Moonrise Kingdom
Nouvelle variation sur Roméo et Juliette. En 1965, sans la dimension tragique et chez les scouts. Ainsi présenté, Moonrise Kingdom a de quoi faire frémir. En fait, Wes Anderson, au meilleur de sa forme, signe un bijou de comédie délirante où la catastrophe se révèle créatrice d’énergie positive.
Suzy (Kara Hayward) et Sam (Jared Gilman)
Wes Anderson éprouvait-il le besoin de se ressourcer ? On l’avait laissé (en zappant – une erreur, sans doute –, en 2010, son film d’animation, Fantastic Mr. Fox), A bord du Darjeeling Limited (2007), alors qu’il flirtait, non sans talent poétique, avec la mélancolie. Avec Moonrise Kingdom, il l’abandonne résolument et se tourne vers l’enfance. A nouveau puisqu’elle, et ses premiers émois, était déjà au cœur de Rushmore (1998). Depuis, l’œuvre d’Anderson a gagné en profondeur et n’a cessé de se confronter au thème de la famille. Il est ici encore bien présent, le film s’ouvrant par une métaphore, qui ne cache pas sa transparence, sur la difficulté d’accorder des instruments entre eux. Ensuite, l’odyssée de l’orphelin Sam (Jared Gilman) et de Suzy (Kara Hayward), jeune fille ‘‘à problèmes’’, laisse percevoir les fêlures des deux héros et fait découvrir celles, béantes (aggravées, donc, par le temps), des adultes, notamment du capitaine Sharp (Bruce Willis) et de Walt Bishop (Bill Murray). Pourtant, sans les reléguer dans l’ombre, ni faire preuve d’un optimisme béat sur la nature et la destinée humaines, Anderson n’offre qu’une place seconde aux brisures et conclut par un happy end bienvenu, Sam trouvant les deux êtres qui lui manquaient. Peut-être un soupçon d’ambigüité et une certaine acidité, coenienne par exemple, font-elle, comme souvent chez Anderson, défaut au film. Limites qui, quoique mineures, lui empêchent d’atteindre les sommets.
Suzy et Sam
On préférera retenir que, immédiatement, il adopte le ton juste et ne s’englue pas, à la différence du récent Hugo Cabret (Martin Scorsese, 2011), dans une tristesse hors de propos. Le ton, c’est celui, délibérément léger, de la comédie délirante, art délicat dans lequel le cinéaste excelle. Celui-ci nous conte un Roméo et Juliette (millésime 1965) dans le monde des scouts kaki. Après une exposition amusante (par sa précision géographique et le portrait du chef de troupe Ward – Edward Norton), on s’inquiète cependant un instant. Si la fugue, dans ses débuts, de Sam et Suzy ne manque pas de charme, elle semble conduire droit vers deux écueils : l’épuisement d’une trame narrative trop ténue pour faire rire, sans tourner à vide, une heure et demie et/ou le naufrage dans un torrent de bons sentiments. En soignant, évidemment, sa mise en scène et grâce à une construction extrêmement habile fondée sur un principe rythmique efficace, Wes Anderson les évite. Il coupe court à l’échappée des préadolescents dès le milieu du film, mais, plutôt que de les renvoyer trop longtemps à leurs malheurs respectifs, il les réunit rapidement pour une deuxième fuite. Et si Moonrise Kingdom se noie, c’est dans un étonnant déluge biblique. D’une énergie apparemment inépuisable, il se transforme en improbable course-poursuite qui, comme Rushmore, s’avance, presque sûrement, vers une catastrophe toujours plus grande qui devient une véritable force motrice. Ses proportions se révéleront dantesques et – la vraisemblance est, par postulat, heureusement bannie – sans aucune conséquence sérieuse, la mort (qui devrait frapper Sam une demi-douzaine de fois) et la violence, qui, toujours, rôdent, restant tenues en lisière.
Walt Bishop (Bill Murray), Laura Bishop (Frances McDormand),
le chef de troupe Ward (Edward Norton) et le capitaine Sharp (Bruce Willis)
Moonrise Kingdom gagne encore en souffle par la mobilisation judicieuse de références plus ou moins explicites (Roméo et Juliette, la Bible, le film militaire, un jeu dangereux, vu cent fois et finement retravaillé, sur la corniche d’une église[1]…). Enfin, ses batteries sont constamment réalimentées par les apparitions, savoureuses, de personnages secondaires, croqués en quelques traits saillants et portés par des interprètes en grande forme (Bruce Willis, Bill Murray, Edward Norton, Harvey Keitel, Frances McDormand et son porte-voix, Tilda Swinton en sorcière rigide…). Le meilleur de tous est peut-être le cousin Ben (Jason Schwartzman, acteur-fétiche et symbole de Wes Anderson). Il est clairement présenté, à raison, comme l’auxiliaire le plus sûr de Sam et Suzy parce que leur plan est incommensurablement foireux. Un bon résumé des bases, joyeuses et finalement fort solides, sur lesquelles repose ce très réussi et plein de vitalité Moonrise Kingdom.
Le cousin Ben (Jason Schwartzman), Sam et Suzy
Antoine Rensonnet
Note d’Antoine Rensonnet : 4
Note de nolan : 4
Moonrise Kingdom (Wes Anderson, 2012)
[1] On le retrouve dans Metropolis (1927), qui brasse les éléments les plus divers et s’achève dans les flots, la destruction généralisée et sur le toit d’une cathédrale. Si Moonrise Kingdom ne se situe certainement pas dans la filiation de l’œuvre de Fritz Lang, notons que s’y insère une scène lors de laquelle Sam est à deux doigts d’être lynché par une bande d’enfants (ainsi la noirceur n’est-elle pas complètement proscrite de la vision d’Anderson…). Celle-ci rappelle également Nosferatu, une symphonie de l’horreur (Friedrich Wilhelm Murnau, 1922) et certains films burlesques américains. Elle est suivie d’un plan (déjà présent dans Rushmore), filmé en plongé, montrant une troupe réunie en demi-cercle pour observer un jeune garçon effondré. Directement emprunté aux Contrebandiers de Moonfleet (1955), il est, cette fois-ci, un hommage au talent dont Lang fit preuve pour diriger, dans ce film, un jeune enfant. Sur ce point, Wes Anderson peut tout à fait apparaître comme son brillant successeur.
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