2001, l’odyssée de l’espace : un film pour tous et pour personne

Dans sa première partie, 2001, l’odyssée de l’espace (1968) présente la naissance de l’Homme ; celui-ci, via l’enseignement (ou le simple contact) du monolithe, se distingue en ce qu’il intègre la violence, celle-ci étant tout à la fois instinct de destruction et capacité à se défendre. Pour autant, la réflexion sur l’Homme en tant qu’être substantiellement violent n’est qu’effleurée dans 2001, l’odyssée de l’espace – et ce bien que les débordements de l’ordinateur HAL, dans la troisième partie, reviennent, à nouveau, sur ce thème – et il faudra attendre Orange mécanique (1971) pour que Kubrick la développe vraiment[1]. La principale idée à retenir de la longue introduction me semble donc être la suivante : l’Homme est né, il y a 400 000 ans, et cela constituait la nouvelle étape d’un développement dont le plan d’ensemble nous reste inconnu. L’élément important est que, un très long temps s’étant écoulé, une nouvelle étape est désormais envisageable. Cette impression de temps qui passe est d’ailleurs très marquée car de nombreux indicateurs temporels sont présents tout au long du film. C’est le cas dès le titre, 2001, l’odyssée de l’espace, 2001 étant une date très symbolique – surtout en 1968 – qui sonne comme un nouveau départ – et ne représente pas, comme 2000, une fin. Figurent également au début de chaque partie du film des indications temporelles écrites (L’aube de l’humanité ; 400000 ans après ; 18 mois après ; et au-delà de l’infini[2]). De plus, dans les dialogues entre la Terre et vaisseaux spatiaux dans lesquels par, deux fois, on assiste à des fêtes d’anniversaire – d’abord celui de la fille (Vivian Kubrick) du professeur Floyd (William Sylvester) puis celui de Frank Poole (Gary Lockwood). Enfin, dans la dernière partie, Dave Bowman, avant sa transformation, se voit vieillir.
2001, l’odyssée de l’espace, peut ainsi se voir – à partir de la seconde partie – comme l’histoire de la gestation (qui va prendre dix-huit mois soit le double des neuf mois nécessaires à la naissance d’un nouvel être humain) de ce nouvel être, créé, avec le concours du monolithe, à partir de l’Homme[3]. Ce sentiment est renforcé tant par la première séquence de la seconde partie qui, autour de la valse des vaisseaux spatiaux (sur Le beau Danube bleu de Johann Strauss), figure nettement une fécondation que par l’image finale qui montre un immense fœtus.
L’élément déroutant vient du fait que Stanley Kubrick ne cherche pas du tout à caractériser la seconde transformation – bien que l’on comprenne que le nouvel Homme ne sera plus lié (ou soumis) à la Terre – au contraire de la première où chacun comprenait que ce qui transformait l’Homme en singe était l’apprentissage – ou l’incrémentation – de la violence. Je pense toutefois qu’introduire cette idée de la violence dans la première partie ne cherche pas tant à montrer ce qu’est l’Homme[4] mais plutôt que c’est l’Homme qui a été créé après la première intervention du monolithe. On sait donc – du point de vue de la narration – que le monolithe, par une action dont la nature nous reste inconnue[5], peut permettre de tels changements. Si on accepte ce point de départ, les difficultés d’interprétation du film ne résident pas – comme on le dit souvent – dans sa seule fin mais dans la globalité de l’œuvre qu’il faut envisager comme un tout cohérent. En effet, la conception de l’histoire de l’humanité est très éloignée de nos schémas de pensée classiques. Le film de Stanley Kubrick est en rupture tant avec les pensées monothéistes (dans lesquelles l’Homme est une créature directement liée à Dieu donc quasi-parfaite et qu’il ne saurait être question de modifier) qu’avec les théories évolutionnistes (pour lesquelles un changement brusque n’est pas envisageable). Par contre, il fait explicitement référence au philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844-1900) aux deux moments où le monolithe agit. Dans chacune de ces deux occasions retentit l’ouverture du Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss (1864-1949). Or, ce poème symphonique, datant de 1896, a été composé en hommage au livre éponyme de Friedrich Nietzsche [6](daté de 1883-1885). Pour ce dernier, la représentation du temps est tout-à-fait conforme à ce qu’elle est dans 2001, l’odyssée de l’espace. Ce film, en fait, reprend le concept de l’Eternel retour dans lequel le temps est conçu comme une succession de cycles sélectifs[7]. Ainsi correspond à chaque fin de cycle une rupture provoquée amenant à un être plus puissant. Cet élément de volonté[8] est présent dans 2001, l’odyssée de l’espace puisque les hommes en général – et Dave Bowman (Keir Dullea) en particulier – cherchent à repousser leurs limites en dominant l’espace malgré leur inadaptation naturelle à celui-ci.
Friedrich Nietzsche
Un autre concept nietzschéen est transposable à 2001, l’odyssée de l’espace : celui du Surhomme. Il s’agit ici de ce en quoi se transforme l’Homme à la fin du cycle lui correspondant c’est-à-dire, dans 2001, l’odyssée de l’espace, le fœtus géant qui succède à Dave Bowman. Si, contrairement à celui annoncé par Zarathoustra, le Surhomme kubrickien n’est pas lié à une culture immensément développée, il s’agit bien, comme chez Friedrich Nietzsche, d’une rupture franche avec l’Homme et non d’un homme ayant développé au maximum ses capacités. D’ailleurs, le film montre, par opposition au Surhomme, l’échec de l’Homme optimal, d’une certaine manière figuré par le super-ordinateur HAL[9].
Enfin, un autre rapport, d’approche celui-ci, existe entre les œuvres de Friedrich Nietzsche et de Stanley Kubrick. Le philosophe allemand avait ainsi sous-titré Ainsi parlait Zarathoustra, un livre pour tous et pour personne. Or la volonté de Kubrick d’avoir réalisé, avec 2001, l’odyssée de l’espace, un film destiné au plus grand nombre mais qui garde sa part de mystère semble évidente. On pourrait tout-à-fait le sous-titrer, un film pour tous et pour personne…

Appendice : 2001, l’odyssée de l’espace et Orange mécanique, tournés à trois ans d’intervalle, sont deux films unis par une sorte de gémellité. Il y a bien sûr ces thèmes communs à l’ensemble de l’œuvre de Stanley Kubrick comme la violence constitutive de la nature humaine ou l’échec du programme parfait (HAL, Ludovico). De même, l’utilisation de la musique classique pour accompagner, voire souligner, la narration existe dans les deux films. Enfin, ces deux œuvres sont, l’une et l’autre, divisées en blocs faisant apparaître clairement les différentes parties du film. Au-delà de ces éléments – qui ne sont donc pas propres à ces deux seuls films dans l’œuvre de Kubrick – on peut également remarquer que ces deux films sont explicitement liés par deux points précis. Tout d’abord – mais s’il n’y avait que cela, on n’irait guère au-delà de l’autocitation –, dans Orange mécanique, Alex (Malcolm McDowell) croise, lors de son passage dans un magasin de musique, la bande originale de 2001, l’odyssée de l’espace. Ensuite, et plus profondément, le regard face-caméra d’Alex qui ouvre Orange mécanique semble répondre à celui du fœtus humain qui ferme 2001, l’odyssée de l’espace.
On peut toutefois aller encore plus loin dans le rapprochement entre les deux films. En effet, la séquence d’ouverture de 2001, l’odyssée de l’espace offre, comme nous l’avons plus haut, deux éléments au spectateur. D’une part, l’Homme est caractérisé en tant qu’Homme par l’incrémentation de la violence. D’autre part, l’évolution se fait par ces ruptures successives que sont les interventions du monolithe. On l’a vu, le second point est développé dans la suite du film. Mais, d’une certaine façon, le premier l’est, lui, dans Orange mécanique où l’on voit l’Homme arrivé au bout de son évolution – dont Alex semble alors l’archétype – ayant développé tout son potentiel de violence dans une époque qui se situe dans un futur proche – donc aux alentours de 2001. Ainsi, on peut considérer que l’introduction de 2001, l’odyssée de l’espace pourrait également être celle d’Orange mécanique. Or, le concept nietzschéen d’Eternel retour permet de concilier la temporalité (avec la succession de cycles du temps) et l’éternité (à l’intérieur d’un même cycle). Ainsi, 2001, l’odyssée de l’espace et Orange mécanique peuvent apparaître comme les deux faces d’une seule et même pièce ce que, pour finir, l’on pourrait résumer par le tableau synthétique suivant :
2001, l’odyssée de l’espace |
Orange mécanique |
Temporalité |
Eternité |
Abondance d’indicateurs temporels |
Absence d’indicateurs temporels (on est vers 2001) |
Volonté de dépassement (ou de puissance) incarnée par Dave Bowman |
Stagnation dans l’état Homme (violence) incarnée par Alex |
Malcolm Mc Dowell dans Orange Mécanique
Ran
[1] Ainsi Alex peut, dans ce film, apparaître comme l’archétype de l’homme dont les singes de 2001, l’odyssée de l’espace n’étaient que les prototypes. Par ailleurs, l’idée que la violence est constitutive de la nature humaine est récurrente chez Stanley Kubrick. J’y reviens largement dans mon texte sur Full metal jacket (1987).
[2] On voit ici qu’indicateurs temporels et spatiaux – tout aussi présents dans 2001 – finissent par se rejoindre.
[3] Comme l’Homme avait été précédemment créé à partir du singe.
[4] Pour Stanley Kubrick, répétons-le, la violence est constitutive de la nature humaine.
[5] Chacun est libre d’imaginer ce qu’il veut concernant le monolithe. On peut y voir Dieu – avec un indice absolu de transcendance – jusqu’à un simple objet envoyé par une espèce extraterrestre. C’est en tout cas – et on n’est pas loin de rejoindre l’idée hitchcockienne du macguffin – un efficace biais narratif.
[6] Remarquons que, dans Ecce Homo (1888), Nietzsche dit que la gestation de son Ainsi parlait Zarathoustra lui a pris dix-huit mois (il se compare alors à un « éléphant femelle ») soit le même temps que celui de la création du nouvel Homme dans 2001, L’Odyssée de l’espace.
[7]Cette théorie concilie donc temporalité et éternité.
[8] Le mot « odyssée », présent dans le titre, renvoie lui-même à cette idée de quête, à la fois réelle et spirituelle, avec – pour finir – un retour au point de départ.
[9] On remarquera d’ailleurs que l’échec pratique de programmes théoriquement parfaits – les programmes de défense nucléaire américain et soviétique dans Docteur Folamour (1964) ; HAL dans 2001, l’odyssée de l’espace ; le programme Ludovico dans Orange mécanique ; l’entraînement des marines dans Full metal jacket – est une constante des films de Stanley Kubrick.
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