Tetro, tentative d’approche : Tuer le frère (1)
Voici donc venu le temps de se pencher un peu plus profondément sur Tetro, (nouveau) chef d’œuvre de Francis Ford Coppola sorti en toute fin d’année dernière. Pour commencer, je m’intéresserai aux deux héros – et centres potentiels du film – Tetro et Benjamin.
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I- Tuer le frère (première partie)
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« Joue pas mon rôle. Sois-toi, je serai moi. » |
De Tetro (Vincent Gallo) à Benjamin (Alden Ehrenreich) |
Affiche de Tetro (Francis Ford Coppola, 2009)
« Mais souhaitant, pour aujourd’hui, me laisser aller au pur plaisir de sa découverte, je me promets toutefois de tenter d’analyser Tetro avec plus de pertinence au cours de l’année qui s’annonce. » Ainsi concluais-je ma critique de Tetro (2009), il y a quelques mois ; le DVD étant désormais sorti, l’heure de l’analyse promise est donc venue. Il me faut cependant rappeler que ce film fut pour moi le plus grand choc ressenti au cinéma depuis des années et, à le revoir, mon émotion initiale ne fut nullement amoindrie. Tentons, tout d’abord, de replacer ce film dans la carrière de son auteur. Francis Ford Coppola a débuté en tant que cinéaste dans les années 1960 (cinq films de Tonight for Sure ! en 1962 aux Gens de la pluie en 1969) mais c’est au cours des années 1970 qu’il atteint son apogée apparaissant comme l’auteur prodige de la tendance dite du Nouvel Hollywood (qui compte nombre d’autres réalisateurs célèbres dont Martin Scorsese, Brian de Palma, Michael Cimino,…). En sept ans et quatre films, Le Parrain (1972), Le Parrain II (1974), Conversation secrète (1974), Apocalypse Now (1979), il s’élève au rang des plus grands maîtres du septième art – qui sont alors Ingmar Bergman, Stanley Kubrick, Federico Fellini ou encore Michelangelo Antonioni – les deux premiers étant récompensés par l’oscar du meilleur film[1] et les deux suivants par la palme d’or du festival de Cannes. Malgré de bons films (Rusty James en 1983), la décennie 1980 sera plus difficile pour lui mais, au début des années 1990, il confirme qu’il n’a rien perdu de son talent avec le troisième volet du Parrain (1990) – presque aussi réussi que les deux premiers – et surtout un immense Dracula (1992). Pourtant, la suite sera marquée par des échecs retentissants (Jack en 1996 ; L’Idéaliste en 1997) et Coppola semblera renoncer à son art – en y laissant la place à sa progéniture (sa fille Sofia a accédé à une réelle notoriété avec ses trois films – Virgin Suicides en 1999 ; Lost in translation en 2003 ; Marie-Antoinette en 2006 – alors que son fils Roman a réalisé un long métrage, CQ en 2001) – pour se consacrer à ses vignes. Mais, en 2007, il revient avec L’Homme sans âge qui ne rencontre qu’un succès d’estime. Cela ne le décourage nullement et, en 2009, il signe donc un nouveau chef d’œuvre avec ce Tetro qui obtient d’excellentes critiques à défaut d’un véritable succès public[2]. Bref, ce film est celui d’un auteur plus que confirmé mais qui opère tout de même un retour – éclatant – sur le devant de la scène.
Tetro (Vincent Gallo) et Benjamin (Alden Ehrenreich)
Je vais donc tenter d’approcher cette œuvre à travers trois textes – ou axes car certains seront publiés en plusieurs parties – successifs. Le premier sera consacré à la question de la double centralité offerte par le film à travers les personnages de Tetro (Vincent Gallo) et de Benjamin (Alden Ehrenreich). Car l’une des qualités du dernier opus de Francis Ford Coppola est bien d’offrir deux personnages autour desquels peuvent se construire la lecture du film[3]. Le premier est donc – évidemment serait-on tenté d’écrire puisqu’il donne son nom au film – cet étonnant personnage de Tetro. Le film semble devoir lui être pleinement consacré – et ce sera donc une excellente surprise que de découvrir une deuxième centralité – puisqu’outre le titre, l’affiche inscrit en grands caractères le nom de l’acteur qui l’incarne. Enfin, on le voit apparaître dès le générique qui le montre en train de contempler une lampe autour de laquelle vole un papillon. Par contre, il est absent de la scène d’exposition qui voit arriver chez lui, à Buenos Aires, son frère cadet Benjamin qui doit se contenter de discuter avec sa compagne Miranda (Maribel Verdù) quand lui refuse de le recevoir. Cela renforce le mystère qui plane autour du personnage d’autant que Miranda avertit Bennie que Tetro « a coupé les ponts avec sa famille » et que la séquence se termine par un Bennie en larmes en train de relire avant de s’endormir la lettre que lui a adressée son frère avant son départ et qui se termine par ses mots : « Je te promets de revenir te chercher. Affectueusement, ton frère, Angelo ». Celui-ci a donc changé de nom et l’idée d’un problème familial est clairement présente – d’autant que l’affiche annonçait « Every family has a secret » – dès l’amorce de l’œuvre et dès avant la première véritable apparition de Tetro. Celle-ci sera d’ailleurs fracassante puisqu'un Tetro handicapé (victime d’une blessure à la jambe, il porte un énorme plâtre) ouvre la porte de sa chambre et entre dans le salon dans lequel dort encore Benjamin s’allumant au passage une cigarette directement sur la gazinière ce qui contribue à renforcer l’impression de marginalité qui entoure ce curieux héros. La suite affinera et corrigera très largement cette étrange impression initiale – d’autant que le personnage sera logiquement amené à beaucoup évoluer – mais celle-ci restera importante dans la caractérisation du personnage. Tout au long du film, on ne cessera d’en apprendre plus sur Tetro et avant même la révélation – et que le spectateur aura devinée plus ou moins tôt – du fameux secret qui le ronge, on comprendra que son passé et sa famille font problème. Ainsi on saura qu’il est le fils du grand chef d’orchestre Carlo Tetrocini (Klaus Maria Brandauer), qui pendant trente-cinq ans a dirigé l’orchestre philharmonique de New York, que plus jeune (il est incarné dans ces séquences par Lucas di Conza), il a eu un accident de voiture – alors qu’il conduisait – avec sa mère Angela (Adriana Mastrangelo) et que celle-ci est décédée sur le coup, qu’après, alors qu’il avait vingt ans, son père lui a « volé » sa petite amie Naomi White (Ximena Maria Lacono) et que celle-ci qui est la mère de Benjamin l’a eue non avec Carlo mais avec Tetro – c’est là le terrible secret qui est révélé au spectateur[4] et à Benjamin à la fin du film – qui est donc le père et non le frère de Benjamin. De plus, Naomi a tenté de se suicider – elle survit depuis dans le coma – lorsqu’elle a révélé cela. A ce moment, Tetro – et il se reproche d’avoir abandonné cette femme – a quitté New York (et donc rompu avec sa famille) pour parcourir le monde et écrire. Sa nouvelle carrière s’annonçait bien, puisqu’il était couvé par la plus grande critique latino-américaine, Alone (Carmen Maura), mais il n’a jamais pu finir son manuscrit et, sombrant, a échoué dans une clinique psychiatrique, La Colifata, dans laquelle il a rencontré la psychothérapeute Miranda qui est tombée amoureuse de lui.
Tetro
Lourd passé, parsemé d’échecs et de déceptions donc, que celui de Tetro. Et il y a pour ce héros une absolue nécessité à s’en débarrasser. Quand le film commence, cela était certes partiellement fait et le retour de Benjamin implique un bouleversement de l’équilibre qu’avait su recréer Tetro avec l’aide – bienveillante et amoureuse – de Miranda. Néanmoins tout indique que celui-ci restait particulièrement précaire. Il y a tout d’abord ce nouveau nom qu’il s’est choisi : Tetro. Certes, il a, en se réfugiant en Argentine, presque complètement rompu[5] avec sa famille – qui sait néanmoins où il est puisque Benjamin parvient sans peine à le retrouver – mais a adopté un surnom qui n’est autre que les deux premières syllabes de son nom de famille, preuve que son changement d’identité est loin d’être aussi total qu’il le souhaiterait. De plus, s’il habite désormais à des milliers de kilomètres de New York où son père mène sa carrière, il s’est arrêté – rapidement semble-t-il – à Buenos Aires ne poursuivant guère le grand voyage qu’il était censé faire pour s’installer dans la ville où la famille Tetrocini a ses origines (le grand-père de Tetro y ayant émigré en 1901). De plus, outre le problème lié à Benjamin, son passé ne cesse de l’obséder et tout éclat lumineux trop prononcé lui rappelle immanquablement – plusieurs passages montreront ainsi Tetro se remémorer ce moment après qu’il a croisé une forte lumière – l’accident qu’il a eu avec sa mère et les phares des véhicules qui l’ont alors aveuglés avant de se perdre dans le flou (et dès le générique du début, on verra des sources lumineuses devenir floues[6]). Enfin, il y a tous ces secrets non partagés avec Miranda et cette volonté affichée – il le dira d’ailleurs à Benjamin lors du premier passage où ils se retrouveront seuls ce qui lui permettra de se justifier de le présenter non comme son frère mais comme un simple ami – de préserver des zones d’ombre concernant sa vie. Ainsi Miranda, si elle au courant de son accident de voiture avec sa mère – et elle sait, contrairement à Benjamin, que Tetro conduisait – ignore que son compagnon est le fils du maestro Carlo Tetrocini, n’a jamais entendu parler de Naomi et ne sait pas, bien sûr, que Tetro est le père de Benjamin. Bref, la remise en ordre de sa vie à laquelle a procédé Tetro reste encore fort embryonnaire et comme le confirmera Miranda à Benjamin, il est doté d’une personnalité extrêmement contradictoire étant un jour extraordinaire et pouvant, dès le lendemain, se comporter en « vrai salaud »[7]. Elle est en outre persuadée qu’un autre phénomène joue un rôle puissant dans la déstructuration de Tetro, son échec littéraire (dont là encore, il ne veut reparler alors que Benjamin le questionne rapidement sur son activité d’écrivain). Aussi le compare-t-elle à « un génie qui n’aurait pas fait ses preuves ». Mais elle ne peut alors savoir que le succès qu’elle espère pour lui le rapprocherait de la figure paternelle honnie…Toujours est-il que, devant cette urgence à définitivement se débarrasser de ce trop encombrant passé, Tetro devra se résoudre à tout révéler ce qu’il fait dans les dernières minutes – et Coppola le met formidablement en scène – avec un sentiment qui, à l’évidence, mêle nécessité (d’en finir), peur (de la réaction de Benjamin) et volonté d’honnêteté tout en espérant, peut-être, une salvatrice catharsis. En tout état de cause, la proposition qu’il avait faite à Benjamin (après que celui-ci ait été, comme lui, victime d’un accident et en soit réduit à porter un plâtre ce qui l’empêche de quitter Buenos Aires) de venir s’installer avec lui et Miranda était trop précoce et vouée à l’échec car l’abcès n’était pas crevé. Il le sera donc à la fin du film.
Tetro
Mais, avant cela, le processus sera tortueux car le personnage est complexe et doté d’un caractère particulièrement ambigu au point que son ambivalence le laisse parfois percevoir – et ce particulièrement si l’on adopte Benjamin comme centre du film – comme un antihéros. En effet, Tetro – et cela se comprend eu égard à un passé progressivement dévoilé – se caractérise par un certain manque de confiance en lui-même et en les autres. Ainsi apparaît-il cyclothymique et caractériel comme le montre tout particulièrement une séquence. S’étant fait retirer son plâtre, il rentre dans son appartement en compagnie de son ami José (Rodrigo de la Serna) et y retrouve Miranda et Benjamin. Immédiatement, il simule, comme s’il avait préparé son effet, un malaise et Miranda se jette sur lui puis l’embrasse ; il se relève alors en criant « Le baiser de Miranda et je suis comme neuf ». Il semble alors au comble de la joie étant tout à la fois heureux d’avoir retrouvé l’usage normal de sa jambe, de sa petite mise en scène qui lui a permis de se mettre un peu plus en valeur (et donc d’être au centre de toutes les attentions) et d’offrir un certain plaisir à Miranda. Mais il change immédiatement d’humeur en voyant que celle-ci n’est vêtue que d’un body. Celle-ci a beau expliquer qu’elle faisait sa gymnastique – ce qui est vrai même s’il y avait une certaine ambigüité dans sa façon de danser devant Benjamin[8] –, il s’énerve irrémédiablement au point que Miranda s’en aille en le traitant de « connard ». Tetro apparaît alors comme un être éminemment jaloux. Est-ce que parce qu’une femme aimée l’a trahi plus jeune ou parce qu’un membre de sa famille lui a pris cette femme aimée ? On ne saura pas, en définitive, ce qui justifie cette explosion mais que se crée, dans son esprit visiblement perturbé, un parallèle entre la relation entre son père et Naomi et celle qui naît entre Benjamin et Miranda apparaît – rétrospectivement (on n’est pas alors en possession de l’ensemble des éléments) – plausible. Toujours est-il que cette explosion traduit, en plus de son mal-être constitutif, un manque de sûreté en lui comme l’avait déjà montré un peu plus tôt le fait qu’il compare l’amour, dans la famille des Tetrocini, à « un coup de poignard dans le dos ».
Benjamin et Tetro
Aussi, son rapport à Benjamin, ce jeune frère qui l’admire tant, est-il – du moins avant que le spectateur ne soit en possession de tous les éléments – à peu près incompréhensible. Dès que celui-ci arrive, il souhaite son départ et, pourtant, rapidement on comprend qu’il est heureux de le revoir lui demandant ce qu’il fait ou évoquant leurs souvenirs communs. Mais, en fonction du secret qui plane et de ses fêlures, il lui est impossible de se positionner – c’est là l’un des grands enjeux du film et Coppola, amenant les éléments les uns après les autres, le met magnifiquement en scène – face à ce fils qui croit être son frère. D’où cette hésitation – incompréhensible pour Benjamin (qui en sera réduit à lui dire, de façon un peu pathétique, « je n’ai que toi et t’es complètement barré ») et parfois pour le spectateur – pendant les quatre premiers cinquièmes du film de Tetro à l’égard de ce dernier entre rejet et adoption définitive. De plus, Tetro semble toujours évoluer comme sur un fil et être prêt à exploser à tout moment – Miranda mettra d’ailleurs en garde Benjamin contre ceci. Cela se produira par deux fois : d’abord quand il apprend que Benjamin a découvert la pièce de théâtre qu’il avait écrite plus jeune puis quand il saura qu’il s’apprête à l’exploiter. A chaque fois, il frappe Benjamin. Cependant Tetro, comme le chantait Alain Bashung[9], n’est pas cruel, juste violent – surtout à l’égard de lui-même. Et, peu à peu, au-delà de son charme certain, on comprend donc ses brisures, cette peur permanente de la trahison et le sentiment de culpabilité qui l’assaille. On découvre également son intransigeance et son extrême exigence tant vis-à-vis des autres que de lui-même. Ainsi se crée un personnage véritablement positif et profondément attachant et ce même si l’on n’était pas, dès le départ, en pleine empathie avec lui. Dans ce cas, cela laisserait alors entendre que l’on a choisi Benjamin comme centre du film. De cette possibilité, je reviendrai revenir dans la seconde partie de ce premier texte.
Benjamin
Ran
deuxième partie |
[1] L’académie des oscars n’a pas toujours eu des choix aussi judicieux dans l’attribution de sa récompense suprême, aussi ne vais-je pas trop m’énerver. Mais il est tout de même troublant que Marlon Brando puis Robert de Niro (chacun dans le rôle de Vito Corleone) aient reçu l’oscar du meilleur acteur respectivement pour Le Parrain et Le Parrain II quand les deux films tournent quasi-exclusivement (et ce sera également le cas du Parrain III) autour du personnage de Michael Corleone (joué par un immense Al Pacino). On remarquera d’ailleurs que la série des Parrain est marquée par une centralité absolue à l’inverse donc de Tetro.
[2] Quelle idée aussi que d’avoir sorti ce film un 23 décembre en France… Franchement, la politique de certains distributeurs reste une énigme.
[3] Et cela est, contrairement à ce que l’on pourrait croire, notamment lorsqu’on observe tous ses films qui tournent autour de nombreux personnages (dont certains sont exceptionnels), extrêmement rare. La référence en la matière reste évidemment La Règle du jeu (Jean Renoir, 1939) qui offre trois centralités possibles.
[4] Comme je l’ai écrit plus haut, le spectateur peut le deviner avant que Tetro n’en fasse la révélation à Benjamin. Cependant, cette idée n’apparaît qu’à la moitié du film environ (très exactement à la cinquante-huitième minute) lors d’une séquence située dans le passé dans laquelle, avant le départ de son fils, Carlo dit à Tetro : « Oublie ces absurdités à propos de Bennie. Pour ton bien. Un jour, tu comprendras ». Avant aucun indice ne laisse penser que Tetro puisse être le père de Benjamin.
[5] Il dira à Benjamin qu’il a « divorcé avec [sa] famille »
[6] On retrouvera cet effet – d’ailleurs très beau, quoique classique, sur le plan esthétique – pour le générique de fin.
[7] Elle tentera tout d’abord d’expliquer le mauvais caractère de Tetro à Benjamin par le fait qu’il soit emprisonné dans son plâtre. Son but est, à l’évidence, que le jeune homme ne croit pas être responsable de l’instabilité de celui qu’il croit être son frère. Mais Miranda sait que le problème est beaucoup plus profond.
[8] L’ambiguïté est toute relative. En fait, Miranda est venue embrasser Benjamin (sur la joue) avant que Tetro n’arrive. Il est évident alors qu’elle cherche, en séductrice (elle est plus âgée que Benjamin et a besoin, comme quiconque, de se rassurer sur son charme), à accrocher le regard du jeune homme. Mais c’est aussi une manière de se montrer, une fois de plus, aimable envers celui-ci à qui elle porte, dès le départ, une affection – j’y reviendrai – toute maternelle.
[9] « Je suis le miel/Je suis le fiel/Je suis la ficelle qui se tend/Je suis pas cruel/Juste violent » dans La Ficelle sur l’album L’Imprudence (2002). On croirait ce texte écrit pour le personnage de Tetro.
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