Assurance sur la mort : être et/est/ou consommer
Assurance sur la mort (Billy Wilder, 1944), être et/est/ou consommer

Assurance sur la mort (Billy Wilder, 1944) marque la création d’un genre qui, sous cette appellation[1], durera jusqu’à la fin des années 1950 : le film noir. Si, s’appuyant sur l’héritage des films de gangsters qui ont marqué le cinéma américain du début des années 1930 – par exemple Le petit César (Mervyn LeRoy, 1931) ou Scarface (Howard Hawks, 1933) –, certaines œuvres comme Le faucon maltais (John Huston, 1941) ou Tueur à gages[2] (Frank Tuttle, 1942) constituent les prémisses de ce genre, Assurance sur la mort en est incontestablement le prototype. Mais, grâce au génie de Billy Wilder, il en sera aussi – pour toujours – le chef d’œuvre. Car, dans Assurance sur la mort, il y a tout ce qui fait le film noir. Une atmosphère, d’abord, que Billy Wilder, Viennois d’origine, reprend largement à l’expressionnisme allemand. Il s’appuie notamment, pour cela, sur la magnifique photographie de John Seitz – et ses célèbres raies poussiéreuses de lumière traversant les stores. Les personnages, ensuite, avec cet homme – Walter Neff (Fred MacMurray) – sûr de maîtriser une situation qui ne cesse, tout au long du film, de lui échapper et, surtout, cette femme fatale – Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwick) –, perverse à souhait et qui provoquera la perte totale du héros. La thématique, enfin et surtout. Avec ces Américains moyens – qu’il s’agisse de Walter Neff ou de Phyllis –, perdus dans la Grande Dépression, qui ne rêvent que de céder aux sirènes de la consommation et cherchent par tous les moyens – ici, un meurtre[3] et une arnaque à l’assurance – à gagner de l’argent. D’où cette phrase prononcée par Walter Neff au tout début du film et qui résume tout ce que sera le film noir : « je l’ai fait pour l’argent, je l’ai fait pour la femme ; je n’ai pas eu l’argent, je n’ai pas eu la femme ». Oui, tout y est : la volonté de gagner de l’argent, de coucher avec la plus belle femme, l’inévitable échec et une piètre – mais bien réelle – affirmation du moi avec ce « je »[4] plusieurs fois martelé. Car, il s’agit bien de cela pour les héros de films noir : trouver une place dans la société américaine de consommation qui n’offre aucun autres rêve, idéologie ou morale que celle de la jouissance immédiate de la possession. Car, répétons-le, dans ce monde, Dieu est mort et le capitalisme américain s’apprête à triompher du nazisme[5] et on ne peut guère soupçonner Billy Wilder de sympathie envers le communisme[6].
Walter Neff (Fred MacMurray) et Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwick)
Tout donc, dans Assurance sur la mort, s’organise autour de la volonté de consommation. Celle-ci est notamment sexuelle puisque la relation entre Walter Neff et Phyllis prend, immédiatement ou presque, cette nature. Mais l’on ne saurait parler – bien qu’ils emploient parfois ce mot – à son propos d’amour. Phyllis précisera ainsi, à la fin du film, qu’elle en est incapable et ne fait que se servir des hommes. Quant à Walter Neff, il ne semble guère amoureux de Phyllis – dès le départ, il s’en méfie à juste titre – qui constitue, pour lui, un fantasme[7]. Et, en la possédant, il ne fait que céder à une pulsion sexuelle d’autant plus incontrôlée qu’elle correspond aux valeurs de la société dans laquelle il vit. Coucher avec une belle femme, en effet, c’est réussir. Ce n’est donc pas, me semble-t-il, à la pulsion sexuelle qu’il ne peut résister – comme il avait tenté de le faire dans un premier temps – mais bel et bien à l’instinct de consommation. Ainsi entre ces deux amants – qui finiront logiquement par s’entretuer –, il n’y a donc aucun amour, juste du sexe et surtout une volonté de gagner de l’argent. Car, enfin, la rencontre entre Walter Neff et Phyllis, c’est celle de deux plans qui visent à réaliser ce rêve. Ainsi, Phyllis, pour épouser son riche – et, d’ailleurs, parfaitement antipathique – mari (Tom Powers) a déjà tué la première femme de celui-ci et se sert donc de Walter Neff pour récupérer l’argent de la prime d’assurance. Mais le plan de l’arnaque, c’est Walter Neff qui le monte et, s’il est – presque – parfait, c’est bien parce qu’il y songe depuis plusieurs années – comme il l’avoue lui-même. Ces deux êtres sont donc, in fine, seulement unis – du moins, avant qu’ils ne se déchirent – par cette volonté de consommation. D’ailleurs, pour mieux le souligner, Billy Wilder aura l’idée de donner pour cadre à leurs rencontres secrètes un supermarché soit le lieu le plus symbolique de la consommation reine. Ainsi, dans Assurance sur la mort, tout ou presque tourne autour de l’argent. Et la chute de Walter Neff et de sa complice sera provoquée par la volonté du patron – parfaitement stupide – de la compagnie d’assurances (Richard Gaines) pour laquelle Walter Neff travaille de ne pas débourser la somme due à Phyllis. Car, initialement, l’enquêteur de cette compagnie – et ami de Walter Neff – Barton Keyes (Edward G. Robinson[8]) ne souhaitait pas s’intéresser à l’affaire.

Ainsi l’humanité que Billy Wilder nous donne à voir dans Assurance sur la mort n’est-elle guère agréable. Si Phyllis figure l’amoralité la plus absolue, très rares sont les figures positives. On l’a dit le mari de Phyllis est totalement antipathique – et, lui aussi, obsédé par l’argent – alors que le patron de la compagnie d’assurances n’est rien d’autre qu’un imbécile – qui, lui, a le droit de jouir de fortes sommes d’argent grâce à ses origines. Quant à Walter Neff, il ira donc, pour consommer, jusqu’à commettre un meurtre et tuera une seconde fois – mais on peut guère l’accabler puisqu’il s’agit de Phyllis – à la fin du film. Seul son geste final – sauver Nino Zachetti (Byron Barr) – lui redonnera un certain crédit moral. Mais il agit ainsi alors que tout est déjà perdu pour lui ayant été blessé à mort par Phyllis. Seuls deux personnages échappent à ce jeu de massacre. La fille de monsieur Dietrichson, Lola (Jean Heater), d’abord. Elle est plutôt sympathique et Walter Neff – auquel, malgré tout, le spectateur ne peut manquer de s’identifier [9] – s’y attachera. Mais celle-ci est pourtant amoureuse d’un petit truand, Nino Zachetti, et on peut tout de même douter de sa finesse. En fait, seul Barton Keyes constitue, dans Assurance sur la mort, une certaine incarnation de la morale s’en prenant notamment à ces courtiers d’assurance qui, pour gagner un peu d’argent, sont prêts à vendre n’importe quelle police à n’importe qui. De plus, semblant se contenter d’un salaire raisonnable, il est le seul à résister aux sirènes de l’argent-roi. Mais à quel prix ! Il vit, en effet, dans une perpétuelle angoisse et ne cesse de se méfier des autres – il a ainsi préféré ne pas se marier après avoir enquêté sur sa fiancée… – commettant sa seule erreur quand il baisse, un instant, sa garde renonçant à faire surveiller son ami Walter Neff[10]. Dans Assurance sur la mort, la voie de la morale semble donc bien étroite et l’emprunter implique de renoncer à avoir une vie propre. Aussi, peut-on comprendre – sinon accepter – le comportement de Walter Neff.
Walter Neff, Phyllis Dietrichson et Barton Keyes (Edward G. Robinson)
Triste monde, donc, que celui des Etats-Unis de la fin des années trente – ou du début des années quarante et, plus largement, de tout le XXe siècle – tel que nous le présente ce chef d’oeuvre qu’est Assurance sur la mort. Et l’on ne peut, pour conclure, s’empêcher de faire le parallèle avec l’œuvre ultérieure de Billy Wilder. Celui-ci, quand il met en scène Assurance sur la mort, a certes un long passé de scénariste (notamment pour son maître Ernst Lubitsch) derrière lui, mais il ne réalise alors que son quatrième film. La suite, si elle est marquée par un autre immense chef d’œuvre, Boulevard du crépuscule (1950) – un film miraculeux qui met à nu le système hollywoodien – est toutefois moins brillante. Certes, tout au long de sa carrière, Billy Wilder se montrera un excellent réalisateur, signera plusieurs grands films et saura mettre en scène – notamment dans Boulevard du crépuscule mais aussi, par exemple dans le très bon Témoin à charge (1958) – le thème important du refus de vieillir, celui-ci étant absent d’Assurance sur la mort[11]. Mais, à partir de la fin des années cinquante, il se contentera de réaliser des comédies grand public qui lui rapportent beaucoup d’argent. Certaines, certes, seront excellentes – Certains l’aiment chaud (1959), La vie privée de Sherlock Holmes (1970) – mais beaucoup d’autres – Un, deux, trois (1961), Embrasse-moi, idiot (1964) ou Avanti ! (1972) – n’échapperont pas – malgré de réelles qualités – à une certaine répétition. Ainsi, ce si grand talent renoncera partiellement à son ambition artistique pour se contenter d’une certaine facilité. On ne peut que le regretter même si Assurance sur la mort et Boulevard du crépuscule suffisent amplement à lui assurer sa place parmi les monstres sacrés du cinéma.

Antoine Rensonnet (Ran)
[1] En fait, il y a plusieurs sous-époques dans le film noir. Et, après les années 1950 – donc après la fin de l’âge d’or hollywoodien –, bien des films rendront hommage au film noir. Citons, par exemple, Hot Spot (Dennis Hopper, 1990) et The Barber (Joel Coen, 2001).
[2] Ce dernier inspirera d’ailleurs Le samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967) et Ghost Dog (Jim Jarmusch, 1999).
[3] Un meurtre qui, en fait, ne sera ni le premier, ni le dernier.
[4] L’idée que le film expose, en fait, la relation de l’affaire Dietrichson par le héros, dans une sorte de « confession » (il précise qu’il déteste ce mot) est donc excellente. Cela lui permet d’affirmer son moi et, donc, dans son échec, de trouver une certaine satisfaction.
[5] Le film a été réalisé en 1944 à un moment où la victoire américaine est presque certaine mais il se déroule en 1938 soit une époque où la crise économique est plus forte. Néanmoins, de manière générale, les films noir se déroulent à des époques contemporaines de leur réalisation et leur thématique principale reste, comme dans Assurance sur la mort, cette volonté de consommer – donc de s’en sortir – qui touche l’ensemble de la société américaine. Même si le contexte est fort différent, le film noir est donc, pour moi, le pendant du courant néoréaliste italien. Et Akira Kurosawa, dans Chien enragé (1949) aura le génie de faire la synthèse entre ces deux genres.
[6] Dans Un, deux, trois, il exposera son point de vue sur le communisme. Moins haineux que la plupart des Américains à l’égard de celui-ci, il le considérera – avec un regard amusé et, pourtant, prophétique – comme une vaste escroquerie car il nie l’égoïsme fondamental de l’être humain.
[7] Celui-ci s’incarnant de manière fétichiste à travers la chaînette que Phyllis porte autour de sa cheville lors de leur première rencontre.
[8] Celui-ci était l’interprète du Petit César cité plus haut. Cela permet donc d’insérer plus encore Assurance sur la mort – et le film noir – dans la filiation du film de gangsters.
[9] C’est d’ailleurs décisif pour la réussite du film. La voix off – que contrôle Walter Neff – joue ainsi un rôle très important comme, par exemple, dans Orange mécanique (Stanley Kubrick, 1971).
[10] On notera que l’affection entre les deux est tout à fait réciproque
[11] Mais il s’agit là encore de la volonté d’exister à travers des valeurs imposées par la société. On n’est donc pas si loin d’Assurance sur la mort.
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