Histoire et théorie générale du cinéma : II - Culture(s) au XXe siècle
En tant qu’art, le cinéma est un phénomène culturel. Aussi, après m’être intéressé aux conditions mentales et politiques dans lesquelles s’est construit le XXe siècle, il me faut, sans toutefois encore véritablement l’aborder, me rapprocher du cinéma en examinant l’évolution de la culture durant cette période.
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Histoire et théorie générale du cinéma
I - Le XXe siècle, ère des masses et de l’individu (point historique)
III - Le cinéma, art du XXe siècle
IV - Un art vampire
V - L’âge d’or
VI - Le cinéma aujourd’hui : de son cœur le vampire…
II - Culture(s) au XXe siècle
Après m’être intéressé dans un premier temps aux conditions mentales et politiques dans lesquelles s’est construit le XXe siècle, il me faut, sans toutefois encore véritablement l’aborder, me rapprocher du cinéma en examinant l’évolution de la culture durant cette période. En effet, en tant qu’art, le cinéma est un phénomène culturel.
Or, en relation avec les points précédemment évoqués, le rapport des sociétés à la culture s’est profondément transformé au cours du XXe siècle. Durant les époques précédentes, la distinction entre culture élitaire et culture populaire avait déterminé ce rapport. La distinction était ainsi presque totale[1]. Dans des sociétés dans lesquelles chacun devait rester à sa place, il ne pouvait être question d’accéder à la culture des élites quand on n’y appartenait pas. Aussi si l’on dansait la bourrée auvergnate, on n’écoutait pas la « grande » musique des salons parisiens et réciproquement. De même, l’accès à la lecture – donc à la littérature – était réservé à une frange extrêmement étroite des sociétés. A l’ère des masses, cette séparation stricte n’a plus de sens. Cela est tout particulièrement lié au développement (précédemment évoqué) des techniques de communication qui permet au plus grand nombre d’avoir accès aux différents types de culture. Je peux ainsi, en rédigeant ce texte, écouter (comme c’est le cas…) des sonates de Beethoven mais, au prix d’une très courte manipulation, je pourrais les remplacer par un album de hard-rock. De même, enchaîné-je souvent le matin la lecture du quotidien L’Equipe par celle d’un roman dit classique ou d’un recueil de poésie[2]…
Dans ces conditions, le cordon sanitaire longtemps infranchissable entre culture populaire et culture élitaire s’est déchiré. Pourtant dans l’esprit de beaucoup, elle perdure. Certes, affirment-ils[3], l’accès à la culture dite d’élite est désormais relativement aisé mais il existe bien encore une culture d’élite (Beethoven, la poésie) et une culture populaire (le hard-rock, L’Equipe) entre lesquelles chacun est libre de naviguer. Cela n’est pas mon point de vue.
Plakat Alexander Rodchenko "Books".
1924 Reproduction Private collection ©
DACS 2008 © Rodchenko archives
En effet, il me semble que nombre d’artistes[4] ont intégré cette dimension fusionnelle des différentes cultures. Ainsi, le constructivisme russe, au début des années 1920, présente, lorsqu’on regarde aujourd’hui ses principales œuvres – pour beaucoup relativement absconses au premier abord –, l’aspect d’un mouvement élitaire. Or, en liaison avec l’idéologie du régime communiste[5], il cherchait à toucher – voire à édifier – la masse. Aussi, beaucoup de leurs œuvres n’utilisent-elles pas un support classique mais, afin d’être accessibles au plus grand nombre, ont été réalisées sous forme de cartes postales de sorte qu’il n’existe même pas d’original. Enfin, l’un de ses principaux promoteurs, Tatline, devint même ingénieur pour mieux servir le peuple… Plus loin dans le temps et dans un espace différent, il est évident que le pop-art se joue, dans les années 1960, de la frontière entre les cultures. Cette fois-ci, les supports sont classiques mais les œuvres mettent en jeu des objets du quotidien et, par là, interrogent les sociétés de consommation occidentale. Pour en revenir à la France, l’artiste qui semble le mieux avoir compris cette fusion des mouvements est sans doute – avec Jean-Luc Godard[6] – Serge Gainsbourg.
Serge Gainsbourg
Celui-ci, peintre raté et musicien classique malheureux[7], semble avoir souffert toute sa vie, de n’être pas un artiste d’élite et il se résolut finalement à n’être, pour reprendre sa (magnifique) formule, que« le poète majeur d’un art mineur », la chanson. Mais dans celle-ci, il fit montre d’un incontestable génie. Bien sûr, la grande qualité de ses textes et le choix judicieux de ses musiques constituent les raisons majeures de sa réussite. Mais il ajouta à cela une capacité à intégrer différentes formes culturelles. Il fit ainsi (notamment au début de sa carrière) des reprises chantées des plus grands poètes français et travailla certaines de ses chansons à partir de partitions de musique classique. Il intégra donc la culture dite élitaire à son art. Mais il l’enrichit également en s’intéressant à des mouvements culturels populaires extérieurs à son espace géographique (la pop anglaise, le reggae jamaïcain). Aussi, chez Gainsbourg, cultures populaire et élitaire fusionnent-elles parfaitement. Et, il est tout à fait cohérent qu’il soit l’auteur, à un an d’intervalle seulement, de L’ami caouette (1975) et de Variations sur Marilou (1976) qui, à priori, semblent appartenir à des champs culturels distincts[8].
Ce que je veux dire par là, c’est que sous l’effet de la massification – et, donc, en particulier de la révolution des techniques de communication –, cultures populaire et élitaire ont largement fusionné au cours du XXe siècle et se sont, in fine, enrichies mutuellement. Ainsi, vouloir continuer à les opposer relève, à mon sens, d’une vision d’arrière-garde. A bien des égards, cette situation est absolument réjouissante. Il ne faut pas néanmoins en nier les risques. S’il est, en effet, tout à fait appréciable que chacun puisse entrer dans un musée et, même s’il ne connaît guère la peinture, laisser parler ses émotions en découvrant une œuvre, le risque est de ne sombrer que dans la seule consommation[9] et surtout dans l’indistinction. Car, mon propos n’est absolument pas de nier les hiérarchies dans les arts. Certes, celles-ci sont largement subjectives et propres à l’individu. Ainsi que je préfère Beethoven à Mozart (que je connais d’ailleurs mal) n’est lié qu’à mon goût personnel. Il existe néanmoins des fondements objectifs pour apprécier les œuvres et, à l’émotion (qui n’est d’ailleurs pas réductible – bien qu’il ne faille obérer cette dimension[10] – à la seule sensation immédiate de plaisir ressentie devant une œuvre), doivent s’ajouter la maîtrise d’un certain nombre de codes (par exemple esthétiques ou historiques) structurants pour en percevoir les multiples dimensions. La dictature du « chacun ses goûts » est ainsi l’un des risques majeurs qui menace l’ère des masses. Il ne fut guère que très partiellement évité. Aussi dois-je, pour finir, affirmer l’évidente supériorité de Beethoven et Mozart sur Star Academy et Pascal Obispo. De même, Friedrich Wilhelm Murnau ou Fritz Lang ne sont pas comparables à l’abêtissante masse de comédies françaises[11] qui encombrent cette production depuis toujours. Cela nous amène au cinéma ; après un long détour, nous y arrivons…
[1] Il y avait certes quelques exceptions notamment le théâtre qui, sous des formes un peu différentes, touchait à la fois l’élite et le reste de la société.
[2] Je ne veux pas par là donner des détails intimes (ils ne le sont pas) sur mon existence mais seulement apporter un exemple de ce que j’affirme (et je donne celui que je connais le mieux).
[3] Je parle là de personnes intellectuellement honnêtes et non pas de quelques crypto-gauchistes qui, niant l’évidence, veulent croire – et faire croire – qu’en France ou en Europe une grande partie de la population n’a aucun accès aux ressources culturelles (et l’école ?, et les médiathèques ?, et les nombreux musées gratuits ou presque ?,…). Quant aux réactionnaires qui veulent reconstruire la distinction entre culture élitaire et culture populaire pour mieux se réserver le plaisir de vivre dans un rassurant sanctuaire, je préfère les ignorer.
[4] Tout particulièrement au cinéma mais j’y reviendrai dans ma troisième partie.
[5] Celui-ci n’allait d’ailleurs pas tarder à briser les ailes des mouvements artistiques d’avant-garde…
[6] Mais je ne parle pas encore de cinéma…
[7] Notons également – avant d’avoir un discours bien plus positif – qu’il est un exécrable cinéaste.
[8] Il ne faut pas en conclure que toute tentative de fusion des champs culturels est une bonne idée. Ainsi le groupe de rock gothique Bauhaus – par ailleurs tout à fait écoutable – est-il parfaitement ridicule dans ses références à l’école artistique allemande éponyme, à Antonin Artaud ou à Puvis de Chavannes.
[9] Combien voit-on, en effet, de groupes visiter le musée du Louvre en ne s’arrêtant qu’aux œuvres les plus célèbres (Victoire de Samothrace, Venus de Milo, La Joconde, …) et en ignorant, par exemple, Rubens ou Rembrandt ?
[10] Sauf à sombrer dans le pur intellectualisme (qui n’est que du snobisme)…
[11] Il en existe néanmoins de bonnes.
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