Still Life
La Chine change. Radicalement. Et d’un aussi immense que troublant mouvement de l’histoire, Jia Zhang Ke se saisit avec génie. Permettant de mieux l’appréhender tout en le transcendant artistiquement. Trace profonde et chef-d’œuvre !
Affiche de Still Life (Jia Zhang-Ke, 2006)
Il n’est qu’évidence que de rappeler que le plus grand changement, depuis environ deux décennies, à l’échelle du cinéma mondial a été la révélation d’un grand nombre d’auteurs majeurs venus des pays asiatiques dits émergents (Chine, Hong-Kong, Taïwan, Corée du Sud, Thaïlande,…). Au point que la géographie du septième art en a été profondément modifiée, l’Asie devenant l’un de ses nouveaux cœurs. Les raisons en sont multiples et tiennent en partie au hasard, le talent ne se décrétant pas (ainsi qui pourrait rationnellement expliquer pourquoi le cinéma italien, avec Federico Fellini et Michelangelo Antonioni en tête mais tant d’autres également, fut si exceptionnel au cours des années 1960 et 1970 ?). Chacun des auteurs a donc ses particularités et des œuvres comme 2046 (Wong Kar Wai, 2004), Three Times (Hou Hsiao Hsien, 2005) et ce Still Life (Jia Zhang-Ke, 2006), qui retient ici notre attention, doivent leurs immenses qualités au génie de leurs créateurs respectifs. Au-delà de constat liminaire, on peut tout de même, sans trop de peine, isoler deux des facteurs de l’extraordinaire fécondité du cinéma asiatique contemporain. D’une part, l’argent. Le cinéma en réclame et s’il arrive qu’un chef-d’œuvre naisse dans un pays pauvre, la plupart d’entre eux viennent, assez logiquement, des pays riches. D’où, par exemple, la domination générale d’Hollywood dans l’histoire du cinéma et la révélation artistique de ce cinéma asiatique parallèle à l’accroissement du niveau de vie moyen dans cette région du monde. D’autre part, et de manière connexe, la tension culturelle provoquée par le choc entre une vision du monde qui, pour les Orientaux, est marquée par un fort poids de la tradition et se veut largement circulaire et les radicales modifications socio-économiques induites dans cette partie de la planète par les conséquences, positives ou négatives, de ce que l’on nomme mondialisation (puisque, mutatis mutandis, tous ces pays connaissent une trajectoire similaire). Représentations fondées sur la répétition du temps contre changements majeurs qui laisse à penser que l’histoire a un sens (qu’elle n’est donc pas courbe mais bien ligne, quand bien même celle-ci connaîtrait quelques bris) et que le passé va, définitivement, s’effacer : si elle est difficile à appréhender et à supporter pour beaucoup, une telle perturbation s’avère, comme souvent (que l’on songe simplement, dans de toutes autres circonstances, à M, Le Maudit de Fritz Lang ou à La Règle du jeu de Jean Renoir, deux chefs-d’œuvre d’artistes majeurs respectivement réalisés dans l’Allemagne de 1931 et la France de 1939), fondamentalement créatrice. Elle est donc au cœur de 2046, Three Times ou Still Life – les meilleurs films asiatiques de la décennie écoulée selon nous mais il y en a nombre d’autres – qui saisissent et se saisissent leur époque, que leurs auteurs en acceptent ou non les bouleversements et proposent ou non un discours politique. Dans tous les cas, ils ressentent le changement et celui-ci irrigue leurs œuvres qui, en retour, en portent témoignage. Ainsi, même s’ils situent en opposition, ces artistes accompagnent la transformation du monde. De cela, on retiendra cette leçon, que l’on jugera belle ou cruelle[1] : l’histoire finit toujours par triompher du génie mais celui-ci se nourrit des ruptures de la première, les deux s’étreignant, en tout cas, de façon fougueuse et chaotique…
Han Sanming (Han Sanming)
Ainsi Still Life. Le film conte deux quêtes, amoureuses et résolues, qui s’entrelacent bien que leurs héros respectifs, qui tous deux, font un long voyage pour arriver dans la ville de Fengjie, ne se croisent guère. Le premier est l’ouvrier Han Sanming (Han Sanming) qui souhaite retrouver son ex-femme et sa fille. De même et à l’inverse, Shen Hong (Tao Zhao) recherche son mari mais pour divorcer. Tous deux ont perdu depuis longtemps des êtres chers un jour et sont surtout perdus dans un immense espace physique (pourtant minuscule parcelle de la Chine), situé de part et d’autre du fleuve Yangzi, que le réalisateur détaille au moyen de longs et légers plans larges. Han Sanming veut renouer avec le passé dans un lieu qu’il ne reconnaît plus quand Shen Hong cherche à tirer un trait dessus pour s’élancer vers l’avenir. Jia Zhang-Ke regarde l’un et l’autre sans les juger. Mais avec une même empathie qui se ressent dans la construction générale d’un film pourtant marqué par une claire division en blocs. En effet, si des mots (cigarettes, vin, thé, bonbons) s’inscrivent à l’écran pour signifier les passages d’un segment à un autre, le montage est d’une extrême douceur, tout en souplesse et fluidité, sans violence aucune. Et, au centre de l’œuvre, il y a donc la Chine nouvelle – et l’une de ses réalisations-phares : la construction (qui implique maintes destructions…) du pharaonique barrage des Trois Gorges. Le réalisateur ne cache guère sa sévérité à l’égard d’un tel projet qui engloutit sous les eaux un monde entier (dont la ville de Fengjie) dont il ne subsistera plus nulle trace ; d’où la nécessité d’en rappeler, une dernière fois, en mobilisant des lumières très travaillées et de manière volontiers contemplative et apaisée, tout ce qu’il subsiste encore de la beauté de ce magnifique espace. Jia Zhang-Ke se fait alors presque peintre impressionniste. Mais il n’oublie pas de montrer les très difficiles conditions de travail des ouvriers ou la grande pauvreté qui continue de frapper une importante fraction de la population chinoise dans une société dans laquelle, puisqu’elle se convertit au capitalisme (bien qu’il reste quelques vestiges du communisme), l’argent tend à devenir omniprésent. Mais, Still Life, même si son auteur, quoiqu’il ne refuse pas toute modernité, est, comme Han Sanming, un nostalgique (24 City, film semi-documentaire réalisé en 2008, le confirmera), ne tourne cependant nullement au réquisitoire politique puisque le libéralisme culturel qui, peu à peu, gagne le pays offre également de nouvelles possibilités à certains – dont Shen Hong, femme qui s’émancipe, voire à Jia Zhang-Ke lui-même qui peut (malgré certaines difficultés…) tourner ses films. Ainsi les sentiments de ce dernier, ce qui participe largement de la qualité de Still Life, sont-ils frappés d’une certaine ambigüité devant la mutation profonde (tout à la fois économique, culturelle, spatiale, morale, intellectuelle,…) que le nouveau géant mondial est en train de vivre – et qui ne fait que commencer. Le réalisateur en rend compte en en dénonçant les ravages, certains, et en laissant entrevoir les potentialités, réelles.
Shen Hong (Tao Zhao)
Quel que soit ce que l’on en pense, quand il est filmé avec une telle grâce aérienne et perçu avec tant de subtilité, il est donc certain que le mouvement de l’histoire apporte beaucoup au cinéma. D’ailleurs cet art fournit de merveilleux « documents » aux historiens. Pour ceux-ci, Still Life sera ainsi un incomparable trésor quand ils se pencheront, dans quelques années, sur la formidable transformation vécue par la Chine en quelques années. Mais le film, bien sûr, ne saurait se laisser résumer à cette seule fonction. Car Jia Zhang- Ke, on le voit, est un immense artiste. Et tout au long de son œuvre, il organise, avec une suprême élégance, le triomphe, éphémère, illusoire et sublime, de l’art sur l’histoire – qu’il marque ainsi de son empreinte. Jusqu’à ce dernier plan, magique (dans tous les sens du terme), qui offre, après, un peu plus tôt déjà, le décollage d’un bâtiment, un instant de poésie surréaliste en s’attardant sur un improbable funambule marchant entre deux immeubles. Il vient couronner le chef-d’œuvre et, le temps étant alors comme suspendu, l’éloigner du séculier. Provisoirement, sans doute. Jia Zhang-Ke a néanmoins là le geste absolu du créateur qui transcende (artistiquement) l’immanence. Justement reconnu pour ses multiples dimensions que nous n’avons fait là que légèrement effleurer, Still Life devait remporter un Lion d’or particulièrement mérité au festival de Venise en 2006. Au-delà, il est, pour nous, l’un des plus grands films de ce vingt-et-unième siècle naissant.
Le décollage d’un immeuble
Antoine Rensonnet
Note d’Antoine Rensonnet : 5
Still Life (Jia Zhang-Ke, 2006)
[1] Personnellement, avec un optimisme bien tempéré, nous la jugeons plutôt belle mais ne trouvons pas pour autant la relation entre l’artiste et l’histoire parfaitement symbiotique…
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