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Retour sur Fritz Lang : L'abandon des idéaux (2), L'Ange des Maudits

12 Novembre 2010 , Rédigé par Antoine Rensonnet Publié dans #Autour de Fritz Lang

Dernière période de Fritz Lang aux Etats-Unis. Aux difficultés de toujours –contraintes de la censure ; conflits avec ses équipes et ses producteurs ; relatif manque de reconnaissance – s’ajoutent celles liées à un contexte politique particulièrement lourd. De quoi rendre le vieux metteur en scène amer et… combatif. 

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Retour sur Fritz Lang

 

7) L’abandon des idéaux (deuxième partie)

 

L’Ange des maudits

 

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Affiche de L’Ange des maudits (1952)

 

Après Le Retour de Frank James (1940) et Les Pionniers de la Western Union (1941), réalisés au début de sa carrière américaine, L’Ange des maudits (1952)[1] voit Fritz Lang renouer une dernière fois avec le western, genre majeur de l’Hollywood de l’âge d’or, mais dans lequel ses deux premiers essais n’avaient été qu’à demi-concluants ne comptant, malgré leurs qualités[2], ni parmi les œuvres maîtresses du genre, ni parmi celles du réalisateur. Tel ne sera pas le cas de cet Ange des maudits, ultime western de Fritz Lang et qui mérite pleinement, aux côtés de films de John Ford, Anthony Mann, Raoul Walsh ou Howard Hawks, d’être rangé parmi les chefs d’œuvres du genre. Il ne souffre que d’un défaut – mineur mais évident – lié à son faible budget qui devait interdire la réalisation de scènes en extérieur qui auraient été nécessaires et dont l’absence ne pouvait être que partiellement compensé par la qualité du travail des décorateurs ce dont le réalisateur est tout-à-fait conscient comme il l’explique dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich :

 

                      

« Comme nous avions un budget très limité, nous avons pris le parti de faire le film en studio (j’ai tourné dans le studio de General Service ; c’est Howard Hugues qui a financé le film). Faire un western en studio n’est pas chose facile. Nous n’avons pas tout tourné en studio – les scènes de rues ont été filmées dans les studios Republic. Mais nous n’avions pas assez d’argent pour construire un décor de montagnes surplombant le ranch et le désert, là où Marlene vient parler à Kennedy. Mon décorateur, M. Ihnen, qui avait réalisé des choses magnifiques pour moi pour Man Hunt [Chasse à l’homme, 1941] entre autres, connaissait tout sur les toiles de fond et les perspectives, mais ce n’était pas très bon et, de toute façon, mal éclairé (…). »

 

  Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; pages 87-88.

 

Il ajoute à cela les problèmes qu’il a eus à diriger Marlene Dietrich – déjà brièvement évoqués dans l’introduction de ce texte et sur lesquels on reviendra précisément un peu plus loin – et, sans surprise, des frictions avec ses producteurs qu’il ne développe toutefois guère si ce n’est pour remarquer qu’Howard Hugues lui imposa un changement de titre qu’il juge (à raison) ridicule :

 

                       « Le film était terminé, et je suis entré dans le bureau de l’homme qui dirigeait le studio pour Howard Hugues (…). ‘‘ M. Lang, j’avais oublié de vous dire que M. Hugues a changé le titre de Chuck-a-Luck. Je n’étais pas très content, naturellement – En quoi ? – Rancho Notorious ’’, m’a-t-il répondu. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a simplement dit : ‘‘ Parce que M. Hugues ne pense pas qu’on sache ce que Chuck-a-Luck veut dire en Europe – Ah oui ? Et je suppose qu’ils sauront ce que veut dire Rancho Notorious ! ’’, et je suis sorti (Rires). »
   

Il ajoute également :

                      

« Oui [le film a été remonté]. Un producteur, encore : très bête. Il voulait prouver quelque chose. Selon les termes de mon contrat, il n’avait pas le droit de toucher au montage avant la preview. Mais il n’y a pas de copyright pour les metteurs en scène. »

 

 

Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 88. 

 

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Beth Forbes (Gloria Henry) et Vern Haskell (Arthur Kennedy)

 

Au-delà de ces quelques difficultés qui ne gâchent en rien un film que son auteur semblait tout de même relativement apprécier[3], L’Ange des maudits permet à Fritz Lang de signer une œuvre plus personnelle dans un genre qui le passionne et dont il disait avec raison qu’il représentait pour les Etats-Unis ce que la légende des Nibelungen était pour l’Allemagne. Aussi respectera-t-il les principaux canons du western – grandes séquences de bagarre et de fusillades comprises – tout en réalisant une œuvre dans laquelle sa patte ne manque pas de se faire clairement sentir. Ainsi L’Ange des maudits raconte-t-il la quête, à travers l’Ouest sauvage, de Vern Haskell (Arthur Kennedy) dont la fiancée Beth Forbes (Gloria Henry) a été tuée et violée par le bandit Kinch (Lloyd Gough) – que le héros ne connaît pas –, schéma qui rappelle quelque peu, entre autres, ceux de  Winchester 73 (Anthony Mann, 1950) ou de La Prisonnière du désert (John Ford, 1956). Cela amènera Vern jusqu’à un ranch perdu, repaire de hors-la-loi, Chuck-a-Luck, dominé par Altar Keane (Marlene Dietrich). Le film montrera l’inexorable destruction de ce nid de bandits qui est comme un kyste dans ce territoire américain dans lequel le fameux concept de la loi et de l’ordre doit s’imposer. Quête d’un héros et passage de la légende à l’histoire – au sein de laquelle, donc, un endroit comme Chuck-a-Luck n’a plus sa place –, L’Ange des maudits est donc bel et bien, avec de tels éléments, un western parfaitement classique. Mais, on l’a dit, c’est également un film profondément langien et il est rythmé par un leitmotiv sonore[4]The Legend of Chuck-a-Luck écrite par Ken Darby et chantée par William Lee – qui ne cesse de répéter que l’on assiste à une « story of hate, murder and revenge ». Une histoire de haine, de meurtre et de vengeance : on retrouve là les thématiques de bien des films de Fritz Lang – au point que de très nombreux critiques reprennent ce triptyque ici clairement énoncé pour les présenter – à commencer cette œuvre fondatrice qu’est la deuxième partie des  Nibelungen, La Vengeance de Kriemhild (1924). La vengeance était également au cœur du Retour de Frank James et sera encore centrale dans Règlements de comptes (1953). Quant au meurtre, on le sait, il passionne notre réalisateur et est présent, sous une forme ou une autre, dans la quasi-totalité de ses films alors que la haine est en quelque sorte – le personnage de Kriemhild (Margarete Schön) le montrait bien – le moteur qui mène au crime, celui-ci permettant donc d’assouvir la vengeance. Western classique et film spécifiquement langien, tel se présente donc cet Ange des maudits ce qui offre un alléchant programme qui sera parfaitement tenu.

 

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Altar Keane (Marlene Dietrich)

 

Mais cette œuvre étonnante est également plus que cela car le réalisateur introduit une autre thématique, en un sens connexe des précédentes, qui est celle du vieillissement. On l’a dit, Chuck-a-Luck est condamné quand s’introduit en son sein ce héros justicier qu’est Vern Haskell. Aussi, l’écroulement de ce ranch est-il une figure de l’effacement de l’Ouest légendaire et, de manière relativement précoce, L’Ange des maudits annonce le western crépusculaire[5] de l’extrême fin de l’âge d’or hollywoodien – songeons à L’Homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1961) – et surtout de la période immédiatement postérieure à celui-ci dont les œuvres de Sam Peckinpah constitueront l’acmé (La Horde sauvage en 1969 ; Pat Garrett et Billy the Kid en 1973). Mais Fritz Lang a l’idée extraordinaire de relier cela au vieillissement inéluctable de sa star, Marlene Dietrich (alors âgée de cinquante-et-un ans). Celle-ci étant fort peu désireuse d’assumer son vieillissement à l’écran, cela entraînera des frictions entre elle et le réalisateur (qui furent, quelques années auparavant, amants) confirmés par les deux intéressés ; Fritz Lang, d’abord :

 

                      

« Le film a été conçu pour Marlene Dietrich. Je l’aime beaucoup. J’ai même été amoureux d’elle (…). Je voulais écrire un film sur une danseuse vieillissante (mais toujours très désirable) et un vieux pistolero qui commence à ne plus dégainer très vite. J’ai donc construit cette histoire. Mais Marlene n’était pas très contente d’entrer, fût-ce du bout du pied, dans la catégorie des femmes moins jeunes ; elle rajeunissait tant chaque jour qu’à la fin cela n’était plus la peine. Elle s’acoquinait également avec un acteur contre un autre ; tout cela n’était pas très agréable.

(…) Je ne pouvais vraiment accepter ce que Marlene faisait parfois. Elle restait profondément sous l’influence de Sternberg. Elle n’arrêtait pas de dire : ‘‘ Mais Sternberg aurait fait ci, ou il aurait fait ça – Peut-être, lui répondais-je, mais je suis Lang ! ’’ (Sternberg est intelligent et c’est un excellent metteur en scène ; de plus, il a fait de très beaux films avec Marlene). Tout cela était très, très désagréable. Sans doute était-ce de la vanité de ma part de croire que je pouvais faire quelque chose pour elle ; peut-être que si elle m’avait fait confiance… A la fin du film, nous ne nous adressions plus la parole. »

 

  Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 87.

 

Marlene Dietrich ensuite qui témoigne en 1963 :

 

                      

« Je n’ai pas trop aimé travailler avec Lang. Tout est construit dans sa tête, avant même que les acteurs n’interviennent, et il ne fait aucune concession. Je crois qu’un acteur ne peut donner sa mesure que s’il est libre ».

 

 

Fritz Lang, Trois lumières (textes réunis par Alfred Eibel), Paris, Ramsay Poche Cinéma ; page 200.

Dans la suite de sa carrière, Marlene Dietrich devra assumer son statut de star vieillissante. Elle le fera notamment avec un grand brio dans l’excellent Témoin à charge – un très grand film se cachant derrière les pitreries de Charles Laughton – de Billy Wilder (que le thème du déclin des stars passionne comme l’a montré son exceptionnel Boulevard du crépuscule en 1950) en 1957 puis dans La Soif du mal d’Orson Welles en 1958.

 

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Altar Keane

 

Mais malgré ces tensions – sans doute inévitables entre deux personnalités de grand caractère et qui ont peut-être pu s’avérer bénéfiques sans que Fritz Lang et Marlene Dietrich n’en aient parfaitement conscience – l’incrémentation de cette thématique donne une force incomparable à L’Ange des maudits car le réalisateur met certes en scène le déclin de Marlene Dietrich mais lui rend également un vibrant hommage nous contant sa légende, la vie du personnage d’Altar Keane faisant irrémédiablement écho à celle de la star de cinéma, le film fonctionnant sur le principe d’une métaphore (assez transparente) filée. Cela permet notamment à Lang d’adopter une structure narrative dynamique – la maîtrise du rythme par le réalisateur forçant une nouvelle fois l’admiration –, ambitieuse et extrêmement particulière. S’ouvrant sur un baiser entre Vern Haskell et Beth Forbes, on assiste ensuite à l’attaque du magasin de cette dernière dans laquelle elle trouvera la mort (le crime n’étant pas, comme dans  M, Le Maudit – 1931 –, montré). Vern engage alors une poursuite pour retrouver le tueur dans laquelle, lâchement abandonné par les gens du village, il se retrouve bien vite seul. Ne connaissant ni le nom, ni le physique de son ennemi, ni même le lieu où il pourrait se trouver, il parcourt tout l’Ouest pour y glaner de précieuses informations. Après cette exposition, il finit par entendre parler d’une certaine Altar Keane qui dominerait un étrange ranch, Chuck-a-Luck. Il concentre alors ses recherches sur cette femme et découvre, par différents témoignages, son passé. Celui-ci est représenté à travers une série de flashbacks dans une formule – même si cela ne dure qu’une dizaine de minutes dans L’Ange des maudits – qui n’est pas sans évoquer celle de Citizen Kane (1941) d’autant que le nom du personnage se rapproche étonnamment de celui du héros (incarné par le réalisateur) du chef d’œuvre d’Orson Welles. On apprend notamment qu’Altar Keane fut danseuse de cabaret et a été une véritable légende de l’Ouest alors que Marlene Dietrich est devenue célèbre dans le rôle de la danseuse Lola-Lola dans L’Ange bleu (Josef von Sternberg, 1930) avant de devenir l’une des plus grandes stars hollywoodiennes. C’est bien alors à la mise en scène de la légende de Marlene que se livre Fritz Lang. Mais celle-ci a donc vieilli et, alors que s’annonçait sa déchéance, elle a gagné une forte somme au jeu grâce à la protection de Frenchy Fairmont (Mel Ferrer), un hors-la-loi connu pour son tir rapide mais lui aussi marqué par l’âge. Les deux, qui vivent désormais en couple, se retirent donc partiellement (Frenchy continuant tout de même ses attaques de banque) pour fonder Chuck-a-Luck, un ranch dans lequel viennent se cacher (et perdre leur argent) divers malfrats qui veulent échapper aux autorités après avoir commis quelques forfaits. Persuadé de retrouver l’assassin de sa fiancée à Chuck-a-Luck, Vern ne cesse donc de chercher cet endroit mythique dont on ne parle qu’à demi-mots. Il y arrivera en permettant à Frenchy de s’évader de la prison de Gunsight et en se liant d’amitié avec celui-ci.

 

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Altar Keane et Frenchy Fairmont (Mel Ferrer)

 

Le film ne quittera alors plus guère Chuck-a-Luck – si ce n’est pour une attaque de banque qui tournera au fiasco – et l’on assistera cette fois-ci à la (relative) décadence de Marlene Dietrich. Elle connaîtra certes quelques grands moments dont un de ces numéros de chant qui ont contribué à faire sa gloire mais, troublée par l’arrivée du jeune et beau Vern, elle ne pourra que constater son vieillissement se sentant incapable de séduire cet homme plus jeune et ne cessant de répéter qu’elle a désormais dix ans de trop. Cette thématique rejaillira sur le personnage de Frenchy[6], sincèrement amoureux d’Altar, qui voit en Vern un rival d’autant plus qu’il se montre également très rapide au tir d’où cette remarque menaçante de Frenchy à son endroit : « Ça te plaît de jouer sur mon terrain ». En effet, Vern tente bien – et réussit – à séduire Altar Keane mais il ne s’agit là que d’une feinte car il a remarqué que celle-ci possédait la broche qu’il avait offerte à sa fiancée. Ayant finalement appris de qui elle la tenait – Kinch, donc –, il humiliera la légende déchue lui indiquant, avec une grande violence verbale et partiellement physique, que rien chez elle ne le séduisait réellement et qu’elle est tombée très bas (bien plus bas que lorsqu’elle était danseuse de cabaret) en dirigeant ce ranch qui cache les plus grands crimes sur lesquels Altar construit sa fortune. Troublant moment de cinéma qui ne grandit guère le personnage de Vern aux yeux du spectateur – on retrouve là la complexité des héros langiens – mais qui montre surtout un grand réalisateur signifier on ne peut plus clairement à une immense star que son temps est passé. Assurément, cette thématique du vieillissement – magistralement exploitée par Fritz Lang et, in fine, superbement assumée par Marlene Dietrich – pour cruelle qu’elle soit (mais elle est incontestablement vraie, Marlene Dietrich ne devant plus tourner que dans six films après L’Ange des maudits) donne une grande énergie, que l’on pourrait qualifier de mélancolique (« Un jour, tout le monde est dépassé par quelqu’un » dira ainsi Altar Keane à Frenchy Fairmont), à cette œuvre.

 

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Altar Keane et Vern Haskell

 

A tout ceci, il faut encore ajouter que L’Ange des maudits est nourri de nombre d’obsessions langiennes dont certaines vont d’ailleurs en s’affinant. Celle du jeu[7] notamment partout présent comme dans Docteur Mabuse, le joueur (1922) et Les Contrebandiers de Moonfleet (1955), celui-ci étant le seul moyen qui semble permettre de s’opposer (surtout lorsque l’on triche et acquiert la maîtrise du jeu) provisoirement à la force du destin. Ainsi, Altar Keane devient-elle riche en gagnant au Chuck-a-Luck (Coup-de-chance en version française), sorte de roulette verticale (on retrouve donc à cette occasion la figure circulaire chère au réalisateur), qui donnera son nom au ranch (et aurait du être celui du film) alors que Vern gagnera le droit de retourner voir Altar, à la fin du film, en trichant au jeu. Quant à l’espace, si, dans la logique du western qui montre toujours une implantation progressive de la démocratie américaine vers l’Ouest, les oppositions verticales sont peut-être un peu moins à l’honneur qu’à l’accoutumée, Chuck-a-Luck[8] n’en est pas moins situé en contrebas de montagnes et y aller traduit bien la nécessité permanente du héros langien qui se doit de descendre dans les bas-fonds. Cela implique pour celui-ci de se mettre au niveau du mal et, comme souvent, ce héros, ici un honnête cow-boy aux mains calleuses (c’est ainsi qu’Altar comprendra qu’il n’est pas un véritable hors-la-loi), devra renoncer à tous ses idéaux et justement se salir les mains. Cette trajectoire du héros qui pour affronter le mal devient aussi violent que celui-ci est un tropisme de l’œuvre de Fritz Lang qui fonctionne particulièrement dans cet Ange des maudits puisque, dès après la mort de sa fiancée, Vern devient donc un personnage vengeur, qui s’arme immédiatement de pistolets (dont il devra se servir lors de la fusillade finale même s’il aura auparavant tenté – sans succès – de respecter la légalité en livrant Kinch aux autorités), mû par sa seule obsession morbide, aussi peu sympathique ou presque que ses opposants, prêt à mentir et même à humilier aux seules fins d’assouvir sa soif de vengeance comme si sa haine lui donnait tous les droits. Tout ceci est classique dans l’univers langien – voire dans celui du western puisque Vern rappelle un peu les personnages joués par James Stewart (Arthur Kennedy étant toutefois nettement moins convaincant que celui-ci dans sa composition) dans les œuvres d’Anthony Mann – mais le film témoigne tout de même, concernant la société, d’un véritable pessimisme qui semble encore plus grand que celui, habituel, du réalisateur.

 

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Vern Haskell, Altar Keane et Frenchy Fairmont

 

En effet, le pourrissement du monde apparaît ici sans limites au point que les héros, on l’aura compris avec Vern et Altar – seul Frenchy gardant un semblant de paradoxale et relative noblesse –, ne le sont pas véritablement et que le méchant, Kinch, ne dispose que d’un rôle très secondaire étant, malgré son crime odieux, comme fondu dans la masse. Le passage de Vern à Chuck-a-Luck marque l’entrée de ce monde maléfique dans un état de délabrement encore plus grand puisque commence alors l’ère du soupçon (Vern cherchant l’assassin parmi tous les habitants du ranch et Kinch se demandant qui est cet homme qu’il a déjà vu), et de la peur de la trahison (Altar qui n’aimerait plus Frenchy mais Vern et qui révèlerait les secrets des criminels à celui-ci) alors que le travestissement des émotions (le jeu de séduction mené par Vern) règne en maître. On pourrait certes voir une forme de morale dans la destruction de cette poche de chaos d’autant que lorsque Vern et Frenchy quittent définitivement le ranch, dans lequel Altar vient de trouver la mort (car le film, comme une tragédie, s’achève dans le sang), la chanson nous annonce que, selon la légende, ils seraient morts dans la journée. Un monde donc dans lequel siégeait le mal s’effacerait donc définitivement mais on est tout de même bien loin du western classique car le nouvel espace destiné à le remplacer n’apparaît guère plus positif tel qu’il nous est présenté par Fritz Lang. Ainsi qu’a-t-on vu au cours du film, au-delà de la trajectoire des principaux héros ? Une masse de couards qui, dès le début, refuse de poursuivre l’assassin de la fiancée de Vern, de nombreux shérifs tous plus inefficaces les uns que les autres, des politiciens véreux et même une élection sans suspense – remportée par un dénommé « Parti de l’ordre » contre le « Parti des citoyens » – dans le village de Gunsight. Aussi, la démocratie américaine, celle de la loi et de l’ordre, triomphe-t-elle bien dans L’Ange des maudits et, comme dans de nombreux westerns, la légende s’éteint alors que commence l’histoire. Mais ce film majeur de Fritz Lang, s’il peut sans peine être compté parmi les grands westerns de l’âge d’or hollywoodien, ne traduit, à l’inverse des œuvres de John Ford, nulle passion ni pour la nature humaine, ni pour la démocratie américaine. Au contraire, le film, sans en être toutefois une critique ouverte, montre un profond désenchantement à l’égard de cette dernière.

 

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Vern Haskell, Altar Keane et Frenchy Fairmont

 

Antoine  Rensonnet

 

[1] Notons que L’Ange des maudits est seulement le troisième film en couleurs de Fritz Lang après ses deux précédents westerns et avant Les Contrebandiers de Moonfleet, Le Tigre du Bengale (1959) et Le Tombeau Hindou (1959).

[2] Celles-ci sont, à mon sens, réelles concernant Le Retour de Frank James qui était, rappelons-le, la suite du Jesse James d’Henry King (1939). Je ne peux personnellement en attester concernant Les Pionniers de la Western Union qui figure parmi les rares films de Fritz Lang que je n’ai pas eus l’occasion de voir mais elles tendent à être reconnues.

[3] Dans Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963), film dans lequel il interprète son propre rôle, Fritz Lang répondra à Camille (Brigitte Bardot) et Paul (Michel Piccoli) Javal qui lui disent avoir beaucoup aimé L’Ange des maudits : « Moi, je préfère M [M, Le Maudit] ».

[4] Il s’agit là d’une innovation. Réalisé par Fred Zinnemann la même année que L’Ange des maudits, un autre western célèbre, Le Train sifflera trois fois, reprendra cette idée

[5] Déjà, au début des années 1950, le western connaît des inflexions dans ses thématiques et la légende dorée des Etats-Unis qu’il représentait auparavant commence à se noircir. Ainsi La Flèche brisée (Delmer Daves, 1950) et La Porte du diable (Anthony Mann, 1950) montrent une profonde transformation de la réflexion sur la destruction des tribus indiennes alors que La Cible humaine (Henry King, 1950) montre une légende de l’Ouest vieillissante (Gregory Peck) et lassée de devoir toujours se battre en duel.

Notons par ailleurs que dans Quarante tueurs (Samuel Fuller, 1957), on retrouvera l’histoire d’une femme (qui est, elle aussi, une star vieillissante puisqu’il s’agit de Barbara Stanwyck) qui contrôle une bande de hors-la-loi.

[6] Notons que l’acteur Mel Ferrer n’a que trente-cinq ans en 1952 (soit trois de moins qu’Arthur Kennedy…) et n’est, lui, qu’au début de sa carrière d’acteur. Il apparaît donc vieilli dans L’Ange des maudits et il n’y a pas le moindre écho entre son statut et son rôle.

[7] Le jeu ramène, bien sûr, à l’argent ce qui est souvent le cas chez Fritz Lang mais le réalisateur éprouve plus de sympathie pour le premier (puisqu’il est lié au risque et contient cette idée que l’on puisse tout gagner ou tout perdre en un seul instant) que pour le second qui ne renvoie guère qu’à l’instinct de consommation et au matérialisme

[8] Chuck-a-Luck est donc bel et bien un trou, une sorte d’espace (presque) clos dans lequel s’il est difficile d’y entrer, il est encore moins aisé de s’échapper car tout y ramène (en ce sens qu’il est le dernier endroit où des hommes – et une femme – perdus ont accès).

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R
<br /> <br /> Moi, L'Appât n'est pas mon western préféré de Mann puisque je préfère Winchester 73 et L'Homme de la plaine. C'est par contre celui que je trouve plastiquement le plus<br /> beau mais je l'aime également énormément.<br /> <br /> <br /> Quant à Johnny Guitar, je déconne complètement. Je devrais l'avoir vu depuis des années. Bon, la piqure de rappel va être salutaire. Je vais le voir dès que possible.<br /> <br /> <br /> <br />
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J
<br /> <br /> Nous avons décidément des goûts en commun : L'Appat est mon western préféré de Mann et l'un des touts meilleurs du genre !<br /> <br /> <br /> Johnny Guitar, c'est un peu différent : il figure dans ma liste des 100 films préférés de l'histoire du cinéma. A voir de toute urgence donc :)<br /> <br /> <br /> <br />
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R
<br /> <br /> Merci Julien.<br /> <br /> <br /> Je pense que Lang n'était pas - il le dit d'ailleurs - très satisfait de l'image dans son film et c'est vrai que certaines toiles peintes ne sont pas parfaitement réussies. Ceci dit, il fait un<br /> très bel usage du technicolor.<br /> <br /> <br /> La Prisonnière du désert, c'est sublime et j'adore aussi les westerns d'Anthony Mann ; le plus beau - d'un point de vue esthétique - est sans doute L'Appât.<br /> <br /> <br /> Et je n'ai toujours pas vu Johnny Guitar... Honte à moi ! Honte à moi !<br /> <br /> <br /> <br />
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J
<br /> <br /> Très belle analyse de ce grand western de Lang. J'avoue que l'usage du technicolor est toujours du plus bel effet : Johnny Guitar, The Searchers, Duel in the sun... Bref, un vrai régal que ce<br /> western, qui est un de mes favoris du genre.<br /> <br /> <br /> <br />
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