Miller’s Crossing (2)
Après avoir signé deux premiers films très réussis qui les avaient installés parmi les auteurs qui comptent à Hollywood, les frères Coen accèdent à la pleine ambition avec leur troisième opus, Miller’s Crossing. Leur volonté est claire : réaliser un premier chef d’œuvre. La réussite sera totale. Suite et fin
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Sommaire actif :
a. Une maîtrise absolue de la mise en scène et l’invention d’un style propre
b.A propos de quelques séquences remarquables
a.Une maîtrise absolue de la mise en scène et l’invention d’un style propre
Une fusillade, scène « classique » du film de gangsters (avec l’apparition du réalisateur Sam Raimi),
dans Miller’s Crossing (Joel et Ethan Coen, 1990)
Cette pleine adhésion devant tant de maîtrise, le spectateur la réserve également au film lui-même. Cela n’est guère étonnant car dans Miller’s Crossing (Joel et Ethan Coen, 1990), modèle de rigueur scénaristique mais pas seulement, la position de Tom Reagan (Gabriel Byrne) renvoie très clairement à celle des auteurs qui auront livré là leur premier vrai chef d’œuvre. On a déjà mis au jour deux éléments qui participent de la force du film : la recréation de l’univers d’un film de gangsters des années 1930 et le jeu scénaristique autour du pivot Tom, qui le domine, et du spectateur, qui s’y perd. Il y en a d’autres qui interagissent avec le premier car, derrière une œuvre apparemment classique empruntant au passé du cinéma, les frères Coen jouent avec les codes du film de gangsters (beaucoup plus, donc, qu’avec ceux du film noir dans The Barber – 2001), les torturent et finissent par se permettre nombre d’audaces stylistiques pour proposer une œuvre baroque, novatrice et surtout très personnelle tant Miller’s Crossing est le lieu de l’invention d’un style propre – qui ne cessera de s’affirmer, en connaissant différentes modulations, dans la suite de leur carrière.
Johnny Caspar (Jon Polito)
Au-delà des passages obligés du film de gangsters et notamment des nombreuses fusillades (on peut en compter quatre ou cinq), on s’aperçoit bien vite que l’essentiel de l’action réside dans les dialogues même si, in fine, les résolutions viennent, bien sûr, par le meurtre, les coups que reçoit Tom n’étant guère que des épiphénomènes. Pour que ceux-ci soient efficaces, il faut des personnages réussis et tous, bien que volontairement stéréotypés – ce qui permettra notamment de définir la plupart d’entre eux, à la notable exception de Tom dont on ne sait rien du passé, par leur origine (le juif Bernie Bernbaum – John Turturro –, Eddie le Danois – J. E. Freeman –, l’Italien Johnny Caspar – Jon Polito –, l’Irlandais Leo O’Bannion – Albert Finney), ceci participant de la mise en scène du melting-pot américain –, le sont échappant, comme toujours chez les frères Coen, à la normalité et, partant, à la banalité. On se plaira, par exemple, à relever l’opposition entre le petit, rond et impulsif Johnny Caspar, qui amène la plupart des gags du film, et son bras droit, le grand, longiligne, et glaçant Eddie le Danois. Ce dernier, souvent filmé en contre-plongée pour accentuer son côté maléfique, est une saisissante figure de la mort incarnée comme le sera plus tard Anton Chigurh (Javier Bardem) dans No Country for Old Men (2007) – bien que le Danois connaisse, lui, l’échec. Tout ce « bestiaire » de gangsters, aux têtes plus patibulaires les unes que les autres, amène donc d’étonnants dialogues au cours desquels Tom est toujours présent. Souvent d’ailleurs deux personnages sont isolés et leur duo tourne à la confrontation alors que le mensonge a toute sa place dans les mots échangés. Cette omniprésence des dialogues ne doit pourtant pas laisser à penser que les frères Coen délaissent la mise en scène et se contentent de banals champs/contrechamps, entrecoupés de quelques séquences d’action violente. Au contraire, elle confine au grand art.
Eddie le Danois (J.E. Freeman) et Verna Bernbaum (Marcia Gay Hayden)
Souvent, les dialogues décisifs s’annoncent par un bruit (et le travail sur les bruitages est remarquable dans Miller’s Crossing), dont Tom reconnaît généralement la source avant le spectateur, qui permet d’annoncer l’événement qui va se produire sans que l’on ne sache aucunement de quoi il va s’agir. Toujours, les auteurs utilisent toutes les ressources offertes par la profondeur de champ – ce qui, assurément, n’est en rien caractéristique du film américain du début des années 1930 – plaçant leurs personnages dans de grandes pièces dont peut surgir, à tout instant, un élément de surprise.
b.A propos de quelques séquences remarquables
Verna Bernbaum
Aussi la mise en scène est-elle parfaitement maîtrisée, aussi bien que l’est le scénario par Tom, et elle permet aux frères Coen de proposer différentes séquences d’une grande audace stylistique. On n’en dressera pas ici un inventaire complet mais on choisira, pour finir, d’en évoquer trois. La première, sans doute celle qui impressionne le plus, montre à quels points nos auteurs savent se jouer des codes cinématographiques et créer des décalages. Tout commence par un échange tendu entre Tom et Verna (Marcia Gay Hayden) durant lequel le héros affirmera sa certitude que « personne ne connaît personne » et la femme dira que celui-ci a un cœur et qu’il est jaloux (ce à quoi Tom, d’une façon comique qui confirme son recul certain face aux événements, répondra : « Si j’avais su que tu me ferais ta grande conférence sentimentale, j’aurais appris par cœur les tragédies de Shakespeare »). Cette discussion se conclut par une série d’insultes (« Je ne croyais pas qu’un homme pouvait être à ce point un vrai fumier » dit Verna à Tom). Après quoi, sans que cela ne surprenne point tant les relations entre les deux sont paradoxales, les deux personnages font l’amour. Mais très intéressante est la manière dont cet acte est amené. D’abord, Verna enlève le chapeau de Tom – ce qui confirme l’importance fondamentale de cet objet et suffit à faire comprendre ce qui va se passer entre les deux. Puis commence à retentir une chanson exagérément romantique – et que l’on peut même à bon droit qualifier de parfaitement sirupeuse. L’utilisation de celle-ci, qui ne déparerait pas dans une mauvaise comédie romantique, offre donc une touche humoristique. Mais nous sommes encore loin mesurer toute l’ampleur de l’effet de distanciation. Il est, en effet, prolongé par un mouvement de la caméra qui, par fausse pudeur et faux puritanisme, exclut les personnages du cadre et s’arrête sur la fenêtre dont les rideaux sont balayés par le vent. Intervient alors un subtil et insensible raccord (que l’on reverra une autre fois dans le film) qui fait passer, sans que nous en ayons immédiatement conscience, à une autre fenêtre donc à un autre espace.
Leo O’Bannion (Albert Finney)
Stricto sensu, la séquence trouve donc son terme mais, par la magie du raccord et surtout la musique qui continue de retentir, il n’y a pas de rupture de l’unité. Et justement, le décalage entre la musique et l’action va se faire total. Nous sommes, en effet, désormais plongés en pleine guerre des gangs (il faudra un temps pour le comprendre car la caméra parcourra toute la nouvelle pièce, les réalisateurs faisant passer de la tranquillité à la frénésie en maîtrisant parfaitement bien la durée). Deux hommes de Johnny Caspar (Monte Starr et Don Picard) se sont introduits chez Leo O’Bannion et ont tué son garde du corps. Mais Leo, malgré la musique qu’il écoute (qui cesse d’être de fosse pour devenir diégétique et change donc de statut), les a entendus. S’ensuit une fusillade durant laquelle Leo, en robe de chambre, tue les deux hommes, se saisit d’une mitraillette et s’échappe miraculeusement par la fenêtre de sa maison en flammes avant de réussir à faire exploser la voiture dans laquelle sont présents d’autres acolytes de Johnny Caspar. Et cette longue séquence s’achève par un plan au centre duquel triomphe un Leo dominant qui, le regard satisfait, replace son gros cigare à ses lèvres. Et s’achève alors cette « douce » chanson (redevenue, au passage, extradiégétique) qui a accompagné ces instants de chaos – très ordonné par les frères Coen.
Le corps d’Eddie le Danois, Tom Reagan (Gabriel Byrne) et Johnny Caspar
Même s’il s’agit probablement du plus marquant, là n’est pas le seul moment de bravoure de Miller’s Crossing. Il faut ensuite citer cette séquence qui intervient alors qu’approche la fin du film. Elle est à la fois très drôle, très violente, très tendue mais surtout très caractéristique du cinéma coenien puisque Miller’s Crossing bascule alors dans le plus pur des délires. Tom se rend chez Johnny Caspar – avec qui il s’est acoquiné pour mieux le manipuler – et lui délivre une salve d’informations (fausses pour la plupart) : Mink (Steve Buscemi) a avoué ; Eddie le Danois souhaite tuer tout le monde et il s’agit de s’en débarrasser au plus vite ; Johnny Caspar pourra rencontrer Mink chez Tom à quatre heures du matin. Mais survient un premier retournement de situation. Alors que l’on croyait – comme le héros d’ailleurs – Tom et Johnny seuls dans cette grande pièce, surgit tel un fantôme le Danois (et les frères Coen jouent à nouveau et du caractère démoniaque du personnage et de la profondeur de champ) qui croit (à tort) connaître tous les détails de la machination de Tom alors que « Drop » Johnson (Mario Todisco) est ligoté sur une chaise dans un coin de la pièce. Le Danois frappe Tom puis l’étrangle étant à deux doigts de le faire passer de vie à trépas. Arrive alors le second retournement nécessaire pour que Tom échappe à cette si fâcheuse situation. Johnny Caspar, que l’on avait presque oublié et que l’on pensait spectateur consentant de cette scène, choisit de croire Tom plutôt que son bras droit et, armé d’une pelle, se jette sur le Danois, persuadé d’avoir été doublé et le traitant de « salaud ». La séquence s’achève dans une folie absolue à la fois sonore et visuelle, Johnny vociférant tout en frappant le Danois (avant de le tuer d’une balle dans la tête) alors que « Drop » Johnson hurle à la mort et qu’une série de zooms accentue l’impression d’emballement. Profondément jouissive et fondée sur la surprise, cette séquence dévoile une grande partie de l’art des frères Coen. Mais, en fonction de celle précedemment décrite, on ne saurait, bien sûr, le réduire à cette folie scénaristique et visuelle.
Tom Reagan
Et la séquence qui suit presque immédiatement (entre les deux s’insère une dernière entrevue entre Verna et Tom) confirme la richesse de l’univers des auteurs et leur capacité à le mettre en images. Elle se construit, elle, sur le suspense (qui, pour reprendre les distinctions hitchcockiennes, mobilise un certain nombre d’éléments dramatiques déjà portés à la connaissance du spectateur – mais affectés d’un grand coefficient d’indétermination – alors que la surprise naît du surgissement d’un événement impromptu) et obéit donc à la stratégie à la tension mise en place dans l’ensemble de Miller’s Crossing soit à la seule nécessité interne du film. Il s’agit du fameux rendez-vous de quatre heures du matin, achèvement du plan de Tom et climax du film, qui amène à se rencontrer Bernie Bernbaum (qui croit avoir rendez-vous avec Tom) et Johnny Caspar (qui pense voir Mink) évoqué plus haut. On voit d’abord Johnny s’engouffrer dans l’immeuble alors que Tom – qui n’est pas censé être là – attend au seuil de la porte. On entend un coup de feu (une nouvelle fois, un bruit annonce l’événement) et, en suivant Tom qui monte lentement l’escalier, alors que des éclairages expressionnistes – qui sont très rares dans Miller’s Crossing qui, encore une fois, n’est pas un film noir – sont mobilisés (et on peut y voir une référence et un hommage au Nosferatu, une symphonie de l’horreur de Friedrich Wilhelm Murnau – 1922), nous découvrons progressivement ce qui s’est passé. Apparaît un chapeau (!) puis le corps ensanglanté de Johnny Caspar. Conformément au plan de Tom, Bernie l’a abattu. Tout n’est pourtant pas fini et un nouveau dialogue important entre deux personnages, Bernie et Tom donc, doit encore avoir lieu. Au cours de celui-ci, Tom, comme dans la séquence précedemment décrite et dans l’ensemble du film, use une dernière fois de son arme absolue, la parole (mensongère) – ce afin que Bernie lui donne son pistolet. Peu après, il l’abattra, la mort de Bernie étant – Tom ne cessait de l’affirmer depuis le début du film – une impérieuse nécessité pour assurer le pouvoir de Leo…
Bernie Bernbaum et Tom Reagan
Ainsi en 1990, avec ce Miller’s Crossing, aussi malin qu’efficace, s’annonçaient de très grands auteurs. Au cours des deux décennies qui allaient suivre, ils n’allaient guère décevoir et ne cesseraient, en reprenant certains des éléments mis en place dans ce premier chef d’œuvre mais aussi en se renouvelant constamment, de confirmer toute l’étendue de leur talent, offrant plusieurs films majeurs et constituant une œuvre importante – d’ailleurs toujours en cours de création.
Leo O’Bannion et Tom Reagan
Ran
Note de Ran : 5
Miller’s Crossing (Joel et Ethan Coen, 1990)
Commenter cet article