Shutter Island par Ran
Teddy Daniels (Leonardo Di Caprio)
Cette fin d’hiver semble être dédiée au thriller paranoïaque et claustrophobe. Alors que Roman Polanski adapte Robert Harris dans The Ghost Writer, Martin Scorsese s’attaque à un roman de Dennis Lehane et sort Shutter Island. Vu la qualité de ces deux films, on ne peut que se réjouir de cette tendance de saison. Les deux œuvres offrent ainsi de nombreux points de convergence qu’il s’agisse du genre donc mais aussi de l’espace mobilisé qui se réduit (presque chez Polanski et totalement chez Scorsese) à une île[1]. Et un même constat s’impose : on n’est nulle part véritablement en sécurité.
Toutefois chez ces deux maîtres confirmés du cinéma, la forme diffère assez pour que l’on ne pousse guère plus loin la comparaison. Là où Roman Polanski se montre d’une rare sobriété offrant un film classique et froid, Martin Scorsese offre une œuvre baroque et crée une sorte d’opéra grandiose – qui bénéficie, comme toujours chez cet auteur d’une utilisation particulièrement pertinente de la musique (notamment de Gÿorgy Ligeti) bien qu’elle soit bien moins rock qu’à l’accoutumée – dans lequel, grâce à un très habile scénario à tiroirs, on est amené à la lisière du fantastique. Du coup, si Shutter Island est nettement plus démonstratif que The Ghost Writer, le film de Polanski est pourtant plus didactique. Aussi le constat plus haut énoncé semble pris avec plus de distance par Scorsese – qui s’éloigne d’ailleurs de l’époque contemporaine (son film se déroule en 1954) et ne se veut guère réaliste – que par Polanski dont l’œuvre apparaît ainsi nettement plus paranoïaque.
Dans Shutter Island, on se demande en fait où est le réel ? Là réside tout le plaisir – et, d’une certaine manière, toute la difficulté – du nouvel opus de Martin Scorsese. Et si dans The Ghost Writer, on se demandait quelle était la place du héros-fantôme (Ewan McGregor) dans l’intrigue, ici on est carrément amené à se demander où réside l’histoire et ce n’est guère notre guide dans celle-ci, le marshall Teddy Daniels (Leonardo Di Caprio) qui peut nous aider en quoi ce soit tant il y patauge lui-même. Aussi ce que l’on a finalement compris de ce tortueux récit, on se gardera bien de le révéler ici.
On remarquera par contre que le film regorge de qualités autres que son seul roué scénario. Il bénéficie notamment d’acteurs brillants à commencer par Leonardo Di Caprio. Et même si sa réflexion sur la place des acteurs est moindre que dans Les Infiltrés (2006), on notera que, comme dans ses deux films précédents – Aviator (2004) et, donc, Les Infiltrés –, Martin Scorsese prend un malin plaisir à sadiser l’ex-jeune premier de Titanic (James Cameron, 1997) en en faisant une fois de plus un héros torturé par des problèmes d’identité. Mais en malmenant l’image de son nouvel acteur fétiche il le transforme aussi, film après film, en l’une des vraies grandes stars de son époque. Les seconds rôles sont également réussis notamment les inquiétants docteurs Cawley et Naehring respectivement interprétés par Ben Kingsley[2] et Max von Sydow dont le réalisateur sait au mieux utiliser au mieux l’expressivité si particulière. Et l’on ne parle pas des nombreux malades mentaux aux têtes de dégénérés qui peuplent l’île, le film faisant la part belle à ces monstres humains au point que l’on songe parfois au Freaks (1932) de Tod Browning.
Mais le plus intéressant dans Shutter Island réside sans doute dans la gestion de l’espace faite par son auteur. A ce point que si le film de Martin Scorsese semble, on l’a dit, moins paranoïaque que celui de Roman Polanski, il rend paradoxalement plus claustrophobe. En effet, Shutter Island joue en permanence, et avec une rare virtuosité, de l’enchâssement d’espaces. Ainsi, si l’île est déjà un lieu clos, elle compte nombre de sous-espaces (la clinique psychiatrique et ses différents blocs, la maison du docteur Cawley, le phare, le cimetière, …) qui sont autant de cachettes que de pièges potentiels. Cela renvoie évidemment à l’espace mental, lui aussi compartimenté – mais défait –, du héros. Aussi tout n’est-il dans ce film qu’enfermement progressif et succession de lieux clos à l’intérieur d’autres lieux clos. Le dernier refuge pourrait alors être le cerveau mais il ne saurait être question d’un jardin secret sur Shutter Island, le cerveau, plus encore que le reste de l’espace (pourtant frappé d’une effroyable tempête), y étant – pour tous les protagonistes ou presque – complètement dérangé. Et comme aucune information n’est, jusqu’au bout, certaine, celui-même du spectateur sera ébranlé et il finira sans être sûr d’avoir bien compris l’histoire mais surtout avec le sentiment que le réalisateur s’est bien joué de lui. Aussi bien que le dernier défi spatial de notre héros soit la montée d’une tour (ou plutôt d’un phare), s’il faut songer à un film d’Alfred Hitchcock en voyant Shutter Island, c’est, plus qu’à Vertigo (1958), à Fenêtre sur cour (1954) que l’on se référera le plus volontiers. Car, in fine, on y découvre aussi que, même au cinéma, on n’est pas vraiment en sécurité... Moins paranoïaque que The Ghost Writer, Shutter Island ai-je écrit plus haut ; est-ce vraiment si certain ?
Ran
Shutter Island (Martin Scorsese, 2009)
[1] Les deux sont d’ailleurs situées au large de Boston…
[2] Dans cette scène lors de laquelle Ben Kingsley écoute Gustav Mahler, on pense au même acteur obligé de réentendre La Jeune Fille et la Mort de Franz Schubert dans le film éponyme (1994) de… Roman Polanski.
Commenter cet article