxeur « Drop » Johnson, on voit l’affiche de l’un de ses combats contre un certain Lars Thorvald, Lars Thornwald (Raymond Burr), avec un « w », étant le tueur dans Fenêtre sur cour – n’est-elle pas innocente. Dans le film de Alfred Hitchcock aussi, Jeff Jeffries (James Stewart) construisait son scénario (Lars Thornwald aurait tué sa femme) mais, à la différence de Tom et comme le spectateur, il restait passif. On peut alors aussi bien rapprocher Miller’s Crossing de deux autres films du « maître du suspense » : L’Inconnu du Nord-Express (1951) et La Mort aux trousses (1959). Dans le premier, Bruno Anthony (Robert Walker) proposait un scénario (un échange de meurtres) à Guy Haines (Farley Granger) alors que, dans le second, Roger Thornhill (Cary Grant), d’abord impliqué par erreur dans un plan de la C.I.A., prenait progressivement mais finalement complètement l’histoire à son compte. Dans Miller’s Crossing, scénario et plan d’ensemble de Tom (qui aura donc bien, lui qui n’arrêtait pas de perdre au jeu, « joué comme un champion comme le lui dira Leo) ne cessent donc de se rapprocher jusqu’à parfaitement coïncider et ce à la grande confusion de la plupart des protagonistes et, dans une certaine mesure, du spectateur.
Tom Reagan et Leo O’Bannion
C’est d’ailleurs le rapport entre héros et spectateur qui éloigne radicalement Miller’s Crossing des films précités d’Alfred Hitchcock (mais le rapproche, par contre, quand bien même la trajectoire suivie par les personnages principaux est totalement différente, de The Barber) : toute identification à Tom Reagan est impossible car, d’une part, on l’a déjà remarqué, le héros n’est pas au même niveau que le spectateur et celui-ci le suit sans savoir où il l’emmène (ce dont le spectateur a conscience mais il ne sait pas que Tom a un plan cohérent et que celui-ci est destiné à parfaitement fonctionner) et, d’autre part, il reste impénétrable et inaccessible quant à ses motivations profondes. Nous aurons certes accès à ce qui se jouait dans les méandres de son cerveau mais son cœur – sur lesquels plusieurs personnages s’interrogent au cours du film (ainsi Verna lui affirmera lors de leur dernière rencontre : « C’est toi tout craché Tom, menteur et sans cœur » alors que Tom, lui-même, avant d’exécuter froidement Bernie dira en réponse à l’exclamation de celui-ci, « Regarde dans ton cœur », « Quel cœur ? ») – nous demeurera insondable. Nul doute pourtant qu’il existe (même s’il faut peut-être effectivement creuser profondément comme le remarquera à un moment Verna) mais, à l’issue de Miller’s Crossing, reste tout de même une complète énigme : que voulait-il au juste cet étrange Tom Reagan, au-delà de la mise en œuvre d’un plan destiné à rétablir le pouvoir chancelant de Leo ? Et que gagne-t-il si ce n’est d’avoir pu effacer sa dette auprès de son créancier Lazarre ? Questions qui demeureront sans réponse à moins de verser dans une pauvre psychologie ce que n’invite guère à faire le film et qui gâcherait quelque peu le plaisir de sa vision. Tout juste remarquera-t-on que Tom entretient une étrange relation filiale avec Leo, faite de fidélité absolue (d’où son plan – dont le point principal, tuer Bernie, le frère de Verna, était clairement exposé dès le début du film mais se heurtait au refus de Leo) et trahison relative (il couche avec Verna, la maîtresse de Leo). Apparemment souhaite-t-il, à la fin du film, quitter ce monde qu’il maîtrise si bien et refuse de redevenir le bras droit de Leo. Il abandonne donc cette figure patriarcale en lui ayant permis de sauver son empire ; ce faisant, il lui rend peut-être tout ce que celui-ci lui avait un jour apporté. Mais ne lui dira-t-il pas, en conclusion du film – épaississant par là même son mystère – à propos de ses actes : « J’en sais rien. T’as toujours un bon motif pour agir, toi ? » Toujours est-il qu’il peut s’en aller sans aucune dette vis-à-vis de Leo. Miller’s Crossing est donc l’odyssée d’un solitaire qui, à l’extrême fin du film, part, libre et indépendant, vers plus de solitude encore, armé d’une certitude qu’il aura par deux fois – à Verna puis à Johnny Caspar – martelée (et, pour une fois, on peut être sûr qu’il ne ment pas) : « Personne ne connaît personne ». On ne poussera pas plus loin sur ce thème mais toujours est-il que, par son intelligence et surtout par son sens de l’honneur, et malgré ses mensonges, son double jeu, son ambigüité et même son meurtre de sang froid (alors que, longtemps, on avait cru qu’il n’était pas un tueur), Tom Reagan s’attire donc, en fin de compte, la pleine sympathie (à défaut d’une impossible empathie) du spectateur – quand bien même il aura berné celui-ci de bout-en-bout…
Tom Reagan
Ran
Note de Ran : 5
Miller’s Crossing (Joel et Ethan Coen, 1990)
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