Témoin à charge : les anges déchus
Contrairement au titre d'aujourd'hui, Bribes et Fragments ne va pas aborder l'affaire qui secoue la France, celle qui bafoue les plus belles valeurs du sport (honneur, gloire et récompense) et que nous ne nommerons pas, par respect pour la famille de Nikola Karabatic. Non, c'est Marlène Dietrich face à Billy Wilder. nolan
Témoin à charge (1957)
Témoin à charge : les anges déchus – La série d’invraisemblables rebondissements qui conclue Témoin à charge ne serait-elle qu’une facilité supplémentaire, qu’un artifice suprême ? Billy Wilder y a eu grand recours et les ultimes lui permettent de définitivement emballer son affaire. Ils donnent même une saveur particulière à ce petit film de procès, transformé depuis longtemps en comédie pétillante et un rien lassante. Pourtant, il y a plus : se révèle une seconde œuvre, plus tragique, qu’on devinait à peine derrière les apparitions de Marlene Dietrich. Dans cette recomposition et le sentiment que laisse, in fine, Témoin à charge, Wilder se découvre. Bien qu’il adapte une pièce d’Agatha Christie et laisse à Charles Laughton tout le loisir de jouer un pitre bougon et matois, il dresse son portrait d’auteur. Celui d’un réalisateur perçu comme un simple amuseur et prêt à satisfaire son public durant la majeure partie de son œuvre. Ce qu’il fera plus encore, quitte à partiellement galvauder son immense talent, dans la suite de sa carrière (Certains l’aiment chaud, La Garçonnière, Un, deux, trois, Embrasse-moi, idiot…). Si le Viennois est, comme Leonard Vole (Tyrone Power), un brin cynique, il demeure parfaitement lucide et reste, avant tout, l’auteur du miraculeux Boulevard du crépuscule. Or, il possède l’occasion – inespérée ? – de se pencher à nouveau sur l’inéluctable et impitoyable déclin des étoiles, sur les ravages et la folie de la vieillesse. Il la saisit, usant avec finesse et parcimonie d’une arme de premier choix : Marlene Dietrich. Cachant ses desseins, Wilder ne la convoque que rarement. Elle commence en majesté, femme libre jouant son propre jeu et bien peu attentive aux malheurs de son mari. Puis sa légende est rappelée. Chanteuse dans un cabaret évidemment bleu. Christine Vole se confond avec Marlene. La méfiance devrait être de mise puisque Fritz Lang, dans L’Ange des maudits, avait offert le même hommage à sa vedette pour mieux en souligner la misérable chute. Wilder refait le même coup, on l’ignore encore. D’autant que Dietrich, de retour, produit son témoignage à charge. Nouveau numéro de bravoure et certitude que l’on assiste, le falot Tyrone Power s’effaçant de plus en plus, à un choc de titans : l’adipeux Charles Laughton, en avocat monstrueux dont l’âge avancé ne cesse d’être souligné, face à Marlene Dietrich, redevenue plus star que jamais au seul prix de la dérive morale de son personnage. Illusion ; dans un dernier et logique retournement, Wilder rappelle que Laughton et Dietrich sont les deux faces d’une même pièce, celle des icônes temps passé et qu’ils suscitent, de facto, le même type de répugnance. D’ailleurs, ils ne sont pas opposés mais ont combattu ensemble. Pour Tyrone Power, l’ancien Jesse James, qui échappe un instant au même destin funeste. Par la grâce de l’argent.
La morale de Billy Wilder est désespérée. Elle va jusqu’à justifier le meurtre. Christine Vole tue son mari. Le preux et pas si futé Wilfrid Robarts sera son défenseur. Les deux se sont trompés et, leur superbe perdue, se retirent réunis. En femme vouée, Christine, au surplus, est bafouée. Ici réside la véritable articulation entre comédie et tragédie. La fin de Wilfrid Robarts/Charles Laughton est grotesque, celle de Christine Vole/Marlene Dietrich s’avère, notamment dans le « Je l’aime » expliquant ses actes, pathétique. Ce n’est que grâce au bazar (monocle, perruque, pilules, thermos, shorts pour Les Bermudes…) qui le définit que le premier parvient encore à susciter l’intérêt. Si peu churchillien, malgré son épaisseur, ses cigares ou son whisky, il achève sa carrière sur un échec retentissant. La seconde n’a, elle, de cesse de s’enfermer dans de curieux processus d’affirmation-négation. Refusant d’admettre son âge avancé, elle domine une pauvre veuve (Miss French – Norma Varden) et, surtout, se plaît à s’inventer un double plus âgé puis un jeune amant. Elle se rêve irrésistible séductrice avant que la vérité, cruelle et nue, ne la rattrape sous la forme de Diana (Ruta Lee), juvénile (c’est là son unique charme ; il est plus que suffisant…) brunette, la maîtresse de Leonard Vole/Tyrone Power. Une adversaire invincible.
En créant pour l’écran les personnages de Wilfrid Robarts et Christine Vole, en les confrontant à leurs interprètes respectifs qu’il lie si habilement l’un à l’autre, Wilder dépasse le cadre de sa peu passionnante intrigue et le fait oublier. Seule subsiste, après quatre-vingt minutes de cache-cache qui mènent vers une conclusion étourdissante, une œuvre d’une précision clinique. Elle est infiniment froide et noire. Et très personnelle. Billy Wilder montre que, lui, ne vieillit pas. Mais il sait qu’il devra composer. Ce qu’il fera brillamment durant plus d’une décennie avant de retrouver, éloigné d’Hollywood, avec La Vie privée de Sherlock Holmes, son vrai registre. Celui de la déchéance des mythes.
Antoine Rensonnet
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