Autour de Fritz Lang et des Nibelungen : Le paradoxe Fritz Lang
I - Le paradoxe Fritz Lang
Il existe un paradoxe concernant Fritz Lang. Certes, plus personne ne remet en cause son appartenance aux monstres sacrés du cinéma[1] ; M le maudit (1931) compte parmi les plus grandes références du septième art et toutes les périodes du cinéaste viennois, qu’il s’agisse des allemandes ou de l’américaine[2], de la muette ou de la parlante sont considérées comme importantes. En fait, le malaise réside dans son rapport au nazisme.
Fritz Lang (1890
-1976)
Pour ses détracteurs, tout est simple. Fritz Lang – qui a tué sa première femme en 1920 – a été, dans les années 1920, un homme très proche de l’extrême droite ultranationaliste comme le montrent son appartenance à un syndicat de réalisateurs lié au parti nazi et surtout ses films notamment Les Nibelungen (1924), Metropolis (1926) et M le maudit, ce dernier – très admiré par Adolf Hitler – faisant l’apologie d’une contre-société qui sape les institutions officielles d’une République de Weimar sur le point de s’écrouler. Quant à son départ d’Allemagne en 1933, il ne s’agit pas d’un acte politique – Fritz Lang aurait été très tenté de devenir un cinéaste officiel du nouveau régime nazi – mais il a été, au contraire, motivé par des considérations pécuniaires, assuré qu’il était alors de pouvoir faire fortune aux Etats-Unis[3]. Pour ses thuriféraires, la vérité est toute autre. Fritz Lang – qui n’a pas tué sa première femme – était sans doute un homme de droite dans les années 1920 mais il n’est en rien responsable du contenu politique de ses films à cette époque. Celui-ci est dû à Thea von Harbou, sa seconde épouse et scénariste, dont nul ne peut remettre en cause les accointances avec le parti nazi dont elle fut rapidement membre et qu’elle soutint tout au long de son existence. La prise de conscience de Fritz Lang intervient avec M le maudit qui montre son aversion pour la justice populaire et le lynchage quand bien même il concernerait un pédophile et meurtrier d’enfants. Et le réalisateur quitte rapidement l’Allemagne à l’avènement du nazisme sans avoir aucune assurance concernant son avenir. Par la suite, il évoluera plutôt vers la gauche comme le montreront ses films américains.

Métropolis
Si – et je laisse, en partie, parler mon immense admiration pour Fritz Lang –, je suis beaucoup plus proche de cette seconde version, ma position est toutefois légèrement différente. Je ne prétends certes pas à l’objectivité – comment pourrais-je l’être dès lors qu’il s’agit de Fritz Lang ? – mais je pense que Lang – dont j’ignore s’il a, ou non, tué sa femme[4] –, dans les années 1920, est, comme la très grande majorité des Allemands humiliés par le « Diktat » de Versailles, sujet à une passion nationaliste parfois virulente. Mais il est vrai que, s’il participe au scénario de ses films (scénariste fut d’ailleurs son premier métier dans le cinéma), il est avant tout passionné par la mise en scène ce qui est somme toute assez logique de la part d’un homme dont la formation est celle d’un architecte et d’un peintre. Il y exprime une tendance à créer d’immenses plans larges dans lesquels se manifeste un goût pour la symétrie et le monumental[5]. Il cherche donc alors, par l’image – plus d’ailleurs que par le montage, Lang ne cherchant jamais (et ce toute sa carrière durant) à impressionner par des raccords spectaculaires – à édifier le spectateur. Quant au discours politique, il ne s’y intéresse sans doute guère – ce qui doit être porté à son débit – en en laissant sans doute la charge[6] à Thea von Harbou. Ainsi la si controversée conclusion de Metropolis[7] – la main et le cerveau qui doivent communiquer par le cœur c’est-à-dire une complète alliance entre le patronat et les ouvriers – ne lui appartient sans doute pas[8]. Quant à M le maudit, si l’on peut en tirer des analyses si opposées – qui sont toutes justifiées – cela s’explique pour moi par la tension qui habite Fritz Lang à cette époque et qui d’ailleurs fonde le génie du film[9]. Le cinéaste est ainsi en pleine remise en cause personnelle. Celle-ci est double. Artistique, d’une part. L’arrivée du parlant lui impose de se poser différemment la question du discours et il en tire la conclusion qu’il ne peut désormais laisser celui-ci lui échapper[10]. Politique, d’autre part. Face à la montée du nazisme ou plus probablement face au délitement de la République de Weimar, son opinion évolue. Il n’est sans doute pas encore cet homme de gauche modéré qu’il deviendra par la suite mais déjà ce en quoi il croyait auparavant – il ne tardera d’ailleurs pas à rompre (même si des raisons d’ordre sentimentales sont aussi en cause) avec Thea von Harbou – commence à lui poser problème. Ainsi, s’il ne sait sans doute absolument pas lui-même ce qu’il pense réellement quand il tourne M le maudit, son état de confusion répond à celui qui s’est emparé de son pays – même si les deux élans pousseront, in fine, dans des sens diamétralement opposés – et il l’exprime, dans son art, mieux que personne ne le fera jamais. Cela donne donc un chef d’œuvre – qui sera, pour des raisons identiques, immédiatement suivi d’un autre, Le testament du Docteur Mabuse (1933)[11] – et poussera, bien qu’il connaîtra sans doute un vrai temps d’hésitation à quitter – mais non fuir – l’Allemagne peu après l’arrivée des nazis au pouvoir.
M le Maudit
S’il a déjà été approché à l’époque par le cinéma américain – et notamment le producteur (et futur – grand – réalisateur Joseph L. Mankiewicz), il n’a pas encore de contrat assuré avec Hollywood et devra attendre trois ans – qu’il passera en partie en France – pour signer son premier film américain, Furie (1936). Celui-ci est un nouveau chef d’œuvre et donne le coup d’envoi d’une trilogie dite sociale – avec J’ai le droit de vivre (1937) et Casier judiciaire (1938) – qui montre clairement l’évolution politique du réalisateur. En même temps, Furie revient sur le thème du lynchage et est, à bien des égards, proche de M le maudit. Par la suite, Fritz Lang signera des films antinazis (Chasse à l’homme en 1941 ; Les bourreaux meurent aussi en 1943 ; Espions sur la Tamise en 1944 ; Cape et poignard en 1946) parmi les plus brillants de tous ceux produits par Hollywood et rien ne reviendra remettre en cause son appartenance au camp des libéraux[12] – c’est-à-dire des hommes de gauche au sens américain du terme.
Spencer Tracy dans Furie
L’homme a-t-il pour autant radicalement changé ? Cela me semble donc vrai mais en partie seulement. En fait, dès ses premiers films – c’est-à-dire dans sa période allemande, muette, nationaliste et apolitique –, Fritz Lang développe des thématiques et une vision (pessimiste) de l’humanité qui parcourront toute son œuvre. C’est le cas dans Docteur Mabuse, le joueur (1922) mais surtout dans Les Nibelungen notamment dans sa seconde partie, La vengeance de Kriemhild. Et, c’est sur ce dernier film que j’ai choisi de m’appuyer pour développer mon propos sur l’œuvre de Fritz Lang.

Ran
La suite : Pourquoi choisir les Nibelungen ?
[1] Et, personnellement, je le place au tout premier rang de ceux-ci.
[2] Et son film français, Liliom (1934) ? Quoique de grande qualité, on l’oublie souvent mais passons…
[3] On sait que le journaliste Patrick McGilligan a, dans son ouvrage Fritz Lang, the nature of the beast (1997 ; non traduit en français), démonté la jolie fable concernant le départ de Fritz Lang d’Allemagne. Celui-ci prétendait – il l’a raconté de très nombreuses fois à la fin de sa vie et Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963), dans lequel Fritz Lang joue son propre rôle, évoque cette histoire – avoir quitté son pays en une journée après avoir rencontré Joseph Goebbels qui lui proposait de créer le cinéma nazi et à l’issue d’aventures abracadabrantes. En étudiant le journal de Goebbels et surtout le passeport de Fritz Lang, McGilligan montre qu’il n’y a jamais eu de rencontre entre l’auteur de M le maudit et le chef de la propagande du IIIe Reich et que Fritz Lang a organisé son départ d’Allemagne en plusieurs mois. Si je ne peux que saluer le remarquable travail d’historien mené par Patrick McGilligan, je n’ai pas une grande sympathie pour ses grandes biographies de cinéastes faites par des journalistes américains – dont la plus célèbre reste celle de Donald Spoto sur Alfred Hitchcock (Alfred Hitchcock, the dark side of a genius) – qui n’ont pour vocation que de détruire des mythes et n’apportent rien – ou si peu – en matière d’analyse filmique. Quant à la version du départ de Fritz Lang de son départ d’Allemagne, sans excuser son mensonge – et surtout l’exploitation qu’il en a faite – elle me semble être la contraction, en forme de scénario de cinéma, de la vérité (ou, du moins, de ce qu’il imagine qu’elle est). Ainsi, s’il n’a pas rencontré Goebbels, on sait qu’il a bien été approché par des responsables nazis, ceux-ci lui offrant un poste important dans le nouveau cinéma allemand. De même, il a bel et bien – même si ce ne fut pas en une journée – quitté rapidement l’Allemagne. Aussi, je ne puis que conseiller d’écouter Fritz Lang raconter, avec son bel accent viennois, cette histoire – en gardant à l’esprit qu’elle est fausse et en imaginant Fritz Lang en train de la réaliser – dans un français un peu précieux.
[4] Dans cette affaire trouble, nul n’est en mesure d’affirmer quoique ce soit. Et Fritz Lang étant à l’époque relativement méconnu, il y a fort peu de chances pour qu’on retrouve un jour de quelconques archives permettant d’accéder à de nouveaux éléments sur ce fait divers.
[5] Que le cinéma nazi – et Leni Riefenstahl tout particulièrement – se soit inspiré de cette manière de filmer de Fritz Lang – qui l’abandonnera très largement à l’heure du parlant – est une évidence. Mais de cela, Fritz Lang ne peut être tenu pour responsable. On remarquera également que son contemporain Sergueï Mikhailovitch Eisenstein ou, plus tard, Stanley Kubrick manifesteront des goûts semblables…
[6] Sans que l’on puisse d’ailleurs savoir si Lang est en complète adhésion avec son épouse, s’il s’en moque ou s’il ne s’en rend pas compte.
[7] Notons que l’idéologie qui est ici développée n’est pas nazie, ni même réellement fasciste mais se rapproche plutôt de celles que développeront les dictatures corporatistes (comme l’Autriche de Dollfuss) à la fin des années vingt et au début des années trente.
[8] Fritz Lang dira plus tard qu’il était en complet désaccord avec ce propos lorsqu’il tourna ce film. Mais on sait – on l’a vu plus haut – que l’homme n’en est pas à un mensonge près…
[9] L’autre exemple d’un cinéaste réalisant un film alors qu’il est dans un état de confusion – par rapport à ses croyances personnelles et à l’état du monde qui l’entoure – tel qu’il se répercute dans son œuvre ce qui la rend extraordinaire est, bien sûr, Jean Renoir avec La règle du jeu (1939).
[10] Pour comprendre Fritz Lang, il faut, en effet tenir compte du côté démiurge de celui-ci.
[11] Ce dernier film sera d’ailleurs plus ou moins interdit par le régime nazi.
[12] En fait, en 1948, Fritz Lang soutiendra même un candidat situé à la gauche du démocrate – et président réélu – Harry Truman. Par contre, il ne sera jamais communiste – comme le montre notamment sa collaboration tendue avec Berthold Brecht sur Les bourreaux meurent aussi dans lequel, symboliquement, une scène dans laquelle le peuple de Prague est censé, pour Brecht, remettre dans le droit chemin l’héroïne (Anna Lee) se transforme, filmée par Lang, en pré-lynchage. Par ailleurs, l’idée que Lang aurait été sérieusement inquiété par le maccarthysme relève du mythe – encore – inventé par le réalisateur. Quant à l’évolution finale de Fritz Lang – que je qualifie de métapolitique –, j’y reviendrai en conclusion de cette série.
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