A Serious Man : Mauvaises nouvelles des étoiles (1)
Afin de conclure cette longue série sur les frères Coen, court et inévitable retour sur A Serious Man qui constitue tout à la fois leur dernière œuvre majeure à ce jour (bien que True Grit soit un très bon cru) et notre ultime véritable émotion cinématographique.
A Serious Man (Joel et Ethan Coen, 2009) : Mauvaises nouvelles des étoiles
Sommaire :
a.Introduction
b.Gestes classiques et éléments de renouvellement
a.Introduction
Affiche d’A Serious Man (Joel et Ethan Coen, 2009)
En conclusion de la longue série consacrée ici aux frères Coen, il nous semble nécessaire de revenir brièvement sur A Serious Man (2009) – qui avait déjà fait l’objet d’une critique et occupait la première place de notre top des films de l’année 2010 – tant ce film constitue, à nos yeux, malgré les très éminentes qualités de son successeur True Grit (2010), leur dernier chef d’œuvre à ce jour et surtout confirme la veine mélancolique, voire amère, qui irrigue désormais leur cinéma depuis The Barber (2001) et surtout No Country for Old Men (2007). Avouons-le d’emblée, nous nourrissions quelques inquiétudes concernant nos auteurs après la découverte de Burn After Reading (2008). Après l’immense No Country for Old Men, pour nous leur plus grande réussite, cette comédie confirmait certes le talent du duo tant le rythme, le découpage ou le scénario s’avéraient excellents et, sans peine, elle apparaissait très supérieure à Intolérable cruauté (2003) et Ladykillers (2004). Il n’en restait pas moins qu’il ne s’agissait pas là de l’un des sommets de l’œuvre, à l’inverse de cette autre pure comédie qu’était The Big Lebowski (1998). Plus ennuyeux, cette farce efficace semblait indiquer, un an à peine après qu’ils aient touché au sublime, une certaine minoration de l’ambition des frères Coen et l’on pouvait donc craindre qu’ils se laissent, comme au milieu de la décennie 2000, aller à certaines facilités. A Serious Man, nouvelle – mais non pas véritablement pure – comédie allait prouver qu’il n’en était rien, le duo retrouvant alors bien des éléments fondateurs de son génie et en introduisant de nouveaux qui permettaient un nouvel enrichissement de leur univers.
Larry Gopnick (Michael Stuhlbarg)
Au-delà de ces aspects sur lesquels nous reviendrons, nous aurons surtout à cœur de montrer qu’après un Burn After Reading, qui comme Fargo (1996), transformait la tragédie en farce, la comédie A Serious Man (la cinquième des frères Coen après Arizona Junior en 1987, The Big Lebowski, Intolérable cruauté et Ladykillers) tend, elle, à se faire drame. On y verra un affinement de la morale de l’absurde de nos auteurs dans le sens de la gravité et de la noirceur – celle-ci ayant toutefois ses limites.
b.Gestes classiques et éléments de renouvellement
La famille Gopnick : Judith (Sari Lennick), Sarah (Jessica McManus),
Danny (Aaron Wolff) et Larry
Si le curieux prologue d’A Serious Man (en yiddish) se déroule, ce qui est extrêmement rare chez les frères Coen, dans un espace et un temps non défini, nous rejoignons rapidement, comme dans la quasi-totalité de leur film, les Etats-Unis dans un passé proche (ici le Minnesota, comme dans Fargo, en 1967 donc en pleine guerre du Vietnam même si celle-ci ne sera jamais évoquée). Etablir le lien entre l’entrée en matière (environ sept minutes) et le reste du film n’est pas chose aisée car aucun des éléments qui y sont mis en jeu ne sont directement repris dans l’intrigue principale alors que, formellement, sont alors créés des plans en clair-obscur que l’on ne reverra plus dans le reste d’A Serious Man. Aussi ces quelques minutes initiales fonctionnent-elles quasiment comme un court-métrage autonome. On se contentera juste de remarquer qu’elles placent d’emblée, ce qui ne surprendra guère, l’œuvre sous les auspices de l’étrange, du surréalisme et de l’absurde. En outre, présentant un couple (Allen Lewis Rickman et Yelena Shmulenson) confronté à l’arrivée de celui (Fyvush Finkel) qui est peut-être un « dybbuk » (un point d’interrogation accompagne cette mention lors du générique final) – c’est-à-dire d’une sorte de diable –, elles rappellent opportunément que protéger (donc dominer) son espace est un enjeu majeur de leur cinéma (ce qui sera de nouveau au cœur du film) alors qu’elles introduisent la thématique de la tradition juive qui sera gentiment moquée tout au long de l’heure et demie qui va suivre. Des éléments classiques de l’univers du duo sont donc déjà présents dans cette introduction alors que l’humour juif, qu’il n’avait jamais vraiment utilisé (malgré quelques allusions à travers les personnages de Bernie Bernbaum – John Turturro – dans Miller’s Crossing en 1990, de Barton – John Turturro – dans Barton Fink en 1991 et surtout de Walter Sobchak – John Goodman – dans The Big Lebowski), destiné à innerver l’ensemble d’A Serious Man est largement annoncé. Enfin, de par sa nature, ce prélude invite à envisager ce qui viendra comme une sorte de fable.
Larry Gopnick
Film presque monocentrique (ce que le titre indique) puisque tournant en permanence autour du personnage de Larry Gopnick (Michael Stuhlbarg), comme l’étaient déjà Miller’s Crossing (avec Tom Reagan – Gabriel Byrne), Barton Fink (avec Barton), The Big Lebowski (avec le duc – Jeff Bridges), The Barber (avec Ed Crane – Billy Bob Thornton) et comme le sera, de manière toutefois problématique, True Grit (avec Mattie Ross – Hailee Steinfeld), A Serious Man présente le rapport très difficile d’un homme à deux gigantesques communautés, celle des Etats-Unis, d’une part, et celle issue de la diaspora juive. Le premier point a déjà maintes fois mis en scène par les frères Coen qui représente une nouvelle fois cette Amérique qu’ils connaissent si bien à travers, cette fois-ci, sa middle-class qui ne fait guère rêver puisqu’habitant dans des banlieues résidentielles sans âme (et parfois obligée de migrer, comme Larry, dans un de ces motels miteux que l’on voyait déjà dans No Country for Old Men), qui ne rêve que de consommer se trouvant donc criblée de dettes et ne cesse de se déplacer en voiture. Pour Larry, se pose alors – comme nous l’avions remarqué dans notre critique consacrée au film – le problème de la domination de l’espace qui se solde, comme pour Barton Fink (un intellectuel comme lui…) et Ed Crane, par un échec total ce que de multiples signes indiquent, le personnage semblant n’être jamais à sa place. Aussi ce héros se situe-t-il dans une filiation de héros coeniens et le très significatif titre de l’œuvre annonce ses revers aussi sûrement que celui, original, de The Barber (« The Man Who Wasn’t There »). Comment, en effet, vouloir raisonnablement (!) être « sérieux » dans un univers aussi délibérément absurde que celui de nos auteurs. Larry Gopnick, le spectateur quelque peu averti l’imagine aisément, est donc irrémédiablement condamné. Le film se chargera de démontrer la justesse de ce pressentiment. Cependant, cet homme, qui avait cru pouvoir régler toute sa vie (idée qui ne serait jamais venue au duc…) et se trouve accablé par une série de catastrophes – divorce, tentative d’un de ses étudiants (David Kang) et de son père (Steve Park) de le corrompre, voire de le faire chanter, démêlés de son frère (Richard Kind) avec la police, accumulation de problèmes financiers… – en ne sachant comment y faire face, bénéficie d’un traitement fort bienveillant de la part des auteurs et s’attire immanquablement l’entière sympathie du spectateur. Sur ces points que l’on ne développera guère, A Serious Man apparaît donc comme profondément coenien. Les personnages relativement délirants que côtoient Larry au cours de son aventure – sa femme Judith (Sari Lennick) qui exige un divorce religieux (un « guet »), ses enfants, Sarah (Jessica McManus), qui ne pense qu’à sa coiffure, et Danny (Aaron Wolff), qui, à treize ans, passe le plus clair de son temps à fumer de l’herbe y compris dans les minutes qui précèdent sa Bar-mitsva, son frère Arthur, malade et ayant de sérieux ennuis avec la justice, l’onctueux et antipathique Sy Ableman (Fred Melamed) qui s’apprête à épouser Judith avant de mourir brutalement dans un accident de voiture et de revenir hanter Larry dans ses rêves – confirment, tous, que nous sommes bien en terra cognita.
Larry Gopnick et Sy Ableman (Fred Melamed)
Mais le film s’intéresse également au judaïsme. Si, contrairement à ce que croit une de ses amies (Katherine Borowitz), celui-ci, avec son histoire pluriséculaire et ses nombreux textes sacrés, n’offre à Larry qu’une ressource radicalement inutile – clairement figurée par l’amusante et successive impéritie de trois rabbins plus ou moins chevronnés (Scott – Simon Helberg –, Nachtner – George Wyner – et Marshak – Alan Mandell) –, il s’avère par contre fort efficace pour les frères Coen qui se placent dans une lignée humoristique dans laquelle leur aîné Woody Allen constitue une sorte d’indépassable modèle puisque, comme les frères Coen ici, il sert autant qu’il détourne la légende de l’humour juif. Ainsi la constante mise en jeu de références, allègrement raillées, empruntées à la religion hébraïque permet aux auteurs d’offrir de nombreux moments comiques extrêmement réussis et auxquels ils ne nous avaient guère pas habitués. Par ailleurs, l’impuissance de la religion teinte le film de gravité, celui-ci étant habité par la mort de Dieu ce qui offre un prolongement certain à leurs deux opus précédents qui revenaient, eux, sur le sentiment de fin de l’histoire (notamment dans Burn After Reading dans lequel les personnages étaient, sans se l’avouer, traumatisés par la fin du monde de la guerre froide). On notera également que le choix de l’époque n’est nullement innocent. Situer le film en 1967, c’est, d’une part, l’éloigner de cet âge d’or hollywoodien qui constitue la référence première des frères Coen. Et, de fait, en dehors de la problématique spatiale et du propos sur la société de consommation, A Serious Man entretient des rapports moins étroits avec le western et le film noir qu’à l’habitude – et ce bien que Larry Gopnick et le héros de The Barber (le principe d’incertitude d’Heisenberg est ainsi directement évoqué dans les deux œuvres), qui était un pur hommage au second de ces deux genres majeurs, aient en partage de nombreuses caractéristiques. Ainsi A Serious Man, pourtant fort désenchanté, est-il paradoxalement (ou non…) l’un des rares films des frères Coen où la mort n’est presque jamais représentée. D’autre part, 1967 est le moment du rêve (illusoire ?) d’un autre monde tout incarné par le mythique triptyque hippie « sexe, drogue et rock n’roll ». Cette modernité d’alors propose, semble-t-il, à tout le moins dans l’esprit des auteurs (on y reviendra quelque peu plus loin), une très séduisante alternative à l’enfermement dans la tradition juive. Bien que tenté par cette voie – d’où son attirance pour sa troublante voisine, madame Samsky (Amy Landecker) –, Larry, en restant prisonnier de ses espoirs étriqués (soit être cet « homme sérieux » c’est-à-dire avoir une tranquille vie de famille et obtenir sa titularisation à l’Université) ne la choisira pas. Pour son plus grand malheur… Toujours est-il que l’ancrage du film dans la communauté juive et dans l’ambiance de libération hippie, l’une étant très directement opposée à l’autre, renouvelle (bien que le duc était un personnage qui, au début des années 1990, vivait encore à l’heure des années 1960) pour le meilleur l’univers coenien. On remarquera encore que le film emprunte quelques légères références au burlesque, type de comique encore jamais utilisé par les frères Coen. Ainsi, par son jeu notamment l’utilisation d’un visage extrêmement mobile qui lui permet de proposer de multiples expressions faciales, Michael Stuhlbarg évoque aussi bien Charlie Chaplin que Buster Keaton (voire, plus directement encore, Harold Lloyd défini par sa paire de lunettes) même si le rapport de Larry Gopnick à l’espace est strictement opposé à ceux des personnages joués par ces deux immenses acteurs/réalisateurs puisque le premier ne cessait de prendre possession du territoire américain dont on cherchait à l’expulser (songeons à L’Emigrant en 1917) quand le premier développait, à l’égard de celui-ci, une suradaptation progressive (par exemple dans Le Mécano de la « General » en 1926).
Madame Samsky (Amy Landecker) et Larry Gopnick
Enfin, notons qu’à l’inverse de ceux, « cocaïnés », de The Big Lebowski ou de Burn after Reading, A Serious Man se développe sur un rythme plus lent adoptant, malgré quelques brusques accélérations (souvent liées à l’utilisation d’un raccord cut), un tempo relativement modéré qui ouvre la porte à la dimension dramatique (et « morale ») du film sur laquelle il nous importera de revenir dans la suite de ce texte. Mais, pour en terminer sur le point qui nous occupe ici, on remarquera encore qu’entre l’utilisation de constantes de leur univers et l’apport d’éléments externes venant l’enrichir, les frères Coen introduisent d’intéressantes thématiques et trouvent surtout un nouveau dosage – eux qui en avaient déjà « expérimentés » bien d’autres dans leurs œuvres antérieures – entre différentes formes d’humour. Si rien n’indique qu’il leur resservira un jour, il faut souligner qu’il fonctionne à merveille, A Serious Man étant assurément un modèle d’équilibre.
Larry Gopnick
Ran
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