Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu
Nouvelle comédie dramatique de Woody Allen. Une de plus, certes, pour un réalisateur qui revient très largement sur ses thèmes les plus classiques. Mais elle est drôle, touchante, pessimiste et puissamment mélancolique. La magie opère donc pleinement. Comme si souvent…
Alfie (Anthony Hopkins) et Sally (Naomi Watts)
Avec une régularité que l’on ne peut que qualifier de remarquable revient donc Woody Allen avec son opus annuel, titré Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu. Il s’agit cette fois-ci de raconter les histoires croisées de quatre personnages : celles d’Helena (Gemma Jones) et d’Alfie (Anthony Hopkins), couple septuagénaire qui vient de divorcer, et celles de Sally (Naomi Watts), la fille des précédents, et Roy (Josh Brolin), mariés mais en passe de se séparer. Pour nous présenter leurs mésaventures, principalement amoureuses, le réalisateur se place sous les auspices d’un de ses auteurs favoris, William Shakespeare, annonçant « une histoire pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien ». On sera toutefois fort loin de la tragédie de Macbeth car c’est bien à une nouvelle comédie dramatique que nous convie Allen. Pour la conter et présenter les destins entrelacés de ses quatre héros, il adopte une déconstruction narrative – toute relative et, en tout cas, très facile à remettre en ordre grâce à une voix off que l’on pourra juger parfois un peu trop omniprésente –, un rythme assez vif et surtout une mise en scène de fort belle facture, sobre et précise, élégante et sans apprêts superflus même s’il ne s’interdit pas de forts beaux fondus enchaînés qui ajoutent à la fluidité du récit.
Pour le reste, le film manie avec précision une multitude de thèmes classiques notamment l’amour, l’argent, la réussite et la reconnaissance sociale, chaque élément apporté dans l’histoire d’un personnage se faisant immanquablement ou presque écho dans celle d’un autre. C’est toutefois bien celui de l’illusion qui finit par résolument dominer, Helena étant « envoûtée » par un gourou-charlatan Cristal (Pauline Collins), Alfie se refusant résolument à assumer son âge et se remariant avec une prostituée stupide – mais que le réalisateur rend un peu touchante à la fin du film lorsqu’elle annonce à son nouveau mari être enceinte et ne comprend pas que celui-ci, qui ne sait pas s’il est vraiment le père, ne se réjouisse pas –, Charmaine (Lucy Punch), Roy volant le livre d’un de ses amis (Ewen Bremner) qu’il croit mort et n’est que dans le coma et Sally s’imaginant princesse quand elle essaie des boucles d’oreilles que son patron (Antonio Banderas) doit offrir à sa femme. Et Woody Allen finit par affirmer (mais il a certes précisé que son histoire ne signifiait rien…) que ses illusions souvent vaines et perdues – redémarrer sa vie à zéro ; recommencer une relation détruite ; avoir d’autres vies (ou un enfant) pour prolonger la sienne – sont absolument nécessaires et qu’un signe mystique peut, pour le meilleur, changer le cours d’une morne existence. Aussi l’occultisme vaut-il, à tout prendre, mieux que la médecine qui n’est surtout ici qu’un excellent moyen de drague. Cette victoire de la magie sur la science, la première donnant infiniment plus de sens à ce qui n’en a pas – la vie – est une constante du cinéma de Woody Allen et ce propos se trouvait déjà exprimé, par exemple, dans La Rose pourpre du Caire (1985) ou Tout le monde dit I love you (1996). D’ailleurs, le cinéaste revient largement, sans jamais songer un seul instant à faire un film testamentaire qui ramasserait l’ensemble de son œuvre, sur nombre d’idées qui lui sont chères. Comme dans Match Point (2005), la place de la chance (qui se matérialisait alors par cette balle de tennis qui tombe ou non du bon côté du filet) est ainsi à l’honneur, une vie, on l’a dit, pouvant se jouer sur un détail. On peut d’ailleurs penser que plus qu’entre rationnalité et mysticisme, c’est bien entre chance et magie que se joue désormais la grande opposition pour Woody Allen, la première étant largement connotée négativement à l’inverse de la seconde. De plus, comme dans Vicky Cristina Barcelona (2008), il affirme aussi le caractère indispensable de la prise de risques pour avancer dans la vie et tenter de donner forme à ses rêves, les refuser étant invariablement synonyme de condamnation à une existence ratée, philosophie minimaliste mais néanmoins réelle.
Sally et Roy (Josh Brolin)
Dans cette logique de remobilisation de ses figures classiques que le réalisateur opère, film après film, avec talent, on retrouve d’ailleurs un personnage-clef de son univers qui était naguère son évident double (d’autant qu’il le jouait lui-même presque à chaque fois), celui de l’artiste qui n’arrive plus à créer. Comme Harry Block (Woody Allen) dans Harry dans tous ses états (1997) ou Val Waxman (Woody Allen) dans Hollywood Ending (2002), c’est ici le cas de Roy qui, homme d’un seul livre, s’acharne, sans succès, à essayer d’écrire et en sera donc, on l’a dit, réduit à voler l’œuvre d’un autre. La présence, réitérée, de cette thématique, surprend toujours chez un réalisateur qui ne semble jamais en manque d’inspiration même s’il est vrai qu’il s’est toujours vécu comme un brillant second dans son art (à tort, sans doute), incapable de s’élever au niveau des plus grands maîtres du cinéma[1]. Peut-être est ce là le signe d’une peur secrète ? Par contre, une nouveauté est apportée par le personnage d’Alfie, quelque peu ridicule dans son refus de vieillir qui se matérialise, outre par son remariage, par des séances en salle de gymnastique, des dents blanchies, une peau artificiellement bronzée et, en fin de compte, par sa ruine. On pourra y voir sans peine un second double du réalisateur et il est intéressant de voir si tardivement éclore une réflexion sur le mirage de l’éternelle jeunesse, Woody Allen ayant, très longtemps, eu du mal à accepter son âge avancé (il ne commença à partiellement s’y résoudre qu’avec Anything Else en 2003 puis, définitivement, avec Scoop en 2006[2]).
Enfin, si Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu offre un excellent équilibre entre drame et comédie et que des séquences fort drôles – tout particulièrement celle de l’arrivée d’Helena, venant annoncer la bonne nouvelle de l’existence de la réincarnation, chez Roy, qui vient d’apprendre que son nouveau roman est refusé, et Sally qui a découvert la liaison qu’entretient son patron avec l’une de ses amies (Anna Friel) – sont présentes, c’est, assez nettement, la tonalité dramatique, qui domine dans ce nouveau film. Cela est largement lié au personnage de Sally, finalement perdante sur tous les tableaux mais auquel Woody Allen offre les meilleurs instants de son film en captant brillamment ses troubles et ses émotions[3]. On retiendra notamment un véritable moment de grâce cinématographique lorsque, au retour d’une soirée avec son patron dont elle est amoureuse, elle n’arrive pas à prononcer les mots qu’elle souhaiterait. Pendant quelques secondes, le temps apparaît alors comme suspendu mais cela ne mènera, bien sûr, à rien. Et ces fameux mots, Sally finira tout de même par les dire plus tard, beaucoup trop tard et ils apparaîtront alors, cruelle ironie, totalement hors de propos. On en déduira également que, si ce personnage est très clairement le mieux traité par le réalisateur, bien qu’il assume maintenant son âge, c’est encore et toujours la jeune femme (certes pas la plus jeune, la jolie Dia – Freida Pinto –, toujours vêtue de rouge, avec qui Roy, après avoir longtemps admiré celle-ci de sa fenêtre, entamera une relation, et encore moins la prostituée) qui l’inspire. Ici, Naomi Watts est incontestablement sa muse comme Scarlett Johansson l’avait été dans Match Point, Scoop et Vicky Cristina Barcelona.
De ce dernier point, on en déduira que tout n’est peut-être pas si noir même si de ce film très réussi se dégage, in fine, un réel pessimisme et surtout un très puissant charme mélancolique. Woody Allen préférera d’ailleurs conclure son histoire avec Helena (avec qui l’œuvre s’était déjà ouverte) l’entourant ainsi d’une apparente légèreté. Dans les bras de ce bel et sombre inconnu qu’elle a fini par rencontrer, le vieil et affreux Jonathan (Roger Ashton-Griffiths aux faux airs de Droopy), elle confie rêver à la France. C’est ici, après cet excellent cru 2010 qui ne traduit nul essoufflement, que nous donne d’ailleurs rendez-vous Woody Allen. A dans un an.
Sally, Jonathan (Roger Ashton-Griffiths, le bel et sombre inconnu…)
et Helena (Gemma Jones)
Ran
Note de Ran : 4
Note de nolan : 3
Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (Woody Allen, 2010)
[2] Ainsi, au début des années 2000, le voir séduire Helen Hunt et Tea Leoni, dans Le Sortilège du scorpion de Jade (2001) puis Hollywood Ending, constituait d’ailleurs un réel problème – qui n’allait toutefois pas jusqu’à générer le malaise – et offrait un défaut mineur à ces films, par ailleurs très réussis.
Par ailleurs, Dans Whatever Works (2009), son précédent film, le héros (Larry David), âgé, séduisait encore une jeune femme (Evan Rachel Wood). Mais, il s’agissait d’un film adapté d’un scénario que Woody Allen avait écrit longtemps auparavant. Il est d’ailleurs significatif qu’il ait renoncé à jouer le personnage – visiblement créé pour lui-même – finalement incarné par Larry David.
[3] Peut-être est-ce là la force de l’expérience mais on ne peut que remarquer que Woody Allen réussit ici parfaitement à faire ce que Xavier Dolan échoue totalement à montrer dans ses Amours Imaginaires (2010)
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