Three Times, les chansons d’amour
Three times (Hou Hsiao Hsien) : Les chansons d’amour
Hou Hsiao Hsien (né en 1947)
« J’écoute uniquement les chansons. Parce qu’elles disent la vérité. Plus elles sont bêtes, plus elles sont vraies. D’ailleurs elles ne sont pas bêtes. Qu’est-ce qu’elles disent ? Elles disent : ne me quitte pas, ton absence a brisé mon cœur, je suis une maison vide sans toi, laisse moi devenir l’ombre de ton ombre ou bien sans amour, on est rien du tout. » |
Mathilde Bauchard (Fanny Ardant) ; extrait du dialogue de La femme d’à côté (François Truffaut, 1981)
Il y a bien des raisons d’aimer Three Times (Hou Hsiao Hsien, 2005) qui, derrière l’immense 2046 (Wong Kar Wai, 2004), m’apparaît comme le plus important des films sortis durant la première décennie du XXIe siècle[1]. Chacun de ses trois sketches (1966 – Le temps des amours ; 1911 – Le temps de la liberté ; 2005 – Le temps de la jeunesse) est ainsi splendide et constituerait, à lui seul, un chef d’œuvre. Mais j’avoue une tendresse toute particulière pour le premier[2] notamment grâce à l’atmosphère extraordinairement apaisée qui y règne. Filmé à la manière d’un film du milieu des années 1960[3], sa beauté tient grandement – même si la mise en image est également sublime – à l’utilisation du son que fait alors Hou Hsiao Hsien. Si le dialogue est assez réduit – ce qui est logique compte-tenu du fait que tout ce qui s’y passe semble naturel et que l’on peut donc se passer de mots –, musique et bruitage tiennent une place fondamentale. Les chansons sont des chansons d’amour, certes un peu sottes, mais qui donnent au film une grande légereté. A l’exception d’une chanson asiatique, ce sont principalement deux chansons en langue anglaise : Smoke gets in your eyes – qui ouvre le film et se marie donc fort bien avec les quelques volutes de fumée – et Rain and Tears. Ces deux standards populaires – dont il importe peu que le second n’existait pas encore au moment où se déroule l’intrigue –, joués dans de très belles versions et revenant chacun à deux reprises, donnent au sketch une douceur et une intemporalité qui ne cessent de forcer l’admiration. A cela s’ajoute donc un magnifique travail sur le bruitage. La frappe d’une boule de billard, le roulement d’un vélo, le moteur d’un bateau, l’ouverture et la fermeture de tiroirs, le léger crissement d’une craie sur un tableau ou encore le claquement des pas sur une route humide sont autant de petits bruits magnifiquement mis en valeur par le travail du cinéaste. S’ils donnent une impression de vie, ils ne rompent – bien au contraire – la somptueuse quiétude qui habite ce moment du film. Bien sûr, pour mettre en valeur tous ces sons, Hou Hsiao Hsien tire un parti maximal de toutes les ressources offertes par la technologie moderne et nul réalisateur des années 1960 n’aurait pu utiliser le son de cette façon. Ainsi, son parti-pris de filmer « à la manière de 1966 » n’est-il qu’un leurre.
1966 – May (Shu Qi) et Chen (Chang Chen)
Il n’est toutefois pas inutile car il fait baigner ce sketch dans une forme de classicisme qui lui sied tout-à-fait. Car Three Times est un film qui met en parallèle le temps qui passe et l’évolution de la forme – et non pas seulement de la technique – cinématographique. Dans ce contexte, ce premier sketch figure une période de calme dans un monde qui ne cesse d’être bouleversé[4]. Et l’on y retrouve cette idée de temps cyclique à laquelle les Asiatiques – par culture – sont plus attachés que les Occidentaux. Ainsi, dans la salle de billard dans laquelle se rencontrent May (Shu Qi) et Chen (Chang Chen), serveuses et joueurs semblent largement interchangeables. Ainsi quand l’un s’en va, c’est pour mieux céder sa place à un autre[5] ce qui ne manque pas de donner une impression rassurante de continuité. Et pourtant, il est absolument cohérent que Hou Hsiao Hsien isole deux personnages et leur fasse vivre une histoire d’amour touchante de fraîcheur. Tout, entre eux deux, semble évident et rien n’est insurmontable. Pourtant la pression du temps et des distances pèse sur leur relation. Ainsi Chen devra-t-il faire un long et incertain voyage de Kiaoshung à Huwei en passant par diverses autres étapes pour enfin revoir May. Et se retrouvant enfin, ils n’auront que quelques heures à partager ensemble car la permission de Chen touche à sa fin et il doit repartir servir l’armée. Mais leurs retrouvailles sont bel et bien marquées par un grand calme et leur relation semble parfaitement équilibrée, douce, libre et simple donc sans aucune tristesse. Toutefois sent-on un peu de la nostalgie qui habite Hou Hsiao Hsien lorsqu’il filme cette époque qui fut celle de sa jeunesse[6]. Et l’image, pourtant un peu naïve, qui conclue ce premier sketch – les mains de May et de Chen qui, enfin, se rejoignent alors que retentit, une dernière fois, Rain and Tears – touche par sa très grande poésie.
1966 – May (Shu Qi) et Chen (Chang Chen)
Et si ce premier sketch apparait aussi enchanteur, c’est aussi parce que les deux autres – pourtant superbes – n’offrent pas – loin de là! – la même légereté. Ainsi le premier semble-t-il bien mal nommé. Certes ce Temps de la liberté fait écho aux événements politiques qui touchent Taïwan à cette époque[7]. Mais l’histoire qui nous est contée est bien celle d’un enfermement. Ainsi, dans cette maison de geishas, la seule libération possible pour les femmes est-elle de devenir concubine de ces hommes de passage. Ce sera le cas pour Ah Mei (Chen Shi-Zheng) mais celle-ci restera prisonnière d’un ordre familial strict dans lequel elle sera réduite à occuper une position d’infériorité. Quant à l’héroïne (Shu Qi), elle ne pourra – malgré son désir d’y échapper – que rester prisonnière de la maison de geishas et son amour[8] pour un journaliste marié (Chang Chen), celui-ci étant appelé loin d’elle pour cause de bouleversements politiques, sera contrarié. Ainsi, tout progressisme social – partiellement incarné par le journaliste qui aidera à la « libération » d’Ah Mei – semble alors condamné tant le poids des conventions est important. Toutefois, malgré sa si triste histoire, ce sketch baigne encore dans une certaine sérénité. Cela tient, une nouvelle fois, à la forme cinématographique adoptée par Hou Hsiao Hsien. Certes, le « à la manière de » n’est encore une fois qu’un mensonge car, si les dialogues apparaissent sous formes d’intertitres, on est loin du cinéma muet de 1911. D’une part, la musique, jouée par l’héroïne, est omniprésente et l’on finira même par entendre – à la fin du sketch – la voix de la courtisane. D’autre part, les dialogues entre celle-ci et le journaliste sont bien trop naturels pour rappeler ce cinéma muet dans lequel la surexpressivité était de mise dans le jeu des acteurs. Mais cela renforce donc la fluidité de cette partie du film. Et si, contrairement au premier sketch, Hou Hsiao Hsien n’utilise pas les bruitages[9], il joue largement des possibilités offertes par la lumière d’intérieur. Celle-ci est sublime et le fait que toutes les scènes se passent à l’intérieur de la maison de geishas renforce l’impression de confinement et d’enfermement qui habite cette deuxième partie de Three times. Enfin, Hou Hsiao Hsien rend de discrets hommages à ses maîtres japonais. Ainsi, l’atmosphère de la maison de geishas évoque Kenji Mizoguchi quand l’image d’une théière fumante renvoie à Yasujiro Ozu.
1911 – La courtisane (Shu Qi)
Aussi ce deuxième sketch garde-t-il donc toute la fluidité du premier. En revanche, celle-ci semble (définitivement ?) perdue dans le troisième et dernier. Ainsi, si l’époque de 1911 était marquée par l’absence de possibles, celle contemporaine – ce Temps de la jeunesse – montre une perte dans l’infinité de ceux-ci. On est donc bien loin de la simplicité du Temps des amours de 1966. Et dès son début, ce troisième sketch est marqué par le bourdonnement d’une moto filant sur l’autoroute et jamais ne cessera réellement cette impression de confusion et de trop-plein marquée notamment par l’appartement surdécoré du jeune photographe (Chang Chen), l’abondance des biens de consommation ou encore l’inutile multiplicité des moyens de communication (portable, mails). On est donc plongé dans un monde saturé d’images, de sons et de couleurs et qui est marqué – comme le montre l’omniprésence de la publicité – par la grossièreté et la crudité de certaines situations et relations. Cela renvoie à l’état de l’héroïne, Jing (Shu Qi), chanteuse de rock un peu vulgaire – comme le montre son maquillage trop important – et épileptique, comme semble l’être le monde dans lequel elle vit. Ainsi, cette jeunesse apparemment totalement libérée des contraintes donne-t-elle l’impression de ne savoir exister que dans les excès (par exemple de sexe et d’alcool) quand sa devancière de 1966 se contentait de dérivatifs simples comme le billard. Et, les jeunes, en 2005, semblent même moins adultes qu’en 1966 puisque Jing, perdue entre sa petite amie (Pei-Hsuan Lee) et son amant photographe, vit encore partiellement chez ses parents. Ainsi Hou Hsiao Hsien filme un monde à la fois trop compliqué et un peu vide et dans lequel, in fine, la confusion – notamment celle des sentiments – règne en maîtresse. Aussi les jeunes finissent-ils par faire du surplace. Mais si la comparaison entre ce dernier sketch et le premier renforce un peu plus l’impression de nostalgie qui habitait celui-ci, il ne faudrait pas penser que Hou Hsiao Hsien affiche un regard haineux ou réactionnaire sur la jeunesse[10]. Au contraire, il se contente de la regarder sans vraiment la juger et il semble que celle-ci lui apparaisse un peu perdue. Mais peut-être est-ce lui qui l’est[11]? Cela, en tout cas, ne retire rien à la magie de l’ensemble du film.
2005 – Jing (Shu Qi) et le photographe (Chang Chen)
Ran
[1] Il confirme ainsi – avec bien d’autres films – la domination artistique actuelle du cinéma d’Asie orientale.
[2] Tel qu’il est présenté dans le film ; d’un point de vue chronologique, il s’agit du deuxième.
[3] De même que le deuxième est filmé à la manière d’un film de 1911 alors que le troisième veut inventer une manière de filmer propre aux années 2000.
[4] Ces changements politiques et économiques brutaux expliquent d’ailleurs en partie l’exceptionnelle qualité du cinéma asiatique actuel.
[5] Ainsi May trouve-t-elle au début du film une lettre adressée à la serveuse précédente Haruko (Chen Shi-Zheng) comme elle en recevra une plus tard de Chen.
[6] La nostalgie – ainsi que le sens de l’histoire – est importante chez Hou Hsiao Hsien qui ne cesse de rendre hommage aux réalisateurs, de Yasujiro Ozu (Café lumière, 2004) à Albert Lamorisse (Le voyage du ballon rouge, 2007), qui ont marqué sa jeunesse. On remarquera que Wong Kar Wai semble, lui aussi, figé dans un certain passé – celui du Hong Kong des années 1960 – mais la représentation qu’il donne des relations amoureuses à cette époque – dans In the mood for love (2000) et 2046 (voir mes cinq textes sur ce film) – est bien moins harmonieuse…
[7] L’année 1911 est marquée par des mouvements révolutionnaires pour lutter contre l’occupation japonaise de Taïwan. La libération du pays est, bien sûr, mise en parallèle avec l’asservissement qui ne cesse pas de l’héroïne du deuxième sketch de Three Times.
[8] Même si leurs relations semblent en partie plutôt amicales comme le montre leurs (relativement) libres conversations.
[9] Aucun bruit n’accompagne ainsi l’ouverture de la lettre du journaliste par l’héroïne.
[10] Il avait d’ailleurs montré dans son film précédent, Café Lumière (2004), une grande empathie pour sa jeune héroïne (Yo Hitoto).
[11] Cela expliquerait qu’il échoue en partie à inventer une nouvelle forme cinématographique c’est-à-dire propre au XXIe siècle.
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