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Stanley Kubrick, thématiques : l'échec du plan parfait (1)

19 Septembre 2010 , Rédigé par Ran Publié dans #Textes divers

Premier angle thématique pour approcher l’œuvre polymorphe de Stanley Kubrick : l’échec du plan parfait avec, entre autres, la casse de L’Ultime Razzia, HAL ou le programme Ludovico. Comme un écho à la fascination de l’auteur pour la guerre, à sa situation d’artiste et, in fine, à la nature humaine.

 

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Spécial Stanley Kubrick

 

I) L’échec du plan parfait (première partie)

 

 

                         « L’élément humain nous a lâchés. »
  Du général Turgidson (George C. Scott) au président des Etats-Unis Merkin Muffley (Peter Sellers) dans Docteur Folamour (1964).

 

 

 

La preparation du casseLa préparation du casse dans L’Ultime Razzia

(1956 ; au centre de l’image, Johnny Clay – Sterling Hayden)

 

Pour compléter la longue série sur Stanley Kubrick qui, depuis le début du mois, prend une place importante en ces lieux, je propose de m’intéresser à l’œuvre du cinéaste sous l’angle thématique. En effet, quoique fort diverse (que de genres abordés en seulement treize longs-métrages) et d’une impressionnante richesse, celle-ci semble assez cohérente et les différents films de l’auteur entretenir de telles correspondances – au point que j’ai pu, par exemple et pour différentes raisons largement liées à l’ouverture du premier, qualifier 2001, L’Odyssée de l’espace (1968) et Orange mécanique (1971) de « faux-jumeaux » – pour qu’une telle approche s’avère féconde. Aussi dégagerai-je trois thèmes principaux sur lesquels je reviendrai successivement : le plan parfait et son échec – auquel le présent texte est donc consacré –, le langage et la communication et la représentation de l’humain tiraillée entre trivialité et absolu. On notera que la violence (dont l’auteur considère qu’elle est constitutive de la nature humaine) – dont l’étude est peut-être le thème kubrickien majeur – ne fait pas partie de ceux-ci. On pourra s’en étonner mais il me semble avoir déjà assez largement abordé le sujet tout particulièrement dans mon texte consacré à Full Metal Jacket (1987), film qui synthétise la pensée de l’auteur sur le sujet, mais aussi notamment dans ceux qui reviennent sur 2001, L’Odyssée de l’espace (1968), Orange mécanique (1971) et Barry Lyndon (1975) pour qu’un tel arrêt soit autre chose que redondant. Aussi est-il directement exclu mais il arrivera tout de même que, au détour de ces trois textes, j’y revienne plus ou moins subrepticement.

 

Spectacle guerreLe spectacle de la guerre dans Les Sentiers de la gloire

(1957 ; au premier plan, le colonel Dax – Kirk Douglas)

 

Et ce dès le début d’ailleurs car on remarquera pour introduire ce texte sur l’échec du plan parfait chez Stanley Kubrick que le genre auquel le réalisateur a le plus touché est le film de guerre. Ainsi, dans son œuvre polymorphe, pas moins de quatre films (soit près d’un tiers du total) – dont le premier et l’avant-dernier, preuve que Kubrick s’intéressa au genre tout au long de sa carrière – sont des films de guerre : Fear and Desire (1953 ; non vu) ; Les Sentiers de la gloire (1957) ;  Docteur Folamour (1964) ; Full Metal Jacket. Au surplus, Barry Lyndon pourrait, du moins en ce qui concerne sa première partie (qui se déroule pendant la Guerre de Sept ans entre 1756 et 1763), être, sans trop de difficultés, rattaché à cette liste tant les séquences de bataille y sont nombreuses. On pourrait s’étonner d’une telle surreprésentation de ce genre dans l’œuvre de Stanley Kubrick tant l’auteur fait montre dans celle-ci d’un réel pacifisme notamment dans Les Sentiers de la gloire. Certes, peut-être (sans doute même) y-a-t-il une certaine dualité du cinéaste à l’image de celle du héros de Full Metal Jacket, le marine Guignol (Matthew Modine), qui porte le symbole « Peace and love » et affiche sur son casque la mention « Born to kill ». Mais au-delà de ce « truc de Jung »[1] qui vaudrait pour tous les hommes – Kubrick y compris donc – et serait plus ou moins de l’ordre de l’inconscient, il faut sans doute chercher des raisons qui sont propres au réalisateur. Deux apparaissent alors. D’une part, la beauté (fut-elle cauchemardesque) du spectacle proposé. A l’évidence, la guerre et sa mise en scène fascinent Kubrick qui aime à filmer non seulement les combats mais aussi leurs phases de préparation. Il y a donc là une certaine valeur « esthétique » – qui s’opposerait à la valeur « éthique »[2] – de la guerre et l’homme aime ainsi à montrer des armes. Le célèbre raccord cut de 2001, L’Odyssée de l’espace – qui conclue la première partie dans laquelle les singes, devenus humains, auront découvert la violence donc (presque immédiatement) la guerre – le montre de même que tous ces plans durant lesquels Kubrick s’attarde sur le B 52 en vol dans Docteur Folamour ou encore ces séquences consacrées au montage et au démontage de fusils pendant la première partie de Full Metal Jacket durant laquelle s’entraînent les futurs marines à Parris Island sous la férule du sergent Hartman (Lee Hermey). D’autre part, la guerre est justement et par excellence le théâtre sur lequel se mettent en œuvre des plans théoriquement parfaits. Ainsi, en fonction d’un objectif prédéfini (lui-même relié à un objectif plus large : gagner la guerre), des généraux réfléchissent, notamment à partir de cartes, pour concevoir un plan qui connaîtrait le moins de failles possibles. On remarquera que celui des généraux Broulard (Adolphe Menjou) et Mireau (George Macready) d’attaquer la côte 110 dans Les Sentiers de la gloire est totalement stupide et voué à l’échec dès le départ. Mais il s’agit là d’une exception, tant dans les films de Kubrick que dans la guerre en général. Et le plan R – même s’il n’était pas destiné à être appliqué – de guerre nucléaire américaine dans Docteur Folamour est, lui, remarquablement conçu et Kubrick explique, avec un plaisir certain, tout de ses différents ressorts. A un niveau plus bas, la mise en place de tel plans suppose que nombre de procédures soient respectées et qu’un ensemble de détails très important soit envisagé. On retrouve encore cet élément dans Docteur Folamour qui ne cesse de décrire, notamment dans les séquences situées dans l’avion (c’est-à-dire au niveau le plus bas de la mise en place de la stratégie d’ensemble) piloté par le commandant Kong (Slim Pickens), de multiples procédures (tout particulièrement en ce qui concerne le codage et le brouillage des informations) et on se souvient de ce kit de survie donné aux militaires au cas où ils se retrouveraient isolés en territoire ennemi et dont tous les éléments sont détaillés (tablettes de chewing-gum, préservatifs, dollars, dictionnaire de traduction américano-russe, Bible miniature,…).

 

Jack RipperJack D. Ripper (Sterling Hayden),

le général fou de Docteur Folamour (1964)


Or, au-delà de l’esthétique (si importante pour le réalisateur), de nombreux autres plans « parfaits » sont présents dans l’œuvre de Kubrick. On ne s’attardera pas ici, tant cette question est connexe de celles du langage et de la communication – sur lesquels je reviendrai donc dans un autre texte –, sur le problème des procédures[3] et l’on ne s’attachera qu’au niveau supérieur c’est-à-dire celui du plan. On remarque donc que celui-ci est aussi central dans l’œuvre de Kubrick que dans la guerre ce qui explique partiellement l’ambiguë fascination de l’auteur de la première pour la seconde. Le plan parfait – ou différents plans parfaits – sont ainsi au cœur d’œuvres comme L’Ultime Razzia (1956), 2001, L’Odyssée de l’espace, Orange mécanique et Barry Lyndon[4] soit des films, a priori, très différents et qui n’ont que peu à voir – à l’exception, donc, du dernier cité – avec le film de guerre. Le premier est ainsi un film noir, genre majeur dans l’Hollywood des années 1940 et 1950 et dans lequel, après le peu remarqué Fear and Desire, le jeune Stanley Kubrick fait ses premières armes et commence à se faire un nom (avant L’Ultime Razzia, il a déjà tourné un premier film noir – moins important – Le Baiser du tueur en 1955). Plus exactement, L’Ultime Razzia est un film de casse (soit une sorte de sous-genre dans le film noir dont le chef d’œuvre est Quand la ville dort de John Huston en 1950 ; Kubrick s’inspire d’ailleurs beaucoup de cette œuvre dans son film reprenant notamment le même héros), celui-ci est mené par le héros, Johnny Clay (Sterling Hayden) et ses quelques acolytes qui veulent voler la recette d’une journée sur un champ de course. Bien évidemment, comme c’est la règle (et en ce sens le film noir – et Kubrick avec – exprime une certaine vision du Fatum), le casse, pourtant minutieusement préparé (et Kubrick en jouant du flashback en montre toutes les étapes) échouera – mais de peu. Dans 2001, L’Odyssée de l’espace, le plan parfait (du moins celui des hommes…) a un nom : HAL 9000. Il s’agit bien sûr du superordinateur qui contrôle le vaisseau Discovery One qui doit emmener les astronautes Dave Bowman (Keir Dullea) et Frank Poole (Gary Lockwood) – ainsi que trois savants plongés en état d’hibernation – dans l’orbite de Jupiter, c’est-à-dire dans la direction où un étrange monolithe noir, découvert sur la Lune quelques dix-huit mois plus tôt, émet une onde. Cet ordinateur, « quintessence de l’intelligence cybernétique », contrôle tout sur le vaisseau et échange sur un ton cordial avec Bowman et Poole, sa présence[5] étant matérialisée par un signal rouge qui ressemble à un étrange œil. Mais censé être infaillible, il commet une erreur signalant la défaillance d’une pièce pourtant en parfait état de marche. Aussi doit-il être déconnecté par Poole et Bowman, ce qui sera fait à l’issue d’un combat « homérique » contre l’ordinateur – qui entraîne notamment la mort de Frank Poole. Le rêve humain de créer un « être » n’ayant aucun défaut échoue donc (ce qui a les plus graves conséquences car la réussite de la mission reposait sur le bon fonctionnement de HAL et, au surplus, celui-ci, refusant de reconnaître sa défaillance, doit être mis hors d’état de nuire[6]). Là encore, comme dans L’Ultime Razzia, le plan parfait échoue.

 

Alex pdt LudovicoAlex (Malcolm McDowell) pendant une séance de projection

liée au programme Ludovico dans Orange mécanique (1971)

 

Ce sera également le cas dans Orange mécanique où le plan prend cette fois la forme d’un programme scientifique, Ludovico[7], qui vise à « réformer » les délinquants en les privant de leurs instincts de violence. Mené par le professeur Brodsky (Carl Duering) et soutenu par les plus hautes autorités de Grande-Bretagne – notamment le ministre de l’Intérieur (Anthony Sharp) –, ce programme consiste à projeter au délinquant, presque en continu et pendant une quinzaine de jours, des films (!) qui montrent des séquences de meurtres, de viols ou de torture. Ainsi le futur « réformé » est-il dans la même position que le spectateur d’Orange mécanique – et ce d’autant plus que le film n’a pas fait l’économie desdites séquences dans sa première partie – à ceci près qu’on lui a injecté un mystérieux sérum et qu’il est fixé à son siège, enfermé dans une camisole de force et qu’un écarteur de paupières l’empêche de fermer les yeux et l’oblige donc à ne rien manquer du spectacle qui doit à terme provoquer un sentiment d’écœurement tel que toute violence doit être rendue impossible. En fait, plus exactement, les sentiments de violence restent possibles mais créent un tel malaise qu’ils ne peuvent donner lieu à aucune action concrète. L’un des premiers cobayes de cette expérience sera le héros du film, le jeune Alex (Malcolm McDowell), obsédé par l’ultraviolence et le sexe (et la Neuvième Symphonie de Beethoven) et condamné pour meurtre. En apparence, Ludovico fonctionne mais Alex étant rendu totalement impuissant (dans tous les sens du terme), il ne peut se défendre face à ses multiples agresseurs (qui furent ses victimes dans la première partie du film) et il sera finalement acculé au suicide par l’écrivain Frank Alexander (Patrick Magee). Si Alex ne meurt pas[8], Ludovico est néanmoins totalement discrédité aux yeux de l’opinion publique et doit être arrêté en toute hâte, le film se concluant par une « alliance » – chacun ayant son intérêt bien compris à la sceller – devant les médias entre deux personnages à la moralité plus que douteuse, le ministre de l’Intérieur et Alex, ce dernier ayant d’ailleurs retrouvé toutes ses facultés[9]. Dans Barry Lyndon, situé au XVIIIe siècle, le plan est celui du héros, Redmond Barry (Ryan O’Neal). Irlandais, fils d’un homme de loi, il a été partiellement déchu de son rang dès sa naissance et il aspire à s’élever à la plus haute position sociale possible – bien plus haute encore que celle à laquelle il pouvait initialement prétendre –, celle de lord. Au terme d’aventures picaresques et notamment grâce à un mariage avec la comtesse de Lyndon (Marisa Berenson) – qui lui permet notamment de porter le nom de Barry Lyndon –, il sera très proche d’y arriver. Mais, in fine, tout particulièrement à cause de son caractère et de l’hostilité absolue que lui porte le fils de sa femme, Lord Bullington (Dominic Savage puis Leon Vitali), il échouera et finira seul, handicapé et dans la misère.

 

La recherche du titre dans Barry LyndonLa recherche du titre de Lord dans Barry Lyndon (1975) :

Redmond Barry (Ryan O’Neal), la comtesse de Lyndon (Marisa Berenson)

et Lord Wendover (André Morell)

 

 

Ran

 

L’échec du plan parfait, deuxième partie.



[1] Comme le dit Guignol lui-même en référence au psychiatre suisse Carl Gustav Jung (1875-1961).

[2] Pour reprendre des distinctions établies par le philosophe danois Søren Kierkegaard (1813-1855).

[3] Pour donner un seul autre exemple de l’immense intérêt de Stanley Kubrick pour celles-ci, on rappellera cette séquence de 2001, L’Odyssée de l’espace durant laquelle le professeur Heywood Floyd (William Sylvester) se rend dans les toilettes d’une navette spatiale. Sur le mur de celles-ci, figure ainsi une liste des dix procédures à respecter lorsque l’on s’y trouve (car les toilettes sont situées dans un espace privé de gravité).

[4] Sans même encore parler à ce stade d’Eyes Wide Shut qui présente la trajectoire d’un héros, Bill Harford (Tom Cruise) dont le plan de vie parfait – jusque là si bien respecté – vient de subir un sérieux accroc après que sa femme, Alice (Nicole Kidman), lui ait révélé qu’elle avait été prête à le quitter quelques années plus tôt. Commence alors pour lui une sorte d’errance – limitée à deux nuits – mais, cette fois, sans aucun plan d’ensemble…

[5] Ou son omniprésence…

[6] Une question se pose que l’on ne peut complètement trancher : HAL a-t-il commis sciemment son erreur ? A priori, non et l’ordinateur n’a pu la reconnaître et s’est donc mis à combattre des humains qui n’avaient d’autre choix que de s’en séparer (c’est-à-dire de le « tuer »). Mais peut-être – rien, en tout cas, dans 2001, L’Odyssée de l’espace ne permet de trancher – HAL a-t-il fait volontairement cette erreur qui serait alors la première étape d’un plan visant à se débarrasser des occupants du Discovery One. On serait alors en présence d’un nouveau plan – complètement conçu par HAL – qui, lui aussi, se solderait par un échec.

[7] Evidemment nommé ainsi en référence au compositeur préféré d’Alex, Ludwig van Beethoven…

[8] Encore un nouvel échec !

[9] Ce qui laisserait, en outre, penser que Ludovico n’a que des effets limités dans le temps…

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