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The Barber, l’homme qui n’était pas là (1)

29 Décembre 2010 , Rédigé par Ran Publié dans #Textes divers

The Barber, l’homme qui n’était pas là ; un film noir, assurément. Un exercice de style, évidemment, parfaitement maîtrisé par les frères Coen. Mais aussi bien plus que cela ce qui mérite donc un assez long détour sur cette œuvre majeure.

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Spécial Coen

I] Un parfait hommage au film noir

 

TB1Affiche de The Barber, l’homme qui n’était pas là (Joel et Ethan Coen, 2001)

 

S’il ne fallait qu’un seul exemple pour démontrer toute l’absurdité de la distinction, maintes fois établie, entre films d’auteur et films de genre, le choix  s’avérerait assurément ardu mais celui de The Barber (2001) de Joel et Ethan Coen se révélerait tout de même assez significatif. Nul ou presque ne dénie plus le statut d’« auteurs » aux deux frères dont l’univers apparaît très spécifique. Pourtant, The Barber est sans doute aucun un film noir, dans la plus pure tradition de ce qui fut l’un des genres majeurs de l’âge d’or hollywoodien. Il n’est pas rare que le cinéma moderne intègre des éléments issus du film noir américain des années 1940-1950 et des œuvres aussi diverses que Blade Runner (Ridley Scott, 1982), Hot Spot (Dennis Hopper, 1990) ou Lost Highway (David Lynch, 1997) le montrent bien. Les frères Coen ont d’ailleurs déjà partiellement touché au film noir dès leur premier opus, Sang pour Sang (1984), et plus encore avec l’extraordinaire Miller’s Crossing en 1990. Mais ce qui frappe avec The Barber, c’est que le neuvième film des deux frères offre presque un archétype du processus – dont les deux hommes sont des spécialistes – de vampirisation du cinéma classique par le cinéma contemporain.

 

TB2Ed Crane (Billy Bob Thornton)

 

En effet, The Barber se veut quasiment un pur film noir et, en tout cas, un très explicite hommage à ce genre. Ainsi l’action se situe-t-elle en 1949[1] – on l’apprend dès le début puisque Frank Raffo (Michael Badalucco), beau-frère du héros, Ed Crane (Billy Bob Thornton), lit un journal qui parle de la bombe A que viennent de faire exploser les Soviétiques – soit à l’époque où le film noir connaissait son apogée. De plus, elle prend pour cadre la petite ville de Santa Rosa comme un célèbre film de Alfred Hitchcock, L’Ombre d’un doute (1943). Si les œuvres du « maître du suspense » ne révèlent pas directement (bien qu’on les place parfois, par facilité, parmi ceux-ci) du film noir, elles en sont tout de même assez proches. On notera également que le secret et le poids qu’il fait peser sur ceux qui le possèdent est une des thématiques fétiches d’Alfred Hitchcock et celle-ci est également centrale dans The Barber. Par ailleurs, le film multiplie, comme par jeu, les références à des chefs d’œuvres du film noir. Ainsi, l’avocat Freddy Riedenschneider (Tony Shaloub) a-t-il le même patronyme que l’un des héros (Sam Jaffe) de Quand la ville dort (John Huston, 1950). De même, un médecin légiste (Alan Fudge) qui ne fait qu’une très courte apparition se nomme-t-il Diedrickson tout comme –même si l’orthographe est très légèrement différente (Dietrichson) – la célèbre Phyllis (Barbara Stanwyck) d’Assurance sur la mort (Billy Wilder, 1944) alors que l’hôtel dans lequel loge Creighton Tolliver (Jon Polito) s’appelle le Hobert Arms comme l’un de ceux du Grand Sommeil (Howard Hawks, 1946).

 

TB3Doris et Ed Crane

 

Au-delà de ce jeu de citations, c’est bien sûr toute l’esthétique du film noir qui est remobilisée avec l’emploi d’un superbe noir et blanc – signé Roger Deakins – et, surtout, l’omniprésence de la voix off d’Ed Crane qui nous conte son histoire. Concernant le premier point, il faut encore ajouter une remarque. Logiquement, le film fait la part belle aux éclairages expressionnistes (nés en Allemagne dans les années 1920 et que le film noir américain des années 1940 et 1950 avait su parfaitement intégrer) et ce tout particulièrement dans les séquences situées dans les prisons, les frères Coen jouant notamment beaucoup des ombres projetée par les barreaux. Fritz Lang, à la fois réalisateur majeur de l’époque dite expressionniste du cinéma allemand puis auteur de très nombreux films noirs[2] dans sa période hollywoodienne, recourait, lui aussi, très souvent à ce type de lumières dans ses scènes de prison (notamment dans J’ai le droit de vivre – 1937). Or, dans une séquence de The Barber, Freddy Riedenschneider (significativement, il partira en affirmant qu’il entrevoit la lumière) qui retrouve Doris (Frances McDormand) – qui est alors accusée du meurtre de son patron Big Dave (James Gandolfini) – et Ed dans une cellule parle d’un physicien allemand qui a théorisé le principe d’incertitude. S’il s’agit en fait de Werner Heisenberg (1901-1976), qui a énoncé son principe en 1927 (soit à la grande époque du cinéma allemand), l’avocat ne se souvient plus de son nom et dit seulement qu’il s’appelle « Fritz ou Werner ». En outre, ce qu’il retire du principe d’incertitude est que « plus on voit, moins on en sait » et c’est à partir de cela qu’il compte bâtir la défense de Doris Crane s’apprêtant ainsi à transformer le procès à venir en une vaste parodie. On reconnaîtra là des éléments souvent présents dans l’œuvre de Fritz Lang et, tout particulièrement dans son dernier film américain, L’Invraisemblable Vérité (1956). Un peu plus discrète que celles évoquées plus haut, la référence – qui est donc multidimensionnelle car aussi bien esthétique que thématique – au maître germanique n’en apparaît pas moins assez évidente dans cette courte séquence qui montre bien à quel point les auteurs maîtrisent toutes les composantes qu’ils font entrer en jeu dans leur film.

 

TB4Ed et Doris Crane

 

Mais plus encore que le noir et blanc, c’est surtout l’utilisation de la voix off qui est décisive dans The Barber car elle crée, à elle seule ou presque, une parfaite situation de film noir et un enjeu propre à celui-ci. Dans le film, les mots, tous les mots – on y reviendra dans la seconde partie de ce texte consacrée au titre du film – comptent (on l’a vu avec Freddy Riedenschneider et son fameux principe d’incertitude) quand bien même la plupart des protagonistes les lancent à tort et à travers à l’exception notable du héros qui est caractérisé par son mutisme en toutes circonstances ou presque. Mais celui-ci possède la voix off. En fait, il nous raconte son histoire puisqu’un magazine veut savoir ce qu’éprouve un homme qui s’apprête à mourir et, payé au mot (alors que l’argent n’a plus guère d’importance dans la situation dans laquelle il se trouve[3]), il s’applique à en dire le maximum et expose, avec force détails, l’ensemble des événements qui l’ont conduit à être condamné pour le meurtre de Creighton Tolliver – qu’il n’a pas commis alors qu’il est l’assassin de Big Dave. Et sa volonté était bien sûr d’échapper à sa vie insatisfaisante, à son travail qui ne l’intéressait guère, voire (mais cela n’est pas vraiment sûr) à un mariage raté avec une femme qui le trompe avec Big Dave et n’a plus de relations sexuelles avec lui. Bien sûr, l’échec sera total et il mourra alors que son seul crime sera de s’être acoquiné avec un Creighton Tolliver (qui lui avait fait miroiter un grand gain d’argent en fondant une affaire de nettoyage à sec), dont rien d’ailleurs n’indique qu’il soit un petit escroc[4], et d’avoir fait chanter un Big Dave qu’il ne sera amené à tuer qu’en état de légitime défense. La tentative de s’extraire de sa morne existence et l’échec qui en résulte sont bien sûr des éléments constitutifs du film noir mais on remarquera qu’en s’emparant de la parole, et en usant à loisir, le taiseux Ed Crane n’a sans doute pas tout perdu dans sa triste aventure. Cette situation finale fait d’ailleurs irrésistiblement songer à celle d’Assurance sur la mort, matrice de tous les films noirs, dans lequel le héros mourant, Walter Neff (Fred MacMurray), gagnait également le droit de s’exprimer et expliquait, via un microphone, toute son histoire à son collègue et ami, Barton Keyes (Edward G. Robinson) – qui était aussi celui qui le recherchait. Ainsi Walter Neff comme Ed Crane échouent-ils dans leur désir de devenir des incarnations du rêve américain mais – et sans doute est-ce plus fondamental – réussissent à affirmer leur « Je » propre.

 

TB5Rachael Abundas (Scarlett Johansson)

 

En fonction de tous ces éléments parfaitement dosés – auxquels s’ajoutent un sens consommé de la narration et du rythme – The Barber est donc un extraordinaire hommage au film noir. Il n’est cependant pas que cela et ne saurait être perçu comme un simple exercice du style, si brillant fût-il. On remarquera d’ailleurs que si les références sont multiples et que la quasi-totalité des composantes dramaturgiques du film noir – argent, chantage, meurtre – sont présentes, l’une est absente. Elle est pourtant fondamentale puisqu’il s’agit du désir sexuel. Mais celui-ci semble complètement étranger à Ed Crane. Aussi un personnage-clef du film noir est-il logiquement manquant dans The Barber puisqu’on n’y rencontre aucune femme fatale. Par contre, une Lolita trouve sa place dans le film avec la jeune Rachael Abundas (Scarlett Johansson) – et en la voyant allongée sur son lit, on ne peut guère s’empêcher de penser au Lolita de Stanley Kubrick (1962) qui n’est pas un film noir. Or, Ed Crane aime Rachael d’un amour tout platonique appréciant le simple fait d’être à ses côtés pour l’entendre jouer du piano croyant qu’elle dispose d’un immense don pour cet instrument. Une partie de son aventure – située après le suicide de sa femme – l’amènera ainsi à présenter Rachael à un grand professeur de piano, Jacques Carcanogues (Adam Alexi-Malle), qui lui révélera qu’elle n’a, en fait, guère de talent. Au retour, Rachael se proposera, ce qu’Ed n’avait visiblement nullement envisagé et ce qu’il rejettera violemment malgré l’insistance de la jeune fille, de lui faire une fellation ce qui se conclura par un spectaculaire accident de voiture. Ici sont présentées des situations qui n’ont plus rien à voir avec le film noir. Ainsi, on sort de celui-ci pendant une partie du film – avant d’y revenir dans les ultimes séquences lorsqu’Ed est en prison – et le rapport à la sexualité du héros, s’il est assurément complexe et probablement marqué par la frustration, reste impénétrable (comme l’est, du reste, l’ensemble de sa personnalité) et est fort éloigné de celui d’un personnage masculin classique de film noir[5].

 

TB6Creighton Tolliver (Jon Polito) et Ed Crane

 

Notons qu’après l’accident de voiture, on voit s’envoler une jante qui tourne dans un espace vide. Outre que cela ramène à la figure du cercle très présente tout au long du film – notamment au travers des jeux de lumière –, cela fait basculer celui-ci dans le plus pur surréalisme ce qui est une dimension constitutive de l’univers des frères Coen. Si celui-ci se manifeste particulièrement clairement à cet instant, il a toujours été présent dans The Barber notamment au travers de personnages volontiers baroques (ce qu’est, en un sens, Ed Crane) et très souvent loufoques (ce qui n’est certes pas le cas du héros) qui ne sont donc en rien des archétypes du film noir mais sont, par contre, tout-à-fait caractéristiques du cinéma de nos auteurs. Ainsi tous ces personnages qui se gavent de mots – Frank Raffo, Big Dave, Creighton Tolliver, Freddy Riedenschneider (qui parle de lui à la troisième personne), Jacques Carcanogues,… – provoquent souvent le rire à travers leurs discours délirants (la palme revenant à Ann Nirdlinger – Katherine Borowitz – qui croit que son mari, Big Dave, a été enlevé par des extraterrestres[6]), bien que, le film étant marqué par une certaine gravité (qui évite cependant toute solennité), celui-ci reste le plus souvent contenu[7]. En tout cas, The Barber apparaît comme un parfait film coenien marqué par ce mélange si particulier de tension et d’humour[8] que, dans leurs plus grands films, les deux frères maîtrisent à la perfection et que l’on retrouve notamment Miller’s Crossing, Barton Fink (1991) ou encore No Country for Old Men (2007) qui est peut-être leur chef d’œuvre,. Pour ce qui est de The Barber, on assiste donc un mariage incroyablement réussi entre le film noir des années 1940 et 1950 et l’univers si particulier de deux auteurs majeurs du cinéma contemporain. En fait, tout ou presque était annoncé par le titre complet de l’œuvre (en version française), The Barber, l’homme qui n’était pas là. Annonçant le héros et sa situation, doté d’une certaine poésie surréaliste et faisant référence à l’espace, il est programmatique. On y reviendra donc dans la seconde partie de ce texte.

 

TB7Ed Crane

 

Ran

 

The Barber, l’homme qui n’était pas là (Joel et Ethan Coen, 2001)

 

Deuxième partie : Réflexions autour d’un titre

 

[1] La plupart des films des frères Coen (le récent A Serious Man – 2009  – en fournit un nouvel exemple) se situent dans un passé proche alors que les films noirs se déroulaient dans une époque contemporaine de leur réalisation (bien que l’action d’Assurance sur la mort se passe en 1938 et non en 1944).

[2]Voir Le recours à la psychologie (trois textes),  L'abandon des idéaux, Règlement de comptes et l'lnvraisemblable vérité dans ma série « Retour sur Fritz Lang ».

[3] L’argent a été – cela est classique dans le film noir – un enjeu majeur tout au long du film mais (et on retrouve là l’ironie des frères Coen) il ne sert plus à rien à un Ed Crane qui s’apprête à monter sur la chaise électrique et n’a plus aucune famille.

[4] Rien n’indique le contraire non plus…

[5] Le sexe est un marqueur parmi d’autres (le principal étant l’argent) de son désir de possession – ou de consommation. Que l’on songe à Walter Neff…

[6] Ce qui permet d’introduire la figure – une nouvelle fois circulaire – de la soucoupe volante à laquelle pensera le héros peu avant son électrocution.

[7] A l’inverse de The Big Lebowski (1998) ou de Burn after reading (2008), The Barber, même s’il est par instants extrêmement drôle, n’est pas un film comique. C’est dire que l’on sourit plus que l’on ne rit aux éclats ; un peu comme dans A Serious man, la morale – si elle existe… – étant d’ailleurs à peu près la même dans les deux films puisque l’histoire qui nous est contée n’a pas vraiment de sens (il est peu probable que les frères Coen croient au destin tel qu’il est mis en scène dans la tragédie grecque ou en un Dieu quelconque) et obéit à la logique (si l’on peut dire) exprimée par Macbeth – à la fin de la tragédie éponyme (1606) de William Shakespeare ce qui d’ailleurs n’est pas véritablement un élément caractéristique du film noir – : « L’histoire n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et se démène son heure durant sur la scène. C’est un récit plein de bruit et de fureur raconté par un fou. Et qui n’a pas de sens » (Acte V, scène 5). Dans le très récent Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (2010), Woody Allen place son film sous les auspices de cette très célèbre citation.

[8] Ces deux inclinations des frères Coen sont annoncées par les deux premiers films, Sang pour Sang et Arizona Junior (1987). Elles commencent à fusionner dès leur troisième opus, Miller’s Crossing.

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R
<br /> <br /> Merci. Ce qui est extraordinaire avec l'oeuvre des frères Coen, c'est que connaître la passé du cinéma ajouté au plaisir de la vision de leurs oeuvres (tout particulièrement dans The<br /> Barber). Mais on peut aussi très bien s'en passer pour apprécier leurs films. Cela fait leur très grande force.<br /> <br /> <br /> Le retour sur les deux frères va d'ailleurs se poursuivre dans les semaines qui viennent.<br /> <br /> <br /> <br />
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F
<br /> <br /> Whaou!<br /> <br /> <br /> Ta culture cinématographique m'épatera toujours.<br /> <br /> <br /> J'ai adoré ce film qui s'inscrit parfaitement dans l'univers des deux frères.<br /> <br /> <br /> <br />
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