Tetro, tentative d’approche : du cinéma en liberté (2)
Troisième volet de cette série sur Tetro. Pour voir que, bien plus qu’un simple drame, l’œuvre est un film total dans laquelle Coppola, maître de son art, tient et met en scène un remarquable discours sur la création artistique avec une absolue et surprenante liberté.
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III- Du cinéma en liberté (deuxième partie)
« Non, non, c’est l’Armani ! (…) Je vais te tuer, sale garce. (…) Ça, c’est de l’imitation. Je m’en fous, c’est de la merde. » | |
De José (Rodrigo De la Serna) à Ana (Erica Rivas) |
Affiche de Tetro (Francis Ford Coppola, 2009)
Drame, donc, de par son propos premier et film total par la maîtrise de son art qu’affiche son auteur, Francis Ford Coppola, Tetro (2009) se caractérise également par une liberté absolue dont fait montre le réalisateur. Le film, en effet, malgré la gravité des thèmes abordés, est d’un extrême baroquisme – d’où sans doute le choix de le situer dans la ville si bigarrée et cosmopolite de Buenos Aires (la capitale argentine est certes sud-américaine mais a largement hérité de l’Europe[1] et, à un degré moindre, de l’Amérique du Nord) dans laquelle sont arrivés une Européenne, Miranda (Mirabel Verdù), et deux Américains, Tetro (Vincent Gallo) et Benjamin (Alden Ehrenreich). Cette tendance apporte un souffle extraordinaire au film et l’entraîne vers d’autres directions. Outre quelques plans monumentaux à la fin de l’œuvre (le festival de Patagonie ; l’enterrement de Carlo Tetrocini), elle est largement portée par tous ces extravagants personnages secondaires, Silvana (Silvia Perez), José (Rodrigo de la Serna), Ana (Erica Rivas), Abelardo (Mike Amigorena), Josefina (Leticia Brédice) et Maria Luisa (Sofia Castiglione) qui sont les amis de Tetro et de Miranda sans même parler d’Alone (Carmen Maura), la plus grande critique et écrivain latino-américain. Il faut noter que tous ces amis sont absolument sympathiques et même s’ils sont parfois un peu ridicules – Abelardo, par exemple –, ils ne sont pas pour autant ridiculisés par un réalisateur qui évite totalement d’en faire de parfaits imbéciles et leur donne de véritables qualités humaines. Celles-ci se manifestent tout particulièrement par l’amitié réelle qu’ils ont pour Tetro, pourtant difficilement gérable, et Miranda et qu’ils offrent très spontanément à Benjamin (ainsi Josefina et Abelardo sont-ils prêts à l’accueillir au cas où il ne pourrait plus continuer à vivre chez Tetro). On voit ainsi toute la bienveillance de Coppola à leur égard, et peut-être, par là, une certaine manifestation de son humanisme. Toujours est-il que cela les distingue complètement de la famille Tetrocini et, en premier lieu, de son patriarche Carlo (Klaus Maria Brandauer) et qu’ils ouvrent Tetro (ou Tetro) sur un autre univers beaucoup plus gai et, bien plus fondamentalement, beaucoup moins noir donnant donc une représentation plus positive de la vie. Aussi, avec tous ces personnages, le film offre de purs moments d’humour et s’approche ainsi de la référence almodovarienne, évoquée dans la première partie de ce texte, ainsi qu’un peu plus encore de La Règle du jeu (Jean Renoir, 1939), ce « drame gai ».
Tetro (Vincent Gallo) et Benjamin (Alden Ehrenreich)
Le premier moment purement comique intervient alors que l’histoire est, depuis le début, dominé par une atmosphère dramatique et qu’en ont été exposés les principaux ressorts (le spectateur sait que le lien – même s’il n’en connaît pas encore la nature exacte – entre Tetro et Benjamin fait problème et scrute l’évolution de leurs relations alors que Tetro lui apparaît comme très étrange et contradictoire). Tetro et Benjamin se retrouvent alors, pour la deuxième fois du film, au café tenu par José et le spectateur à son grand étonnement (comme Benjamin) et à son grand amusement (comme Tetro) assiste à une crise de nerfs de sa compagne, Ana, qui reproche à José de le tromper et détruit successivement ses costumes (d’où la citation placée en exergue du présent texte) puis sa guitare entraînant en retour l’énervement de José qui finit en larmes (quand Ana est restée au balcon de leur appartement) au milieu de la route alors qu’arrive Abelardo[2]. Dès lors ces scènes comiques, si elles resteront relativement rares, se répèteront à intervalles assez réguliers. La deuxième, sans doute la plus extraordinaire et la plus réjouissante, aura lieu lors de la représentation de la pièce Fausta, écrite, montée et jouée par Abelardo. La pièce en elle-même semble si catastrophique qu’elle ne peut que susciter le fou rire. Mais celui-ci redouble quand Tetro, qui en est l’éclairagiste, se fait le porte-parole du spectateur pour dénoncer la médiocrité de Fausta. Il interrompt par deux fois la représentation sous les regards amusé de Benjamin et quelque peu consterné de Miranda. La première fois, il criera « Bon Dieu ! Quelle daube » avant d’énoncer que « La lumière est la vérité »[3]. Acceptant finalement, sur l’insistance de José, de reprendre la pièce, il ne pourra s’empêcher de provoquer une nouvelle interruption[4] commençant à jouer avec ses projecteurs et criant à l’intention d’Abelardo (que Tetro considère comme un « frimeur » comme il l’a dit bien avant à Benjamin[5]) : « Ton texte est nullissime ». En retour, celui le traite d’« enculé » puis de « fils de pute » avant de tenter de lancer une chaise sur Tetro. Le calme ne reviendra qu’avec l’apparition totalement surréaliste (ce qui relève donc également du baroque mais pas véritablement du comique) d’Alone, immense critique littéraire (et ancien mentor de Tetro), venue voir cette pièce minable.
Alone (Carmen Maura)
Sa présence annonce d’ailleurs les autres moments comiques qui seront liés au festival de Patagonie, organisée par celle-ci et pour lequel sera sélectionnée la pièce écrite par Tetro et Benjamin, La Soif d’ailleurs. De nouveaux moments drôles viendront ainsi au cours du voyage vers la Patagonie tout d’abord quand Josefina réclamera à une Miranda très gênée que celle-ci raconte « un truc sexuel avec Tetro »[6] puis avec le dépucelage de Benjamin par la même Josefina et sa nièce Maria Luisa. On remarquera d’ailleurs qu’à ce même moment a lieu la disparition de Tetro. Aussi les dimensions comique et dramatique commencent-elles à fusionner alors que Tetro approche de son dénouement. Cela sera encore plus évident lors du festival de Patagonie lors duquel le drame atteint son acmé mais dans lequel des éléments humoristiques sont également proposés au spectateur dans les très nombreuses et différentes actions qui, comme nous l’avons vu dans la première partie de ce texte, appartiennent au même champ. Un mot sur un autre « personnage » doit être ici glissé pour rendre compte de la liberté manifestée par Coppola dans Tetro, le chien Problema. Celui-ci, adorable, apporte lui aussi de l’humour – lorsque sa propriétaire Ana déclare l’amener chez Miranda de peur que José en fasse son déjeuner – et de la détente. Il sert aussi à caractériser les personnages notamment le côté très enfantin de Benjamin mais surtout, avec la façon dont il l’accueille (avec une grande bienveillance), Tetro est rendu nettement plus sympathique à un moment où le spectateur reste encore dubitatif sur la vraie nature du personnage[7]. Il constitue, en outre, un véhicule dramatique ponctuel décisif, on l’a vu dans la première partie de ce texte, lors de l’accident de Benjamin. Mais il a encore une autre fonction : celle justement de démontrer la liberté que se donne le réalisateur. C’est le cas dans cette scène où le chien traverse le plan – alors qu’il est, par définition dans ce cas, impossible à diriger – alors que Benjamin ausculte les papiers éparpillés du manuscrit de Tetro.
Le festival de Patagonie (au centre, Alone)
Tetro est donc bien, en dépit de toute sa force dramatique, un authentique film baroque. Cette tendance amènera l’œuvre au-delà même de l’invraisemblance. Ceci est tout particulièrement sensible dans toutes les séquences liées au théâtre – qui est, par excellence, le lieu même où le temps[8] est, pour atteindre à des sommets de tension, contracté. L’arrivée d’Alone, plus grande critique et auteur d’Amérique Latine (ce que personne ne remettra en question), pour voir une pièce lamentable jouée dans un petit café est, on l’a dit, absolument surréaliste. Mais plus invraisemblable encore est le montage de la pièce, La Soif d’ailleurs. Tetro, qui ignore tout de la situation, arrive, presque à l’improviste, alors que les répétitions n’en sont qu’à un stade, semble-t-il, liminaire. Or, quelques secondes plus tard à peine, les préparatifs sont presque achevés et la pièce est sélectionnée pour le festival de Patagonie. En outre, José se retrouve acteur dans celle-ci alors que rien n’indiquait jusqu’ici qu’il pratiquait cette activité. Bien plus, dans la même séquence, Tetro commence par insulter Benjamin, le traitant notamment d’« enculé de petit voleur » et de « pire qu’un voleur, un plagiaire », et celui-ci commence alors à lui disputer la paternité de La Soif d’ailleurs. Mais il change très brutalement d’attitude (mais sans que l’on s’en aperçoive véritablement car ce changement est entrecoupé par l’appel d’Alone annonçant la sélection de la pièce pour le festival – et celle-ci félicite Tetro pour son œuvre[9]) déclarant agir pour « sauver » son frère. Arrive alors Miranda qui, elle, est au courant que la pièce était en train d’être montée.
Miranda (Mirabel Verdù) et Benjamin
Ainsi, l’action est-elle ramassée à l’extrême et, de facto, complètement incohérente du strict de point de vue de l’enchaînement des événements (mais non de l’évolution dramatique). Il y a là une véritable tendance à l’irréalisme le plus complet, presque une volonté d’antivraisemblance qui va bien plus loin que la non-vraisemblance prônée, à juste titre, par Alfred Hitchcock dans ses célèbres entretiens avec François Truffaut. On la retrouvera encore dans cet improbable festival en Patagonie (réellement important au vu de la présence de toutes ces télévisions) avec son « prix des parricides » et son trophée en forme de glacier en référence à une conversation qu’Alone aurait eue avec Pablo Neruda. Beaucoup de films sont certes totalement délirants mais ne vont pas, le plus souvent, au-delà de cet agréable et joyeux bazar. Or Tetro est, on l’a vu dans les deux textes précédents, de par son propos dramatique et sa construction autour de ses quatre personnages principaux, un film profondément rigoureux et équilibré. Pourtant Francis Ford Coppola, sûr de son talent et de sa maîtrise, y fait la démonstration de son absolue liberté de créateur. Celui-ci peut donc, au mépris de toute vraisemblance, gagner un temps précieux pour tout à la fois accélérer et aérer (car les séquences au théâtre sont, on l’a vu, souvent les plus drôles) son film. Il sait aussi pouvoir se permettre toutes les audaces comme le montrent encore ces séquences en couleurs se situant dans un passé recomposé, fantasmé et allégorique et qui se déroulent, elles aussi, comme sur une scène de théâtre…
L’enterrement de Carlo Tetrocini
(Klaus Maria Brandauer ; au centre de la scène, Tetro)
« Il n’y a qu’un seul génie par famille » : cette phrase sonne curieusement dans un film de Francis Ford Coppola eu égard à sa situation personnelle (et le fait qu’il soit un créateur immensément célèbre qui domine une famille d’artistes avec son père compositeur et ses enfants cinéastes[10]) et nul doute qu’il y a un certain nombre d’éléments biographiques dans le film mais plutôt que de chercher à savoir s’il s’agit d’un message codé à sa fille ou si Coppola s’identifie à Carlo Tetrocini ou à Tetro, il faut sans doute surtout comprendre que les génies sont très rares. Il n’y en eut, en plus d’un siècle d’existence, que deux ou trois dizaines dans l’art cinématographique. Francis Ford Coppola appartient à ceux-ci et, après, la série des Parrain (1972, 1974 et 1990), Conversation secrète (1974), Apocalypse Now (1979) et Dracula (1992), il sait pouvoir tout faire avec son art et, en signant un film d’une foisonnante richesse, le prouve une fois de plus avec Tetro.
Tetro
Ran
III- Du cinéma en liberté première partie |
[1] Les cafés, nombreux dans Tetro, le montrent.
[2] On remarque que celui-ci arrive pour apporter une affiche de sa pièce Fausta dont la représentation, un peu plus tard dans le film, donnera lieu au deuxième grand moment comique de Tetro. De même, les autres auront lieu dans le cadre du voyage vers la Patagonie puis du festival organisé là-bas par Alone. Or on entend pour la première fois parler de celui-ci pendant la séquence consacrée à Fausta. Il y a donc une sorte d’imperceptible enchaînement dans les scènes comiques.
[3] Et eu égard au rapport très particulier qu’a Tetro avec la lumière (qu’il ne peut supporter car elle lui rappelle l’accident qu’il a eu avec sa mère mais aussi les projecteurs qui, perpétuellement, entouraient son père), ce propos sonne un peu comme une antiphrase.
[4] Et on retrouve cette tendance du personnage, déjà plusieurs fois observée (la mise en scène d’un problème quand il revient de l’hôpital après s’être fait retiré le plâtre ; la chanson en l’honneur de Maria Luisa lors de l’anniversaire de Benjamin), à vouloir être au centre des attentions. Celle-ci est, bien sûr, contradictoire (comme bien des choses chez Tetro) avec son refus de la célébrité. Et on retrouve là l’étrange rapport (en quelque sorte d’attraction/répulsion) qu’il entretient avec son père.
[5] Sans doute en partie parce que celui-ci, qui, au surplus, est très riche, assume totalement son envie et sa volonté d’être célébré…
[6] Le film, à travers ce personnage, paraît alors bien impudique. Mais tel n’est pas le cas, la seule scène d’amour entre Tetro et Miranda – interrompue par un coup de téléphone – sera magnifique, et filmée, dans un sublime clair-obscur, avec une infinie délicatesse (avec le simple « Merci » dit par Tetro à Miranda), offrant un moment de calme et de répit dans Tetro. Quant au dépucelage de Benjamin, il sera traité hors-champ. Aussi si le film de Francis Ford Coppola n’est pas prude, il n’est absolument pas graveleux non plus.
[7] On pourra objecter (avec l’exemple d’Adolf Hitler notamment) qu’aimer les animaux ne suffit pas à rendre une personne positive. Mais il est ici question des émotions du spectateur à propos d’un personnage. Et il peut nourrir quelques doutes sur l’accueil que va réserver Tetro à Problema. Ceux-ci sont vite levés et l’humanité du personnage en sort renforcée. On rappellera d’ailleurs que ce qui, in fine, condamne, aux yeux du public, Lars Thornwald (Raymond Burr) dans Fenêtre sur cour (Alfred Hitchcock, 1954) est bien plus le meurtre d’un petit chien « innocent » que celui de sa femme. Ainsi, bien utilisés, les animaux peuvent donc jouer un rôle dramatique très important dans un film.
[8] Avec, par exemple, la règle de l’unité de temps souvent respectée.
[9] Ainsi ce coup de téléphone provoque un changement majeur mais relativement imperceptible : la paternité de la pièce est largement rendue à Tetro et on ne reviendra plus sur ce point. Aussi le débat qui existait quelques secondes avant n’a plus lieu d’être.
[10] Sans même parler de son frère auquel Francis Ford Coppola vouait une immense admiration.
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