Tetro, tentative d’approche : tuer le frère (2)
Voici donc venu le temps de se pencher un peu plus profondément sur Tetro, (nouveau) chef d’œuvre de Francis Ford Coppola sorti en toute fin d’année dernière. Pour commencer, je m’intéresserai aux deux héros – et centres potentiels du film – Tetro et Benjamin.
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I- Tuer le frère (deuxième partie)
« Joue pas mon rôle. Sois-toi, je serai moi. » | |
De Tetro (Vincent Gallo) à Benjamin (Alden Ehrenreich) |
Benjamin (Alden Ehrenreich)
Sans doute en voyant ce très jeune marin égaré dans les rues de Buenos Aires à l’amorce de Tetro (Francis Ford Coppola, 2009) – il ne cesse de demander son chemin – dont on apprendra bien vite qu’il n’est autre que le frère de Tetro (Vincent Gallo), le spectateur se dit-il que ce Benjamin (Alden Ehrenreich) n’est qu’un vecteur qui permettrait d’approcher le héros et un véhicule pour le faire évoluer. Cela n’est certes pas complètement faux mais il s’agit tout de même d’une impression trompeuse car comme Benjamin le dira lui-même, l’histoire de Tetro (ou de Tetro), « c’est aussi [son] histoire ». Et ce personnage représente bien un autre centre potentiel du film auquel on peut facilement s’attacher et/ou s’identifier. Or, s’il constitue un second centre, c’est parce qu’au-delà de tout ce qui les réunit, bien des choses opposent Benjamin à celui qu’il croit être son frère. L’âge, bien sûr, Tetro – qui est donc le père et non le frère de Benjamin – ayant vingt ans de plus. Cela se traduit par une différence marquée au niveau des visages. Autant celui de Tetro est marqué et sinueux, autant celui de Benjamin est lisse et garde encore les traits d’une enfance dont il sort à peine. La démarche, du moins au début[1], est également fort différente. Alors que Tetro porte d’abord un plâtre puis des béquilles et ne retrouve que très progressivement l’usage de ses jambes, Benjamin adopte en permanence une façon de marcher légère et sautillante. L’opposition n’est jamais mieux marquée que lorsque discutant au cimetière devant le caveau des Tetrocini, Tetro est assis sur un banc sur lequel est posée sa béquille alors que Benjamin s’amuse à rouler sur un rondin de bois. Aussi, malgré ses nombreux problèmes – une mère, Naomi (Ximena Maria Lacono), dans le coma depuis neuf ans, un père (du moins le croit-il), Carlo Tetrocini (Klaus Maria Brandauer), encombrant par sa grandeur – qui l’ont poussé à fuir sa famille et à aller retrouver, a priori provisoirement, ce grand frère adoré qui l’a abandonné, Benjamin arrive à Buenos Aires avec un caractère qui respire (ce qui s’accompagne d’une timidité certaine) jeunesse, insouciance et enthousiasme[2] soit des traits qui ont largement abandonné Tetro. Et Benjamin a beau dire, sans doute à juste titre, « Tout ce que j’aime ou qui m’intéresse me vient de toi », il est plus éloigné de son frère qu’il ne voudrait l’imaginer. Et, pour s’en rapprocher, il devra justement perdre une partie de ses caractéristiques. Aussi, sa trajectoire dans le film est-elle marquée par de nombreux rites de passage.
Benjamin
Le plus évident sera bien sûr sexuel. On apprend vite que Benjamin est encore vierge – Tetro le lui demande et il le lui dit dès qu’ils se retrouvent seuls alors que Miranda (Mirabel Verdù) l’a bien compris – et on découvre ce rapport logique d’intérêt et de timidité envers les femmes qu’entretient Benjamin. Ainsi regarde-t-il le strip-tease de Josefina (Leticia Brédice) dans la navrante pièce Fausta avec un mélange d’amusement et de gêne. Par ailleurs, quand Miranda lui demande si la jeune Maria Luisa (Sofia Castiglione), la nièce de Josefina, rencontrée lors de sa fête d’anniversaire, lui a plu, il cherche à détourner le sujet et devant l’insistance de son interlocutrice, finit par répondre rapidement par l’affirmative mais préfère mettre l’accent sur le fait que ladite Maria Luisa a sans doute eu peur de Tetro. On remarque encore que son accident – dû à son inattention puisqu’il a laissé échapper le chien Problema[3] – résulte du fait que son regard s’est longuement attardé sur la couverture d’un magazine qui présentait une jeune femme fort dénudée… L’initiation sexuelle aura finalement lieu lors du voyage vers la Patagonie à l’initiative d’une Josefina qui impose, ce que déplore Miranda, que Benjamin dorme avec elle et Maria Luisa. Cette dernière dit alors qu’il y aura « soirée pyjama sans pyjama » et invite (ou oblige) un Benjamin aussi intéressé qu’indécis à les rejoindre, elle et sa tante, dans un bain. Dans le film, Benjamin découvrira également d’autres choses notamment le tabac – il ne fume pas (contrairement à Tetro) au début du film mais, alors qu’il travaille sa pièce de théâtre chez Abelardo (Mike Amigorena), on le voit avec une cigarette – et l’alcool, qu’il a manifestement consommé en trop grande quantité lors de l’improbable festival de Patagonie où il se regarde à l’écran (on diffuse alors une interview de lui) avec un air passablement brumeux.
Benjamin et Miranda (Mirabel Verdù)
Film d’apprentissage donc pour Benjamin que Tetro mais tout ne sera pas aussi facile que la découverte des multiples plaisirs de l’existence. Et certaines transformations seront plus coûteuses que d’autres. Ici réintervient l’enjeu principal – et le rite de passage le plus important – qui est la reconstruction d’un rapport à Tetro. Contrairement à ce qu’il espère et conformément à ce qu’il sent, celui-ci ne peut plus être le même que celui qui existait lors de son enfance. Il l’a donc dit, l’histoire de Tetro est aussi la sienne et – il le dira aussi – il vit avec le sentiment d’injustice de ne rien savoir, de ne pas comprendre pourquoi son frère adoré est parti et pourquoi il adopte une attitude si contradictoire quand ils se revoient enfin. Des éléments lui seront progressivement donnés en lisant la pièce autobiographique de Tetro mais le secret – le fait que Tetro soit son père – lui sera très brutalement révélé dans les dernières séquences du film ce qui le déstabilisera profondément jusqu’à ce qu’il provoque un énorme scandale lors de l’enterrement de Carlo Tetrocini et tente plus ou moins de se suicider. Mais, avant cela, Benjamin, loin de la timidité et de la réserve dont il fait preuve avec les femmes, sera résolu dans sa volonté d’en savoir plus sur lui-même, son frère et sa famille. Il pose ainsi de nombreuses questions à Tetro auquel ce dernier refuse quasi-systématiquement de répondre, plus encore il lui impose – et ce malgré la volonté d’un Tetro qui pour y échapper se réfugie dans sa chambre – la lecture de la lettre que son frère lui avait envoyée avant de quitter New York. Enfin et surtout, il cherche et trouve le manuscrit de Tetro, commence sans lui avoir parlé la transcription – avec la complicité de Miranda – et même après que Tetro ait, et avec quelle violence, signifié le fait qu’il ne souhaitait pas qu’il touche à ses affaires, il continue à s’intéresser à la pièce en y apportant la fin manquante (un parricide) et fait en sorte que celle-ci soit montée. Ce faisant, il poursuit, à deux niveaux, un double but. D’une part, il en apprend plus sur lui et sa famille. D’autre part, il affiche la volonté de « sauver » – ce que celui refuse – son frère en lui offrant le succès qui, selon lui et Miranda, lui fait défaut[4] mais il en est également directement bénéficiaire donc travaille aussi pour son compte personnel. Et son intérêt, même s’il est encore d’une grande naïveté, pour les caméras et les manifestations extérieurs de sa réussite lors du festival de Patagonie – avant bien sûr que ne lui soit révélé le secret de sa filiation – est tout à fait réel[5]. Toujours est-il que la lecture de ce manuscrit abandonné par Tetro – et Benjamin le fait de façon presque compulsive puisqu’il se remet à son décryptage dès que Miranda le lui a apporté lorsqu’il est à l’hôpital – puis la pièce qui en découlera (dont les deux héros partagent donc la paternité) participent largement de la difficile et nécessaire redéfinition de sa relation à Tetro. Le fait que Benjamin lui avoue vouloir le sauver n’est d’ailleurs pas à négliger car cela montre qu’il n’est plus seulement dans un rapport d’admiration béate – même si celle-ci perdure – doublée d’incompréhension à l’égard de son frère mais qu’il a désormais conscience de pouvoir lui apporter quelque chose et donc d’être potentiellement son égal. Ainsi a-t-il bien grandi par rapport au début du film. Evidemment, la révélation finale jouera, elle aussi, un rôle dans la nouvelle relation entre les deux personnages.
Benjamin
Aussi est-on bel et bien en présence d’un second centre et, à moins d’être en complète empathie avec Tetro du début à la fin du film (ce qui, je le répète, relève d’une décision instinctive du spectateur[6]), Benjamin ne peut être réduit à un médium pour approcher le véritable héros et a bien sa propre histoire et trajectoire dans le film – certes profondément liée à celle de Tetro. Cette double centralité implique alors deux points dont le second est la conséquence du premier. Celui-ci est que l’on est en présence de deux films en un qui se déroulent en parallèle – et souvent s’entrechoquent – et que le spectateur est en empathie avec Tetro ou Benjamin mais ne peut (du moins à chaque instant) l’être avec les deux héros à la fois. Cela est décisif à plusieurs instants du film, en fait chaque fois que les deux personnages sont en présence l’un de l’autre avec une charge dramatique et tout particulièrement lors de la crise de nerfs de Tetro à l’hôpital après qu’il vienne d’apprendre que Benjamin a connaissance de son manuscrit et travaille dessus. Selon qu’il se sente alors plus proche de Benjamin ou de Tetro, la réaction du spectateur sera toute différente. Dans le premier cas, il comprendra la démarche du jeune homme, jugera son acte moralement relativement peu répréhensible et ne comprendra le débordement de violence de Tetro à son égard (et à celui d’une Miranda complice). A l’inverse, s’il vit le film avec Tetro, il saisira tout de ce que cet acte de Benjamin implique et y verra une trahison quasi-absolue, voire presque un viol de l’intimité de son héros et ne jugera dès lors pas la réaction disproportionnée quand bien même il menace une compagne dont l’amour ne peut être mis en doute et frappe un Benjamin déjà blessé. Ainsi, le drame est bien que « chacun a ses raisons » comme le dit justement Octave (Jean Renoir) dans La Règle du jeu (Jean Renoir, 1939), référence absolue du film polycentrique. Contrairement au film de Jean Renoir, le fait que l’on choisisse Tetro ou Benjamin comme centre dans l’œuvre de Francis Ford Coppola ne révèle pas véritablement les priorités du spectateur, il n’en reste pas moins que cela montre à quel point le réalisateur sait jouer et avec celui-ci et avec ses personnages.
Tetro (Vincent Gallo) et Benjamin
Le second point est que cette double centralité exige pour que la structure dramatique soit stabilisée qu’une synthèse s’opère entre ces deux héros aux priorités et exigences parfois contradictoires. Ce retour à l’unité se fait presque naturellement car, in fine, les deux héros sont mis au devant d’une même nécessité : celle de tuer le frère. Pour Tetro, il s’agit de se débarrasser du secret qui l’obsède alors que Benjamin doit lui ne plus être étouffé par cet encombrant et instable modèle qu’est Tetro. Aussi la révélation finale, opportunément redoublée par l’annonce de la mort de Carlo Tetrocini, permettra-t-elle cela – sans meurtre (même symbolique) de l’un ou de l’autre. On notera que Tetro révèle son secret en disant à Benjamin, « Je suis ton père ». Plus tard, après la mort de Carlo, l’éclat de Benjamin pendant la cérémonie d’enterrement et la perturbation extrême de celui dont on sait désormais qu’il est son fils, il lui dira « Tu es mon fils » ajoutant, alors que Benjamin semble retrouver une légère sérénité, « On forme une famille ». Ainsi Tetro est-il passé de la révélation d’une situation à sa pleine et entière acceptation et le jeune homme semble relativement heureux de cette issue puisque Tetro lui offre définitivement une place dans sa vie. On remarquera encore deux choses. D’une part, dans ces séquences finales dans lesquels l’intensité dramatique est portée à son comble, c’est Benjamin – et non Tetro comme dans le reste du film – qui apparaît le plus perturbé et quand Miranda crie à son compagnon alors que Benjamin erre au milieu des voitures, « Tetro, il a besoin de toi », elle traduit quelle est la situation des deux héros en cette fin de film. C’est désormais Benjamin qui doit être sauvé et cela nécessite donc que Tetro assume sa fonction protectrice et paternelle. D’autre part, cette nouvelle famille qui émerge est structurée autour d’un noyau familial avec simplement Tetro, Benjamin et Miranda qui assumera une fonction d’épouse et de mère. Cela implique la destruction de la vaste tribu des Tetrocini et en premier celle de Carlo, le patriarche qui régnait sur cette pyramide en ruines. Benjamin s’en chargera en révélant la vérité à toute la famille puis en provoquant un incendie lors de l’enterrement de son grand-père. Mais cette mise à mort d’une grande famille patriarcale et la redéfinition d’une famille nucléaire qui est l’aboutissement de Tetro, montre que deux personnages jouent, pour des raisons bien différentes, un rôle décisif dans le film de Francis Ford Coppola, Carlo Tetrocini et Miranda. S’ils ne peuvent être qualifiés de centres de l’œuvre, leur importance est extrême et de l’intérêt de leur traitement dépend largement l’immense réussite de Tetro. J’y reviendrai dans le deuxième texte de cette série.
Benjamin, Tetro et Miranda
Ran
I - première partie | II- L’ombre et la lumière |
[1] Pour en avoir une idée, on se reportera à l’une des photos qui accompagne la première partie de ce premier texte. On y voit un Tetro surcadré encombré de son plâtre quand Benjamin qui l’attend prend une pose souple avec les pieds croisés. Au milieu du film, Benjamin, à son tour victime d’un accident, perd sa démarche initiale et, à la fin, lors de l’enterrement de Carlo Tetrocini, filmé de dos – et vêtu d’un manteau de cuir – on le prendra pour Tetro.
[2] Ce qui en fait, comparativement à Tetro, immédiatement un personnage positif.
[3] L’arrivée de ce chien – donné à Tetro et Miranda par Ana (Erica Rivas) qui, à la suite d’un différend, quitte José (Rodrigo de la Serna) – confirme bien le caractère enfantin et joueur de Benjamin. Celui-ci est fou de l’adorable petit chiot et se retrouve immédiatement à quatre pattes pour le caresser, l’embrasser et jouer avec. Tetro regarde alors Benjamin avec bienveillance, la nourriture et le bol du chien à la main et, après le départ d’Ana, caresse Problema et dit : « Bon anniversaire, Bennie, je suis sûr que tu as toujours rêvé d’avoir un chiot. »
[4] Celui-ci sera net puisque l’ex-protectrice de Tetro, la critique Alone (Carmen Maura) dira, après avoir lu la pièce, que « Tetro connaît une deuxième naissance [et que] c’est un véritable écrivain. ». Plus loin, après que la pièce cosignée par Tetro et Benjamin, La Soif d’ailleurs, a gagné le prix des Parricides au Festival de Patagonie, elle dira à Tetro : « En une pièce, tu as relégué au second rang tous les jeunes écrivains si mon avis compte pour toi. »
[5] A l’inverse de Tetro qui répondra à Alone (voir note précédente), « Ton avis ne compte plus pour moi. »
[6] Du moins lorsqu’il découvre pour la première fois le film…
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