Histoire et théorie générale du cinéma : I - L’ère des masses et de l’individu
Histoire et théorie générale du cinéma
I - Le XXe siècle, ère des masses et de l’individu (point historique)
III - Le cinéma, art du XXe siècle
IV - Un art vampire
V - L’âge d’or
VI - Le cinéma aujourd’hui : de son cœur le vampire…
I - Le XXe siècle, ère des masses et de l’individu
« Rauffenstein : Un Maréchal et un Rosenthal, officiers ? Boeldieu : Ils sont très bons soldats. Rauffenstein : Oui, joli cadeau de la Révolution française ! Boeldieu : Je crains que ni vous, ni moi ne puissions arrêter la marche du temps. Rauffenstein : Boeldieu, je ne sais pas qui va gagner cette guerre ; la fin quelle qu’elle soit sera la fin des Rauffenstein et des Boeldieu. Boeldieu : Mais on a peut-être plus besoin de nous. Rauffenstein : Et vous ne trouvez pas que c’est dommage ? Boeldieu : Peut-être… » |
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Dialogue entre Rauffenstein (Erich von Stroheim) et Boeldieu (Pierre Fresnay), extrait de La grande illusion (Jean Renoir, 1937). |
Si comme l’affirme Kandinsky dans Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1910), toute œuvre d’art est le produit de ce qui est propre à l’art en général, de ce qui appartient à l’artiste en particulier et de l’espace-temps dans lequel se situe ladite œuvre[1], alors faut-il commencer cette brève histoire du cinéma par une réflexion sur l’époque dans laquelle se déploie cet art.
En effet, le cinéma est, pour moi, l’art du XXe siècle en tant, d’une part, qu’il l’incarne et, d’autre part, qu’il s’en nourrit. Or, le XXe siècle, d’un point de vue historique, c’est avant tout – surtout en Occident –, l’ère des masses. Aucun des régimes qui s’est – partiellement ou complètement – épanoui durant cette époque n’a pu l’ignorer. C’est, bien sûr, le cas de la démocratie qui est, du moins à la fin du siècle, le régime dominant ; celle-ci étant d’un strict point de vue étymologique le pouvoir donné au peuple[2]. Mais ses deux concurrents principaux[3] intégrèrent également la dimension de la masse. Le fascisme, ainsi, tenta de l’enserrer dans un nationalisme violent alors que le communisme, lui, proposa une vision utopique d’autant plus vouée à l’échec qu’elle prétendait nier l’égoïsme propre à la nature humaine[4]. Ces deux formes politiques n’eurent finalement qu’une courte existence et furent vaincus dans des guerres[5] – chaudes ou froides. La défaite finale de ces deux formes de régime face à la démocratie libérale n’est d’ailleurs guère étonnante car, sans tomber dans la téléologie, force est de constater que des trois régimes, la démocratie est, de loin, le plus vide idéologiquement[6]. Or, l’émergence de la masse est un phénomène de long terme[7] s’appuyant sur un changement profond des structures mentales.
On peut d’ailleurs résumer cette transformation dans la brève formule nietzschéenne : « Dieu est mort ». Que cela signifie-t-il au fond, alors que beaucoup sont encore profondément et sincèrement persuadés de croire en Dieu ? En fait, pour moi, c’est tout simplement que l’idée de Dieu a cessé d’être le référent principal des sociétés[8] et qu’elle s’est par là progressivement vidée de sa substance. L’humanisme en (re-)mettant l’homme au centre de l’univers a joué un rôle, bien évidemment, fondamental dans ce processus. Mais l’apparition des protestantismes est également un événement-clé[9]. En effet, en produisant des séries de fracture dans le catholicisme, il favorisa la tolérance religieuse[10] c’est-à-dire, in fine, l’indifférenciation jusqu’à ce que les hommes finissent par considérer la religion de l’autre (voire son absence de religion) comme un élément comme un autre de son identité. Or en cessant de se battre pour le salut collectif de l’âme, on cessait du même coup d’être véritablement inspiré par une pensée religieuse[11]. Dans ces conditions, Dieu n’est plus aujourd’hui qu’un cadavre[12]. Et ce phénomène aida considérablement à l’émergence de la masse. En effet, la référence ultime à Dieu permettait de justifier d’un ordre parfait plus ou moins établi sur terre et qu’il ne fallait surtout pas bouleverser. Dieu mort – ou en passe de l’être –, la société d’ordres telle qu’on la connaissait en France (ou ses équivalents dans d’autres pays) ne pouvait manquer d’être remise en cause. Privés d’utopie[13], les individus pouvaient, en tant que masse, émerger sur la scène publique.
Toutefois, ramener l’émergence de la masse à la seule mort de Dieu serait un raccourci trop rapide. D’autres phénomènes entrent en jeu. Je me contenterai d’en citer deux. D’une part, le formidable développement des techniques, notamment celles de la communication, au XXe[14] siècle qui offrit aux hommes d’avoir une conscience beaucoup plus complète (quoique encore très imparfaite) du reste du monde et donc d’appartenir à un grand tout. D’autre part, les différentes poussées de croissance économique qui permirent, un peu partout, – avec des décalages temporels importants selon les espaces – l’émergence d’une classe moyenne relativement homogène du point de vue social[16] et absolument dominante au niveau politique.
Enfin, il faut noter que l’individu ne s’efface absolument pas sous la masse ce qui explique, donc, pour moi l’heureux échec du communisme. Bien, au contraire, le moi est aujourd’hui au centre de tout. Malheureusement, la plupart des hommes (tous ?) ayant besoin de cadres mentaux bien précisés pour exister, ce n’est pas le moi dans son acception nietzschéenne[17] qui a triomphé mais des formes édulcorées où chacun tente de se construire une personnalité au travers de cases prédéfinies[18] . Je ne développe pas plus ce point car mon propos était essentiellement d’envisager les formes politiques du XXe siècle (qui sont toujours valables aujourd’hui). Or, à moins d’être anarchiste (et donc désespéré…), l’individu ne peut guère exister politiquement qu’au travers de la masse. Remarquons simplement – pour nous en réjouir – que cette montée en puissance de l’individu offre à l’artiste (et à son spectateur) des moyens supérieurs de développement.
[1] Il va de soi que je suis d’accord avec le grand peintre russe. J’y ajouterai néanmoins une dimension. Pour moi, l’œuvre d’art constitue l’interface entre l’artiste et son spectateur. Or, celui-ci apporte, lui aussi, son rapport à l’art, sa propre sensibilité et son propre espace-temps.
[2] Il est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’aujourd’hui la quasi-totalité des régimes politiques se réclament – y compris quand ils en sont très éloignés – de la démocratie. Certains pourront d’ailleurs objecter – on pourrait peut-être y voir une ligne de clivage entre la gauche et la droite… – que celle-ci n’est jamais parfaite. Il n’en reste pas moins que le phénomène démocratique borne aujourd’hui l’horizon idéologique de notre époque.
[3] Il est à remarquer que d’autres régimes politiques durent également se confronter à cette dimension de la masse. Ainsi les nombreuses dictatures latino-américaines de la seconde moitié du siècle ne purent, pour la plupart, s’inscrire dans la durée que parce qu’une frange notable de la population y trouvait des conditions économiques favorables. On peut également penser qu’aujourd’hui le régime politique chinois ne survit que par la croissance économique.
[4] En effet, sous la masse, vit l’individu ; nous y reviendrons brièvement plus loin.
[5] De tous les phénomènes de masse propres au XXe siècle, la guerre est sans aucun doute le plus représentatif car, contrairement aux affrontements des temps précédents, l’ensemble des populations fut touché par les combats notamment pendant les deux guerres mondiales.
[6] Ce n’est pas là un quelconque jugement de valeur mais il me faut bien constater que nos sociétés occidentales – et au-delà… – n’offrent guère d’autre utopie que de toujours plus consommer.
[7] Ainsi, en France, le moment-charnière est, bien sûr, la Révolution française. Il s’agit là d’une rupture brutale. Dans d’autres pays – par exemple, la Grande-Bretagne –, le processus fut plus diffus.
[8] Encore une fois, je parle là surtout de l’Occident.
[9] Je ne parle pas là de la vieille (et contestable) thèse wébérienne qui veut que le protestantisme ait favorisé le développement du capitalisme.
[10] Sur ce point, je m’oppose à Nietzsche ; si la pensée de Luther est certes profondément réactionnaire, elle a favorisé le déclin du christianisme car, après s’être – longtemps – combattus, catholiques et protestants n’eurent d’autre choix que de cohabiter pacifiquement.
[11] Moins préoccupé par le salut de son âme, l’homme semble aujourd’hui accorder une importance démesurée à la prolongation de sa vie sur terre d’où l’obsession – de plus en plus liberticide – de la santé publique. Le phénomène actuel de délire collectif autour de la grippe porcine le démontre aisément. Mais cela m’éloigne de mon propos…
[12] Cela pose un énorme problème en termes de morale collective et d’éthique individuelle ; les œuvres d’art des derniers siècles ne l’ont, bien sûr, pas ignoré ; pour ne citer qu’un seul exemple, songeons au Crime et châtiment (1866) de Dostoïevski.
[13] Et, je le répète, aucune utopie de substitution ne parvint à s’imposer. Que valent, en effet, soixante-dix ans de communisme face à quinze à dix-huit siècles de christianisme ?
[14] L’exposition permanente de la cinémathèque française s’ouvre – s’ouvrait ? – sur cette phrase : « Le cinéma est un art, une industrie et une technique ». Cette dernière dimension n’est certes pas celle qui m’intéresse le plus mais le point que j’évoque alors nous y ramène indiscutablement. Cela montre bien que le cinéma a participé directement des spécificités du XXe siècle.
[15] Comme je l’ai déjà précisé, je m’intéresse d’abord à l’Occident mais il est évident que le développement des techniques de communication entraîne le reste du monde dans l’ensemble des phénomènes que j’évoque.
[16] Est-elle également homogène du point de vue culturel ? Oui et non ; la question est complexe et constituera l’objet de mon second point. Je tends plutôt à considérer qu’elle a homogénéisé la culture…
[17] Espérons toutefois que le triomphe de Facebook sur Nietzsche ne soit que provisoire…
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