Full Metal Jacket , violence de l’homme et de la société : une synthèse
Devenu avec 2001, l’odyssée de l’espace (1968) l’un des plus grands auteurs de l’histoire du cinéma, Stanley Kubrick dresse avec Full Metal Jacket (1987), en quelque sorte, le bilan de son œuvre à travers un thème qui lui est cher, celui de la violence indissociable pour lui de la nature humaine et nécessaire à l’intégration sociale.
Un auteur, une œuvre
Full Metal Jacket (Stanley Kubrick, 1987), violence de l’homme et de la société : une synthèse
Stanley Kubrick (1928-1999)
Si, dès le début de son œuvre dans les années cinquante, Stanley Kubrick apparaît comme l’un des auteurs les plus doués et prometteurs de sa génération, il faut attendre 1968 et 2001, l’odyssée de l’espace pour qu’il s’inscrive parmi les plus grands de l’histoire du cinéma. Dès lors, ses films – certes rares – ne seront, à l’exception, sans doute de Shining (1980), qu’une succession de chefs d’oeuvre. Si son dernier opus, Eyes wide shut (1999), l’entraîne vers de nouvelles perspectives, son film précédent, Full Metal Jacket (1987), dresse, en quelque sorte, le bilan de son œuvre à travers un thème qui lui est cher, celui de la violence indissociable pour lui de la nature humaine et nécessaire à l’intégration sociale.
Lee Hermey
Ce film s’ouvre donc sur une longue partie consacrée à l’entraînement des nouveaux marines à Parris Island. Sous la férule du sergent-instructeur Hartman (Lee Hermey), personnage à la fois comique et inquiétant[1], les néo-soldats sont chargés de devenir des militaires d’exception c’est-à-dire – et Hartman ne le cache pas – des machines à tuer. En fait, pour Kubrick, l’homme n’est devenu homme qu’en découvrant la violence ; c’est là tout le sens de la séquence inaugurale de 2001, l’odyssée de l’espace. La révélation offerte par le monolithe est celle de la violence qui transforme le singe en homme. Chaque être humain, pour vivre et s’inscrire dans la société[2], se nourrit donc de cette violence. Mais celle-ci peut être plus ou moins développée et l’objectif d’Hartman est bien de polir des diamants bruts. Pour l’ensemble des futurs marines, l’objectif est atteint et tous développent à l’extrême leurs instincts de tueurs. Dans la seconde partie du film, certains personnages – le tireur d’élite de l’hélicoptère (Tim Colceri), la brute (Adam Baldwin) – montreront d’ailleurs un degré d’aptitude particulièrement élevé dans ce domaine.
Vincent d'Onofrio
Mais le film présente néanmoins une exception à ce schéma général à travers le personnage de Baleine (Vincent d’Onofrio). Arrivé avec un regard particulièrement vide et un sourire benêt, il est évident qu’il ne présente aucune disposition, à priori, pour la violence. En fait, pour suivre le raisonnement précédemment énoncé, il représente le singe de 2001 avant la révélation du monolithe. Dans ces conditions, sa capacité à s’épanouir à Parris Island est nulle et ce malgré l’aide que lui apporte un temps Guignol (Matthew Modine). Pourtant, il va également subir la révélation. Ayant entraîné tous ses condisciples vers différentes punitions collectives, il est véritablement lynché par ceux-ci au cours d’une nuit où ils l’accablent de coups de savonnette. Ce moment sera, pour lui, l’équivalent de l’apparition du monolithe dans 2001. Seulement, Baleine est amené à réaliser en quelques semaines le chemin parcouru par toute l’humanité en des dizaines de millénaires. Le choc est pour lui trop grand ; il ne peut à la fois supporter l’incrémentation et l’optimisation de la violence. Il devient certes une machine de guerre mais également un fou incontrôlé. Son regard change ainsi du tout au tout passant du vide à la folie profonde[3]. Aussi finit-il sa terrible trajectoire en tuant son bourreau, le sergent Hartman, avant de se suicider dans les toilettes lors de sa dernière nuit à Parris Island. Cela conclut la première partie de Full Metal Jacket et nous retrouvons ensuite, après un fondu au noir qui marque bien la césure, le héros du film, Guignol, au Vietnam à Da Nang.
C’est que, pour Kubrick, la violence, si elle est constitutive de la nature humaine, doit s’intégrer à l’ordre social. La société, donc, si elle cherche à optimiser cette violence, veut également la lisser et l’encadrer. Les mésaventures d’Alex (Malcolm McDowell) et de Barry (Ryan O’Neal) respectivement dans Orange mécanique (1971) et dans Barry Lyndon (1975) ont déjà montré cela dans l’œuvre de Kubrick. Ainsi Alex est-il condamné d’abord à une peine de prison puis à un programme de rééducation – fondamentalement inefficace – pour avoir développé ses instincts de violence en dehors des cadres acceptés par les autorités sociales. Cependant, il pourra, à la fin du film, retrouver ceux-ci en s’alliant avec celles-là. Quant à Barry, c’est en frappant en public Lord Bullington (Dominic Savage), un enfant certes mais de condition sociale supérieure à la sienne, qu’il commencera sa chute[4]. En fait, la société, chez Kubrick, trouve des moyens et pour développer la violence et pour la rendre plus acceptable. L’un de ceux-ci est le langage. On est ici souvent confronté à des systèmes de langage codés ou, du moins, très encadrés. C’est le cas dès Docteur Folamour (1964), avec ses procédures militaires complexes. Dans 2001, Hal présente un langage de haute tenue mais parfaitement stéréotypé. Et, dans Orange mécanique, Alex et ses acolytes ont inventé une novlangue qui leur est propre. On retrouve encore cela dans Full Metal Jacket à travers les procédures de questions/réponses et les chansons du sergent Hartman. Cela créé un univers clos dans lequel chacun se comprend. Un cadre est ainsi créé qui sert aussi bien à développer la violence qu’à la rendre acceptable. Il est donc parfaitement logique qu’une fois au Vietnam, Guignol y soit en tant que correspondant de guerre. Il est ainsi au cœur d’un système où l’information est contrôlée afin d’offrir – tant aux troupes qu’aux civils restés aux Etats-Unis – une vision supportable du conflit. Il s’agit donc, selon les mots mêmes de l’officier (John Terry) chargé de la rédaction du journal militaire, de montrer à la fois des victoires américaines – donc du sang vietnamien – mais aussi l’aide aux blessés et le ravitaillement apporté aux Sud-Vietnamiens. On est donc plongé – avant même de se retrouver dans le conflit proprement dit – au sein du système de propagande américain qui contrôle l’information donc le langage, idée que l’on retrouvera plus tard avec le tournage de la reconstitution d’une bataille[5].

Ce processus de lissage de la violence a toutefois ses limites et celles-ci ne manquent d’apparaître dans le film au travers des rapports entre Vietnamiens et Américains. Ne parlant pas la même langue, la communication entre les deux ne peut guère être que sommaire et elle se réduit – par deux fois – à la difficile négociation du tarif des prostituées. Le langage des signes est également un peu utilisé quand un Vietnamien vole l’appareil photo de Rafterman (Kevyn Major Howard) lors de la première séquence au Vietnam. On comprend néanmoins qu’en ne pouvant maîtriser la communication vis-à-vis des Vietnamiens, les Américains perdent là une bataille décisive ne pouvant faire accepter à ceux-ci leur violence.
En effet, la guerre du Vietnam présente cette particularité d’avoir été perdue par les Américains alors que ceux-ci ont gagné militairement toutes les batailles[6]. Cela permet à Kubrick de poser la question du sens de ce double processus d’optimisation et de contrôle de la violence réalisé par la société. A travers le corps des marines et la propagande, il atteint certes à une sorte de perfection. Mais, in fine, à quoi cela sert-il ? La conclusion du réalisateur, à la fin du film – mais c’est également, on l’a vu, l’aboutissement d’une réflexion de moraliste menée sur le long terme – semble alors aussi simple que profondément pessimiste : à rien ou presque. Les soldats, finalement, ne savent pas pourquoi ils se battent et, dès qu’ils commencent à s’interroger, en viennent à remettre en question la justesse de la cause – laquelle, d’ailleurs? – qu’ils défendent. Toutefois cet embryon de réflexion ne les empêche pas de continuer à tuer des Vietnamiens comme si de rien n’était.
Matthew Modine
La morale finalement appartient à Guignol. De tous les personnages du film, il semble être le seul à disposer d’un peu d’intelligence et de culture. Cela l’entraînera à avoir, par instants, quelques scrupules – notamment au moment de frapper Baleine ce à quoi il se résoudra toutefois – et un soupçon d’humanisme – qui le conduira à exécuter, pour écourter ses souffrances, la snipeuse vietnamienne (Ngoc Le)[7] pourtant responsable de la mort de son ami Cow-boy (Arliss Howard). Mais ces quelques qualités ne l’empêchent de développer sa propre violence et il n’a de cesse de souhaiter se retrouver au cœur des combats dans ce que les soldats appellent le « merdier ». Ainsi, peut-être – mais l’on ne peut en avoir la certitude – pour se préserver adopte-t-il la posture de la distanciation (qui lui vaut son surnom) et du cynisme qui le pousse à afficher un symbole pacifiste (« peace and love ») sur son treillis alors qu’il porte l’inscription « born to kill » sur son casque. Et la conclusion lui revient : « Je vivais dans un monde merdique mais, au moins, j’étais en vie ». Ce constat, semble nous suggérer Stanley Kubrick, il faut bien le faire. Et s’en contenter.
Ran
Full Metal Jacket (1987), de Stanley Kubrick
[1] On retrouve chez ce personnage un humour noir cher à Kubrick et déjà largement utilisé dans Docteur Folamour .
[2] Ainsi, privé de sa violence, Alex ne peut plus, dans la troisième partie d’Orange mécanique, avoir une existence normale.
[3] On retrouve chez ce personnage le rôle décisif que Kubrick accorde au regard. Ainsi, dans 2001, le personnage est-il représenté par un œil alors que le film se conclut par un fœtus géant regardant le spectateur. Le film suivant de Stanley Kubrick, Orange mécanique, s’ouvre encore – comme un écho – par un regard face caméra du héros et l’évolution de son regard (d’abord droit puis baissé et effrayé en cherchant à échapper aux images pendant son traitement et, enfin, remontant vers le haut après sa « guérison » à la fin du film) est le reflet de sa propre trajectoire.
[4] A l’inverse, celle-ci se poursuivra lorsqu’il refusera de tirer sur le même Bullington (Leon Vitali), devenu adulte, lors de leur duel. Si la violence est donc inacceptable dans certaines situations, elle est nécessaire dans d’autres.
[5] L’image véhicule, bien sûr, elle-même son propre langage qu’il s’agit de contrôler ce que Kubrick sait évidemment – lui qui exigeait une maîtrise complète de ses films – mieux que personne.
[6] A l’instar des Français en Algérie…
[7] On remarquera que, dans un film où les héros ne cessent, en termes particulièrement crus de parler de sexe, les femmes ne sont représentées qu’à travers trois personnages : deux prostituées et la snipeuse. Ainsi, tout comme entre Vietnamiens et Américains, la communication entre les deux sexes est très réduite. Mais Kubrick reviendra sur ce thème – avec un optimisme certes plus grand que dans Full Metal Jacket mais néanmoins limité – dans son dernier film, Eyes Wide Shut.
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