Retour sur Fritz Lang : Une œuvre à part, Les Contrebandiers de Moonfleet (1)
Grosse production et film d’aventure, Les Contrebandiers de Moonfleet est une œuvre bien singulière dans la fin de la carrière américaine de Fritz Lang. C’est aussi, notamment grâce à ses thèmes et son esthétique, l’un de ses sommets. Le film méritait donc bien un excursus dans cette longue série consacrée à l’auteur. A suivre
6) Une œuvre à part : Les Contrebandiers de Moonfleet (1955), 1ère partie
Affiche des Contrebandiers de Moonfleet (1955)
Si j’ai choisi de faire, au cours de cette longue série consacrée à Fritz Lang qui suit un découpage par ailleurs strictement chronologique, un excursus uniquement consacré aux Contrebandiers de Moonfleet (1955), son antépénultième film américain, c’est qu’il s’agit là, à la fois de l’une des œuvres majeures de son auteur – sans aucun doute l’un des plus importants de ses films tournés à Hollywood avec Furie (1936), Chasse à l’homme (1941) ou Règlement de comptes (1953) – mais aussi d’un film fort singulier. En effet, le cinéaste germanique se spécialise, à partir de La Femme au portrait (1944), dans le film noir et n’abandonnera guère ce genre – même s’il possède des limites floues et que Lang joue en permanence de celles-ci – jusqu’à son ultime film américain, L’Invraisemblable vérité (1956). Certes, il existe d’autres exceptions mais soit il s’agit de films sans guère d’intérêt (Guérillas en 1950[1]), soit de films d’un genre auquel il déjà touché (le western L’Ange des maudits en 1952). Aussi ai-je décidé d’extraire Les Contrebandiers de Moonfleet du dernier texte – qui sera donc le septième et avant-dernier de cette série[2] – consacré à la période américaine de Fritz Lang.
John Mohune (Jon Whiteley), Jeremy Fox (Stewart Granger)
et le magistrat Maskew (John Hoyt)
Singulier, Les Contrebandiers de Moonfleet – adapté d’un roman de John Meade Falkner[3] – l’est car il s’agit donc d’un film d’aventures. Fritz Lang a certes déjà touché à ce genre – qui traverse toutes les époques et toutes frontières dans le cinéma – dans ses premières années allemandes (avec notamment le diptyque des Araignées en 1919-1920) et il y reviendra d’ailleurs, lors de son retour en Allemagne, avec le double film Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou (1959). Mais l’aborder à Hollywood, au milieu des années 1950, implique des conditions de production particulières. En effet, le genre – qui y a également toujours existé ; songeons à Robin des Bois (Allan Dwan, 1922) ou aux Aventures de Robin des Bois (Michael Curtiz et William Keighley, 1938) – s’est imposé comme majeur depuis quelques années avec des œuvres comme Scaramouche (George Sidney, 1952), Ivanhoé (Richard Thorpe, 1952), Le Prisonnier de Zenda (Richard Thorpe, 1952) ou Les Chevaliers de la Table ronde (Richard Thorpe, 1953). Mais il faut faire quelques remarques à propos de cette production. Il s’agit là de films certes très agréables mais qui sont conçus comme n’étant de que purs divertissements. Leur ambition artistique – et les films cités ne marqueront d’ailleurs que peu l’histoire de notre art alors qu’un réalisateur comme Richard Thorpe est aujourd’hui plus considéré comme un excellent faiseur que comme un monstre sacré de l’Hollywood de l’âge d’or – est donc réduite au contraire de leur volonté de drainer le plus large public possible. Aussi bénéficient-ils de budgets très importants ce qui se traduit notamment par des décors fastueux, l’utilisation systématique de la couleur (et Les Contrebandiers de Moonfleet ne sera que le quatrième film en couleurs de Fritz Lang après ses trois westerns[4]) et surtout du nouveau format du Cinémascope[5]. C’est donc dans ce contexte que Fritz Lang, après des succès comme Règlement de comptes et Désirs humains (1954) qui l’ont remis en selle à Hollywood après une période un peu difficile, est appelé par la MGM[6] pour réaliser, alors que le scénario est déjà complètement écrit, ces Contrebandiers de Moonfleet. Au surplus, la grande star des films d’aventure (déjà à l’affiche de Scaramouche et du Prisonnier de Zenda), Stewart Granger, tient la vedette.
Jeremy Fox et la danseuse (Liliane Montevecchi)
Pour le réalisateur, le film représente donc à la fois une chance mais aussi une somme de contraintes car il est loin d’être responsable du projet – d’où, sûrement, son jugement doux-amer concernant son film[7]. En tout cas, Lang s’acquittera parfaitement bien de sa tâche et respectera tous les codes et contraintes du genre – signant notamment de superbes scènes de bataille et utilisant avec talent le format particulier du Cinémascope –, spectacle et aventures espérés étant au rendez-vous des Contrebandiers de Moonfleet. Mais il fustigera le producteur incompétent (Darryl F. Zanuck en l’occurrence) qui ajoutera une fin que Lang détestait[8] et dira simplement à propos de son film : « Quand on signe un contrat, il faut faire de son mieux »[9]. Cela pourrait laisser à penser que Lang, s’il y a beaucoup travaillé, ne se sentait guère impliqué par Les Contrebandiers de Moonfleet. Le témoignage du grand compositeur Miklos Rozsa[10] tendrait à confirmer cela ; citons-en un extrait[11] :
« Le film ne sortait pas de la routine hollywoodienne. Lang fut engagé pour mettre en scène un scénario déjà complètement écrit et il quitta le studio dès son travail terminé. Nous déjeunâmes au restaurant du studio à la fin du tournage. Il était fatigué et désireux de quitter le film au plus tôt afin d’oublier cette expérience. » | |
Et pourtant à regarder Les Contrebandiers de Moonfleet, tout atteste que Fritz Lang, malgré les contraintes, s’est largement investi dans le projet – et ce, sans doute, justement parce qu’il disposait de moyens plus conséquents qu’à l’habitude. Le film n’est pas un simple exercice de style d’un réalisateur brillant mais bien, on l’a dit, l’un des sommets d’un maître du cinéma. Il s’agit, en effet, d’une œuvre d’une richesse toute autre que les multiples films d’aventures produits par Hollywood à cette époque. Logiquement, il élève ce genre à des sommets alors inconnus.
Lady Ashwood (Joan Greenwood), Lord Ashwood (George Sanders) et Jeremy Fox
Ran.
[1] Guérillas est un film de guerre et je ne devrais pas être aussi catégorique pour le juger n’ayant eu l’occasion de le regarder (il s’agit de l’un des trois films américains de Lang que je n’ai pas vus – avec Casier judiciaire (1938) et Les Pionniers de la Western Union (1941) – mais il est à peu près unanimement reconnu comme son plus mauvais film américain et très oublié. Pour expliquer pourquoi il l’a tourné, Lang se contentait de dire : « Honnêtement, j’avais besoin d’argent » (dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich, références dans le second texte de cette série, page 83).
[2] Il reviendra sur la carrière de Fritz Lang aux Etats-Unis entre 1950 (Guérillas) et 1956 (L’Invraisemblable Vérité), période durant laquelle le réalisateur a tourné neuf films – en comptant Les Contrebandiers de Moonfleet – mais je me contenterai de m’intéresser particulièrement à trois d’entre eux : L’Ange des maudits ; Règlement de comptes ; L’Invraisemblable Vérité.
[3] Nommé Moonfleet comme le titre original du film de Fritz Lang.
[4] Le Retour de Frank James (1940), Les Pionniers de la Western Union et L’Ange des maudits. Le diptyque Le Tigre du Bengale / Le Tombeau hindou sera également réalisé en couleurs.
[5] Fritz Lang utilise pour la première et dernière fois ce format qu’il affirme détester. Il dit, dans Le Mépris – Jean-Luc Godard, 1963 –, qu’il « n’est utilisable que pour les enterrements et les serpents » et le confirme dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich (page 115). Il s’agit d’un format (d’on on ne se sert plus guère désormais) 2,35 : 1 (ou 7/3) – qui offre donc un écran très large d’où la remarque de Lang – et s’oppose aux formats plus classiques comme le 1,33 : 1 (4/3), 1,66 : 1 (5/3) ou 1,85 : 1 (16/9). Notons qu’à cette époque, même si le système des grands studios est loin d’être mort, Hollywood commence à souffrir de la concurrence de la télévision et cherche des innovations techniques (des films en trois dimensions – comme Le Crime était presque parfait d’Alfred Hitchcock en 1954 – sortiront également durant la même période) pour continuer à intéresser les spectateurs. Celles-ci n’apporteront d’ailleurs pas grand-chose… Mais ces films d’aventure à gros budgets des années 1950 en Cinémascope annoncent, dans une certaine mesure (la longueur en moins notamment), les superproductions ruineuses du début de la décennie suivante dont le Cléopâtre (1963) de Joseph L. Mankiewicz restera le symbole.
[6] C’est la première fois que la MGM fait appel à Fritz Lang depuis Furie et selon le réalisateur, il s’agit d’une « certaine satisfaction de revenir » (entretiens avec Peter Bogdanovich ; page 116) c’est-à-dire d’une forme de revanche.
[7] Mais qui n’est toutefois pas totalement négatif comme cela lui arrive parfois – songeons à Espions sur la Tamise (1944) ou au Secret derrière la porte (1948).
[8] Ce n’est pas la première fois que des producteurs hollywoodiens imposent une fin différente de celle que souhaitait Fritz Lang (Furie, Espions sur la Tamise) mais, dans le cas des Contrebandiers de Moonfleet, le dépit du réalisateur sera particulièrement fort puisqu’il jugera l’ultime séquence du film « horrible » (entretiens avec Peter Bogdanovich, page 116). Cela apparaît un peu violent. Disons simplement qu’elle est inutile.
[9] Entretiens avec Peter Bogdanovich (page 116).
[10] Il avait déjà collaboré avec Fritz Lang pour Le Secret derrière la porte.
[11] Dans Trois Lumières (références dans le cinquième texte – première partie – de cette série ; page 133).
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