Stalker : « Au bout du compte, tout a un sens »
Avant une pause résolument nécessaire, à défaut, sans doute, d’être véritablement salutaire, au vu de l’accentuation de notre délabrement physique, intellectuel et moral et afin de donner une conclusion, peut-être provisoire, à « De guerre lasse », retour sur un grisant et fantasmatique chef-d’œuvre d’Andreï Tarkovski, Stalker.
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Stalker (Andreï Tarkovski, 1979) : « Au bout du compte, tout a un sens »
« Lorsqu’on est mal compris en bloc, il est impossible de supprimer complètement un malentendu de détail. Il faut se rendre compte de cela pour ne pas user inutilement sa force à se défendre. » | |
Friedrich Nietzsche in Opinions et sentences mêlées (1879 ; 346, Etre mal compris). |
Affiche de Stalker(Andreï Tarkovski, 1979)
Sommaire actif :
a. Structuration
b. Déstructuration
Film d’apparence opaque comme le sont la plupart des œuvres d’Andreï Tarkovski, Stalker (1979) ne s’offre pas facilement à l’analyse et invite plutôt, comme le cinéma de Michelangelo Antonioni ou de Jim Jarmusch mais selon des modalités propres à son auteur, à se laisser transporter par la beauté des images proposées tout en laissant la place à de nombreuses réflexions sans que jamais une réponse ne soit imposée. Il s’ancre pourtant dans un genre classique, la science-fiction, dans lequel Tarkovski avait déjà réalisé, quelques années plus tôt, un chef-d’œuvre, Solaris (1972). Mais il s’écarte aussi de canons trop étroits et constitue dès lors un surprenant voyage dans lequel le spectateur suit et partage la trajectoire de trois personnages, simplement nommés par leur métier, le stalker (Alexander Kaïdanovski) – qui donne donc son titre à l’œuvre –, le professeur de physique (Nikolai Grinko) et l’écrivain (Anatoli Solonitsyn). Entre structuration et déstructuration, on peut ainsi tenter d’apprécier, à défaut d’en donner une quelconque interprétation, certaines des dimensions de Stalker.
« Dans la Zone, le chemin le plus long est le moins dangereux. » | |
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Le stalker (Alexander Kaïdanovski). |
a.Structuration
Le stalker (Alexander Kaïdanovski)
Incontestablement, Stalker est un film de science-fiction. Il est en tout cas adapté d’une nouvelle relevant directement de ce genre (Stalker, Pique-nique au bord du chemin – 1972 – d’Arcadi et Boris Strougatski, auteurs du scénario du film et qui furent aussi surpris que charmés par la vision qu’en proposa Andreï Tarkovski) dont la plus grande partie des éléments propres à la science-fiction ont certes été éliminés mais dont certains subsistent ce qu’indique, dès la fin du générique, un long carton d’introduction – censé être l’extrait d’une interview d’un prix Nobel, le professeur Wells :
« … A quoi cela était-il dû ? A une chute de météorites ? A des visiteurs en provenance du vide cosmique ? Toujours est-il que dans notre petit pays apparut la merveille des merveilles : la ZONE. Nous y envoyâmes immédiatement des troupes. Elles ne revinrent jamais. Alors nous entourâmes la Zone de cordons policiers. Et nous fîmes certainement bien. En fait, je ne sais pas, je ne sais pas… » |
Bien que l’époque – comme le lieu – ne soit pas précisée (on peut la supposer contemporaine), au vu des points ici exposés, dans ce texte qui, de par sa présentation, peut sonner comme une réminiscence du muet, et du rôle capital que jouera la Zone dans tout le reste du film, la volonté de l’auteur de ne pas trop éloigner son œuvre de la science-fiction la plus classique est clairement affichée. D’autant que le personnage-titre est un stalker soit l’un de ces êtres étranges qui permettent aux autres d’entrer dans la Zone et les mènent jusqu’à son centre névralgique, la chambre, dans lequel les vœux les plus chers seraient amenés à se réaliser. En outre, même s’il déroule sur un rythme très lent, Stalker ne manque pas d’opérer un fructueux croisement, comme souvent lorsqu’il s’agit de science-fiction, avec le film d’action. C’est tout particulièrement le cas lorsque le stalker et ses deux compagnons, au moyen d’une jeep puis d’une draisine, à la fin d’un prologue en noir et blanc, pénètrent enfin dans la Zone en échappant aux barbelés et aux tirs de miliciens. Ensuite, après ce brusque moment d’accélération, il ne se passera presque rien, d’un point de vue événementiel, dans ladite Zone. Néanmoins, bien qu’il se fasse volontiers contemplatif dans de longs plans (parfois fixes), Tarkovski continue de distiller tension et suspense. Celle-ci passe par la nervosité permanente des héros, se marquant progressivement dans leurs traits, sur leur peau même, devant un danger – invisible et que l’on ne peut expliciter – qui ne cesserait de les menacer. Leur vigilance maintient alors celle du spectateur. Notons encore que l’espace-même, puisqu’il crée de la peur (même si c’est par la complète confusion entre sa réalité physique et la valeur mentale dont il est affecté plus que par l’hypothèse d’un élément qui se logerait dans le hors-champ et menacerait de prendre possession de l’écran), n’est pas si éloigné, dans la façon dont on le ressent, de celui d’un film d’horreur. Enfin, la musique (d’Edouard Artemiev), le plus souvent synthétique, planante et légèrement angoissante, contribue à l’étrangeté volontairement entretenue par le réalisateur. En cela, Stalker reste donc un film parfaitement classique – dans le meilleur sens du terme car la maîtrise de son auteur y est totale.
Le professeur de physique (Nikolai Grinko) et l’écrivain (Anatoli Solonitsyn)
Stalker est encore un modèle d’équilibre dans son traitement de l’espace, dans sa structure narrative et dans la construction de ses personnages. Concernant le premier point, celui-ci est donc divisé entre la Zone et le reste de la Terre alors que la première semble connaître de multiples sous-espaces dont le principal est la chambre des vœux. Narrativement, à l’exception de séquences de rêves dans lesquelles semblent s’insérer, sans qu’on ne puisse l’affirmer avec certitude, des flashbacks sonores, Tarkovski opte pour la plus grande simplicité soit une absolue linéarité. Ainsi, outre la surprenante division en deux parties (qui permet un violent rappel du titre au milieu de l’œuvre – ce qui offre une référence à L’Heure du loup d’Ingmar Bergman, 1968), peut-être nécessaire au vu de la durée (160 minutes), la partie principale, celle qui voit les trois héros déambuler au milieu de la Zone, est-elle encadrée par un long prologue (environ quarante minutes) et un épilogue d’un quart d’heure – dans lesquels interviennent d’autres protagonistes notamment la femme (Alisa Frejndlikh) et la fille (Natasha Abramova) du stalker. Si l’entrée, après la fusillade, dans la Zone se fait calmement (on voit successivement, dans un long travelling, les visages des trois personnages sur leur draisine) l’arrivée de la couleur marque nettement le changement dans le cours du récit. A l’inverse, il n’y a pas de sortie de la Zone (alors que celle-ci était annoncée comme périlleuse) mais seulement un long plan se fondant dans le noir, au son du Boléro de Ravel et le retour du noir et blanc initial (qui, toutefois, ne se sera pas utilisé dans l’ensemble de la fin du film) pour signifier la fin de l’aventure. De manière générale, sans être agressif dans sa mise en scène (même lorsqu’arrivent les couleurs ce qui provoque tout de même une claire coupure visuelle), Tarkovski signifie, au moyen de raccords marqués, les ruptures de temporalité et segmente ainsi son œuvre en sous-blocs. Aussi la perte, même si l’on ne saurait être précis sur la durée de l’action (quelques jours ?), de repères n’est-elle, a priori, que très relative, l’atmosphère d’étrangeté générale n’interdisant pas au spectateur de se retrouver en terra cognita. Ceci est d’autant plus sensible que les trois héros sont donc désignés par leurs fonctions : un stalker, un scientifique et un écrivain soit, dans une tripartition presque kierkegaardienne (religieux, éthique et esthétique), des êtres respectivement définis la foi (celle en le pouvoir de la Zone), la quête de savoir et le rêve de la création absolue. Si, des trois, le stalker est sans conteste le moins tortueux et compose une figure christique proche de celle de l’idiot dostoïevskien (avec le prince Mychkine dans L’Idiot en 1868 et Aliocha dans Les Frères Karamazov en 1880), moquée (l’écrivain ne cesse de le nommer : "Davy Crockett"), voire perçue comme celle de l’imposture (ce qui n’est pas le cas ; nul ne peut mettre en doute sa croyance), les deux autres sont également des archétypes – même si leurs motivations et actions (refuser d’entrer dans la chambre pour l’écrivain ; ne pas la détruire alors que tel était son but caché pour le professeur) interrogent. Au point d’ailleurs qu’on ne peut, moralement, les juger et réduire le film à une simple parabole sur la nécessité de la croyance perdue (ainsi le naïf stalker dit-il, à la fin, à propos de ses compagnons et des autres hommes : « Ils ne croient en rien. L’organe de la foi s’est atrophié en eux. »). Mais, par leur scepticisme et leurs espoirs, ils permettent d’ouvrir le film vers d’autres rivages que celui offert par la seule spiritualité, à la fois bienheureuse et malheureuse, du stalker. Au fil des dialogues – qui, souvent, se réduisent à de longs monologues – de nombreux points sont évoqués et Stalker ne cesse donc, en mêlant discours sur la foi, la science, l’art, la vocation, la reconnaissance, le désintéressement, le sens de la vie ou le bonheur, de flirter avec la métaphysique. Sans, donc, proposer de morale toute faite car le spectateur est laissé libre de ses choix. C’est d’ailleurs par cette voie-là, malgré la structure rigoureuse et la typologie affirmée des héros, que Tarkovski achèvera de perdre celui-ci. Dans la Zone, donc.
« La Zone, c’est… un système très compliqué. De pièges, pourrait-on dire, qui sont tous mortels. Je ne sais ce qui s’y passe en l’absence de l’homme. Mais, dès que quelqu’un apparaît ici, tout se met en mouvement. Les anciens pièges disparaissent, de nouveaux apparaissent. Des endroits sûrs deviennent impénétrables. Le trajet à parcourir est parfois très simple, parfois compliqué à l’extrême. Voilà ce qu’est la Zone. Elle peut même sembler parfois capricieuse. Mais elle est telle que la fait notre esprit. Je ne vous cacherai pas que des gens soient forcés de rentrer bredouilles à mi-chemin. Certains sont morts sur le seuil de la chambre. Mais tout ce qui arrive ne vient pas de la Zone mais de nous (…). Je ne suis pas sûr. Elle semble qu’elle laisse passer ceux qui n’ont plus aucun espoir. Pas les bons ou les méchants. Les malheureux. Même les malheureux mourront s’ils ne savent pas se conduire. » | |
Le stalker. |
b.Déstructuration
Le professeur, le stalker et l’écrivain entrant dans la Zone
Avant cela, dans un geste classique de démiurge, Tarkovski aura eu à cœur de créer « sa » Zone, quelle que soit la valeur que l’on accorde à celle-ci par ailleurs. Tous les éléments plus hauts exposés montraient la maîtrise, quasi-scientifique, de l’auteur. Mais, pour rendre son œuvre inoubliable, il lui faut intégrer des éléments artistiques propres. Ceux qui, au-delà du genre, confèrent à Stalker toute son aura d’étrangeté. Logiquement, ce sera par la Zone qui s’ouvre à toutes les interprétations et que l’on peut, à l’inverse de la vision du stalker, considérer comme n’étant rien du tout. Car le plus étonnant dans Stalker est bien que, à l’exception d’un tunnel boueux (le « hachoir ») et de bâtiments glauques et décrépis (qui ne tranchent guère avec ceux du prologue), tout est absolument normal dans la Zone. Même si l’espace est naturel et non pas urbain, l’idée n’est pas si éloignée de celle d’un Jean-Luc Godard dans Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (1965) qui faisait de Paris une planète appartenant à un monde extérieur. Mais, Tarkovski, nous semble-t-il, va plus loin encore en ne forçant nullement l’identification de son espace à un univers étrange. Il appartient entièrement au spectateur de déterminer ce qu’est la Zone qui, tel le noir monolithe de 2001, L’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968) et plus encore que la planète Solaris, restera hermétique à toute interprétation trop affirmée. La seule « clef » de lecture est fournie par l’essai de définition donné par le stalker, cité plus haut, qui consiste à expliquer (il suit en cela sa logique mystique) que la Zone est un espace mental autant que physique, idée d’ailleurs qui ramènerait plutôt à un film de science-fiction « adolescent » comme Planète interdite (Fred Macleod Wilcox, 1956) qu’au chef-d’œuvre de Kubrick et à sa « réponse » soviétique qu’en fut, à un certain degré, Solaris. C’est d’ailleurs, même si elle apparaît souvent crasseuse (notamment en raison des restes de civilisation humaine qui y sont présents), avec les yeux d’un enfant – peut-être ceux, si candides, du stalker, qui vit en communion avec elle et se sent en prison dès qu’il en est éloigné – que nous sommes invités à faire la découverte de sa beauté. On ne cesse de parler de dangers, de pièges et de morts mais on ne voit, in fine, que trois hommes dont l’un les guide en lançant des boulons enrubannés dans un espace naturel. Quant à la chambre des vœux, on n’aura même pas, devant le renoncement du professeur et de l’écrivain et l’interdiction qui pèserait sur le stalker d’y entrer, le loisir d’y pénétrer. On est donc loin, lorsque l’on se situe dans la Zone, du choc visuel direct que constituent, par exemple, le passage de la « porte des étoiles » dans 2001, L’Odyssée de l’espace ou l’arrivée en/dans 2046 dans le 2046 (2004) de Wong Kar Wai.
Le stalker et le chien
Pourtant, la Zone ne laisse pas de fasciner. Et ce en raison même de sa normalité qui participe de son mystère et qui trouble après le carton d’introduction plus haut évoqué. Mais cela seul ne suffirait pas. Ici intervient le génie d’Andreï Tarkovski qui intègre sa poétique à l’espace qu’il crée. Elle fonctionnera beaucoup par les mots. L’auteur en utilise toutes les potentialités. Y compris hors de la Zone avec le carton initial ou le discours que la femme du stalker adresse directement au spectateur à la fin du film (avant le seul miracle observable dans Stalker : des objets que leur fille fait glisser sur une table par télékinésie – plan sur lequel s’achève l’œuvre) dans une conclusion où perce, malgré le désespoir qui anime la plupart des personnages, un peu d’optimisme :
« Il vaut mieux du bonheur et du chagrin qu’une vie grise et ennuyeuse (…). Si on n’avait pas de chagrin, ce serait pire. Parce qu’il n’y aurait pas de bonheur. Ni d’espoir. »
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Mais il y a aussi ces longues tirades (souvent dues à l’écrivain), qui sonnent comme des monologues shakespeariens, des différents héros et surtout ces surprenants poèmes qui se greffent au film de manière apparemment désordonnée puisque, comme pour la Zone, on ne sait trop quelle valeur leur accorder (doivent-ils nous guider dans notre appréciation de l’œuvre ?). D’autant qu’ils peuvent intervenir par la voix-off (qui n’est pas toujours la même, aucun personnage ne la possédant) ou être récités, diégétiquement, par le stalker. Surtout, ils semblent, comme d’autres fragments du dialogue, déliés de l’image. Aussi, l’utilisation de la poésie dans Stalker, même si elle tend une nouvelle fois à rapprocher les deux films, est-elle toute différente de celle qui en est faite dans Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution. Quant au visuel, si « normal » soit-il de prime abord, il finit par éblouir dans la mise en scène de la faune et de la flore de la Zone. Toutes les frontières, celles entre l’abstrait et le concret, le rêve et la réalité, le mental et le physique, le temps et l’espace, tendent ainsi à se brouiller. Alors surgissent des merveilles sous la forme de paysages escarpés, de roches, d’éléments végétaux et minéraux et d’une eau omniprésente. Des animaux gagnent le champ. Un chien, que l’on avait cru naître d’un rêve, accompagne le stalker jusqu’au bout de son voyage. Et l’on quitte la Zone sur des poissons recouverts d’un liquide noir. Images, empreintes de surréalisme, fluides et calmes, tout particulièrement dans cette séquence de semi-songe, qui nous plongent dans un espace indescriptible et magique. Qui dans notre imaginaire restera comme tel, malgré son dépouillement et sa relative austérité, bien que les héros, dont l’aventure exacte nous (et leur ?) demeure incompréhensible, semblent, toujours essoufflés, y souffrir – comme les bâtiments –, de multiples stigmates (on notera le travail sur les carnations) se chargeant de marquer le temps qui passe, ronge et épuise. Aussi Andreï Tarkovski a-t-il su, indéniablement, créer sa Zone, au sein de laquelle tout semble à la fois coaguler et être déstructuré. Mais c’est en lui laissant tout son mystère qu’elle acquiert sa puissance mythologique et fantasmée – que l’on verse ou non, à son égard, dans le mysticisme.
« Vous avez parlé du sens de notre vie. Du caractère désintéressé de l’art. Prenons la musique, par exemple. Elle est liée à la réalité moins que toute autre chose. Ou si elle l’est, c’est de façon involontaire, mécanique, simplement par le son, sans associations. Et pourtant, on ne sait par quel miracle, la musique atteint l’âme. Que fait résonner en nous cette harmonie de sons pour nous procurer un tel plaisir, pour nous unir et nous surprendre ainsi ? A quoi tout cela sert-il ? Et surtout à qui ? Vous répondez : ‘‘Ça ne sert à personne et à rien, c’est un acte désintéressé.’’ Mais non. C’est peu probable. Au bout du compte, tout a un sens. Un sens, une raison. » | |
Le stalker. |
Les trois héros au seuil de la chambre des vœux
Ainsi est-on, face à Stalker, au devant d’un grand acte artistique. Dont Tarkovski a pleine conscience, lui qui a énormément investi dans son œuvre (il dût la tourner à deux reprises) et eût quelques difficultés à s’en séparer (Nostalghia ne sortira qu’en 1983 et, pendant quelques années, le réalisateur caressera le projet de donner une suite à Stalker). Pourtant, il l’offre toute entière à son spectateur. Cadeau certes quelque peu empoisonné au vu de la difficulté – ou de la multiplicité – d’interprétation de Stalker. Mais, don tout de même d’un altruisme proche de celui dont fait montre le personnage qui donne son titre au film (et qui constitue le rêve de l’écrivain concernant l’acte créatif alors que le professeur renonce à détruire la Zone, quitte à ce qu’elle tombe en de mauvaises mains…). Car, sublimée par Tarkovski, la Zone n’est pas telle que l’on s’attendait à la voir. Elle n’entretient guère de lien avec une quelconque imagerie de science-fiction. Elle n’est donc pas comme l’on pouvait la rêver mais ne peut cependant exister que telle qu’on la rêve. La réside la complexité et le suprême génie du film. Il ne peut profondément fonctionner que si le spectateur y intègre sa propre vision, qui peut être fort éloignée de celle du stalker. Celui-ci, en parlant de l’art, dit donc que « Au bout du compte, tout a un sens ». On peut ne pas partager cette idée mais, si sens il y a dans Stalker, il ne nous est pas imposé. Il nous faut l’apporter – quand bien même le héros est censé être un guide. Ou, sans chercher particulièrement de sens, faire entrer ses propres émotions pour qu’elles entrent en résonance avec la Zone de Tarkovski – dans laquelle nous nous sommes laissés happer. En fin de compte, beaucoup de ce qui est montré n’est donc lié qu’à notre perception. La Zone « est telle que la fait notre esprit », dit aussi le stalker. C’est sur un tel principe, dont on ne saurait souligner à quel point il est ardu à mettre en œuvre, qu’Andreï Tarkovski fait reposer son Stalker. Il y réussit pleinement ce qui n’est pas le moindre de ses mérites. D’où un chef-d’œuvre. Absolu et insaisissable autant qu’expérience intime possible pour tous.
La fille du stalker (Natasha Abramova)
et le miracle de la fin du film
« Ils se hissent sur la montagne comme des animaux, bêtement et ruisselants de sueur ; on a oublié de leur dire qu’il y a en chemin de beaux panoramas. » | |
Friedrich Nietzsche in Le Voyageur et son ombre (1880 ; 202, Touristes). |
Antoine Rensonnet
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