The Tree of Life : de l'évidence ...
Un petit exercice d’autofiction. Et si nous avions découvert The Tree of Life, évident et enchanteur chef-d’œuvre, ante mortem (avant, donc, que le cinéma ne revête plus nulle importance), qu’aurions-nous pensé, qu’aurions-nous ressenti ? Aperçu, en nous plongeant dans nos souvenirs – de plus en plus lointains.
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The Tree of Life (Terrence Malick, 2011) : De l’évidence…
a. De l’universel…
b. Au particulier
c. Un parfait objet artistique
Après le Big-bang : vint la matière…
« Déployer une telle passion en tout que le moindre geste te révèle intégralement à toi-même. Parler comme un condamné à mort ; que chaque mot porte la marque du définitif, de l’ultime sursaut. Ne pas oublier de stimuler les vibrations intérieures jusqu’à l’extrême, et l’absurde. Comme un condamné à mort, que ton esprit se dissolve et s’élance dans une inquiétude extatique, dans un tremblement d’effroi, émis jusqu’à la volupté. Etre à chaque instant à la limite de son être. Et, dans les moments, où tu n’y es pas parvenu, pense au dédommagement que t’offrent ces moments que tu as vécus au-delà de la limite, au-delà des barrières de l’individuation ; quand, saisi d’une furie intérieure exaltée, tu as atteint de tels sommets et de tels abîmes que ton être n’a plus été seulement présent comme être, mais aussi comme ce qui n’est plus lui. La vie n’est vécue avec intensité que si tu sens que ton être ne peut plus en supporter davantage. Vivre à la limite de l’être signifie déplacer son centre dans l’arbitraire et l’infini. Là, l’existence devient une aventure risquée où l’on peut mourir à tout moment ; là, le saut dans l’infini commence à faire souffrir. Pas de bond dans l’infini sans briser les barrières de l’individuation, quand on sent qu’on est trop peu de chose en regard de ce qu’on vit. Car il est parfois donné à l’homme de vivre plus qu’il ne peut supporter. N’y en a-t-il pas qui vivent avec le sentiment de ne plus pouvoir vivre ? » |
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Cioran in Le Livre des leurres(1936 ; Aux plus seuls – extrait) |
Puis le dinosaure
Malick est ambitieux, follement ambitieux. Pour lui-même, il veut signer un film total, absolu. Pour son spectateur aussi. S’il sait qu’il le retiendra aisément par la beauté hypnotique de ses images, il ne le tient pas par la main, distille, sans trop de malice, quelques fausses pistes, surtout lui offre la possibilité d’avoir sa propre interprétation de l’œuvre. Et Malick réussit, The Tree of Life, comme 2001, L’Odyssée de l’espace (1968) de Kubrick – mais sans se placer sous les auspices de Nietzsche, ni s’éloigner trop longtemps de la Terre –, est « pour tous et pour personne ». Une contradiction, d’ailleurs, car Malick n’a guère de foi en l’Homme – pourtant lui seul peut être artiste, lui seul peut recevoir l’art. Il ne faut pas s’y arrêter, la métaphysique de l’auteur ne ferme pas les portes de son nouvel opus. Au contraire, elles sont grandes ouvertes nous emmenant, par sa volonté globalisante, à embrasser l’histoire du Monde (et de l’Homme, les deux ne se confondant pas) en allant de l’universel vers le particulier – ou l’inverse.
a. De l’universel…
L’Homme, enfin – Jack O’Brien adulte (Sean Penn)
The Tree of Life n’est évidemment pas un film chrétien. Malick ne saurait le signifier plus clairement que dans ce somptueux prélude qui nous entraîne aux origines du Monde : le Mal ne réside pas dans cette Matière qui fonde la Terre. Le dinosaure ne tuera point. Il fallait que cela fût dit. Le Mal, c’est l’Homme, ce n’est que l’Homme. Lui seul souille. Pourquoi Dieu, s’il existait, aurait-il fait une créature à son image qui serait le Mal ? Cela n’a pas de sens… Cependant, le christianisme structure nos schémas mentaux. Malick ne peut l’ignorer puisqu’il veut montrer l’Amérique. Et celle-ci croit qu’elle croit. Le Père (Brad Pitt), qui n’est le Mal tout entier que dans l’esprit de son fils (Sean Penn, adulte ; Hunter McCracken, enfant) veut réussir – un stéréotype de protestant, donc. Il aurait pu, avec un peu plus de chance, être de ceux qui ont assis la puissance américaine. La Mère (Jessica Chastain), qui ne représente le Bien, ou la pureté, que pour son enfant, pense que les cieux sont habités. Au-delà, de christianisme dans la pensée malickienne, il ne reste qu’une trace, certes importante : l’Homme est une créature différente de toutes les autres (de ces animaux, donc, qui peuplent son film), la seule, sans doute, qui puisse connaître un tel état, certes trouble, de conscience. Du reste, le christianisme n’est pas le seul de nos mythes. Il en est, au moins, deux autres, tout aussi déterminants. La tragédie grecque, d’abord. The Tree of Life, c’est une version moderne de l’histoire d’Œdipe (immédiatement remise en jeu, dès la mort de Dieu actée, par Freud). De quoi rêve-t-il cet enfant, si ce n’est de tuer le Père et de coucher, à l’heure de ses premiers émois, avec sa mère même s’il regarde les autres femmes, et fait des dessous de l’une de ses voisines une précieuse relique. Devenu homme, il se souvient, et, à l’heure où sa vie semble former un Tout, il ne peut s’empêcher de voir sa mère et une femme interchanger leurs rôles, comme si elles se transmettaient une flamme. Leurs corps, alors, se confondent. On ne pourra retenir, en considérant l’ensemble du final, que la communion entre le héros, son passé et ses possibles dans laquelle, par l’Amour et le Pardon (y compris à soi-même), régnerait l’Harmonie. Pourtant, le fantasme adolescent, mâtiné d’un certain érotisme saphique, perdure à l’âge mûr. Malick ne le juge pas, il l’indique. Il n’est pas interdit de le remarquer tant l’idée est au cœur du film. Comme, dès son entame, était présent le troisième mythe. Le plus récent. Celui du Big-bang. La science (le scientisme, plus exactement) semble l’irriguer mais derrière ce mot ou la théorie de l’évolution, qui détruit tous les Dieux, ne se cache que le Vide, ce que l’on ne peut concevoir. Une simple explosion et c’est tout. C’est Tout. Par elle, jaillit le Monde, le souvenir et The Tree of Life. Enfin Malick crée ce passé idéal. Jusque-là, il s’était contenté d’ersatz, sinon de leurres. Il n’y avait pas d’état de Nature (et de Grâce) idéal dans les ouvertures de La Ligne rouge (1998) et du Nouveau Monde (2005) puisque l’Homme, déjà, était présent (aussi n’existe-t-il pas de Paradis perdu lui…) et le Mal diffus. Pendant quelques minutes de beauté paroxystique, il cède, cette fois-ci, la place. Pour mieux revenir ensuite mais l’inoubliable a été proposé. Le songe, dans sa plus extrême dimension, n’est plus et n’en continue pas moins pendant deux heures. Trois mythes, donc, en opposition les uns aux autres, qui se confrontent et fusionnent dans un esprit (celui de Malick, de son héros, le nôtre, peu importe alors…). Cependant sans nul syncrétisme, messianisme ou irénisme. Décidément, The Tree of Life n’est ni un film idéaliste, ni chrétien. Mais universel.
b. Au particulier
La Mère – Madame O’Brien (Jessica Chastain)
Pourtant The Tree of Life ne se construit que sur le souvenir d’un homme. Nous ne verrons rien d’autre que ce qui se joue dans sa tête. Il importe pourtant de parfois en sortir. On ne peut l’accepter comme seul guide. Ou alors, effectivement, le Père est le Mal et la Mère le Bien, l’enfance, malgré la Haine, grâce à l’Amour, est un état idéal dont la sortie se marque lorsque le héros se durcit, choisissant d’être le Père plutôt que la Mère. Un échec auquel il échapperait dans un final aux allures de happy end. Triste vision, bien manichéenne, qui devrait satisfaire ou désoler des spectateurs munis d’œillères (qui auront tôt fait d’oublier le spectacle du Beau). Sauf que Malick n’interdit pas au spectateur d’avoir un point de vue. Au contraire, il le respecte et ne prétend pas en imposer un quelconque. Simplement, il se contente d’écorner, avec quelque précaution mais non sans férocité, quelques-unes des plus sûres valeurs américaines (censément chrétiennes, donc) dont la famille ou la volonté de réussir et prend soin de rappeler que, loin du matérialisme, il y a plus beau que ces magnifiques gratte-ciels en verre ou cette superbe skyline d’un quartier d’affaires aperçus durant le film. D’ailleurs, Malick ne cherche pas vraiment, à la différence du Lynch de Lost Highway (1997) ou Inland Empire (2007), à égarer. La structure de The Tree of Life est celle d’un long flashback que l’on sait faux. Ou incomplètement vrai. Puisqu’il s’agit, hors les épisodes où la conscience déborde des limites du pensable, d’un flot de souvenirs que le héros, après avoir songé à une meurtrissure (la mort de son frère – Laramie Eppler), se remémore. Aussi sont-ils, par les sentiments puis les années, déformés, forcément déformés. Ils tournoient, dans une temporalité complexe et aléatoire, ne pouvant se présenter que déconstruits. La Mère reste une icône, sainte, intouchable, presque désincarnée (malheureusement pour le héros…). Quant au Père, il n’est donc pas le Mal puisque celui-ci vient avec l’Homme (le Mal étant celui-ci, il ne peut progressivement s’y infuser), la séquence de la naissance, avec ses décadrages plus prononcés, le soulignant. Qu’est-il alors ce Père, omniprésent, puisqu’il ne saurait receler, comme ses « semblables », qu’une infime parcelle du Mal ? Pas grand-chose, un simple père, pas même un vrai salaud. Là réside, s’il en faut un, le ressort dramatique (le sens…). Le héros est tourmenté, jusqu’à l’obsession, par une figure tutélaire à laquelle il finit par s’identifier. Or, malgré une attirance jamais démentie pour les signes extérieurs de richesse, quelques brusques accès de colère, des convictions (devoir s’élever dans la société, être viril, cacher ses blessures) et principes d’éducation rigides, stupides et fort répandus, celle-ci ne dispose aucunement de traits saillants à même de lui donner une aura – fut-elle satanique. Ce redneck de père n’est qu’un beauf sans charisme, mais point trop caricatural et finalement, dès lors que l’on regarde pour ce qu’il semble être, assez sympathique et plutôt pathétique. The Tree of Life présente alors la plus simple des histoires : celle d’un homme dont la vie s’est, partiellement mais constamment, réalisée autour du souvenir de l’enfance, époque pleine de conflits non résolus et considérée avec autant de ressentiment que de nostalgie. C’est autour de l’articulation entre la banalité de ce propos (le problème particulier du héros ; on est là bien loin de 2001, L’Odyssée de l’espace) et la démence du dispositif que la magie de The Tree of Life finit d’éclater. Entre l’universel et le particulier. Il revient au spectateur (un particulier, lui aussi – qui porte sa part d’universel) d’y trouver sa juste place et de s’y abandonner.
c. Un parfait objet artistique
Le Père – Monsieur O’Brien (Brad Pitt)
Comme dans ses précédents opus, avec plus d’ambition encore, de façon plus achevée également, Malick développe sa poétique. Plus que jamais autour de l’idée, empruntée à la musique (si importante dans le film), de variations. Les plans, en vibrations, liés par un montage aérien et violent, forment des boucles. Sur lesquelles se superposent, venant d’on ne sait où, des voix-off en volutes, dans une rencontre, fluide, idyllique même, du son et de l’image. Du somptueux magma initial jusqu’à l’intense aria finale, émerge un objet d’art. Il n’y a nulle facilité de la part du réalisateur, sa seule naïveté, comme toujours, est, tel Tarkovski dans Stalker (1979), celle qu’il éprouve devant le spectacle de la nature. Au cœur du chef-d’œuvre, plus encore que l’arbre du titre, on retrouve le fleuve, celui qui charrie le flot de conscience. Au fond, son héros n’est peut-être pas si éloigné du capitaine Willard (Martin Sheen) d’Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), autre film-monde, pourtant bien différent. Désenchanté et enchanté, The Tree of Life possède la finesse et la fragilité de l’art absolu, abstrait parfois, en des moments qui sont de véritables torrents de grâce. Nous songeons alors, perdus dans l’immensité, à Wassily Kandinsky. L’œuvre d’art, disait le peintre, devait obéir à sa seule nécessité intérieure, celle-ci se fondant sur trois composantes : ce qui est propre au créateur, à l’époque et à l’art. Ajoutons que le spectateur, s’il succombe à l’envoûtement, doit, lui aussi, apporter quelque chose. De tout cela, The Tree of Life fournit le plus parfait des modèles. L’un des plus subtils – et des plus évidents – que le cinéma, ici profondément éloigné de la théâtralité et de ses pauvres linéarités narratives ou des fausses certitudes, a su proposer ces dernières années.
Jack O’Brien enfant (Hunter McCracken)
« Est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement. » | |
Wassily Kandinsky in Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1911) |
The Tree of Life : Final
Antoine Rensonnet
Tree of life par nolan
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