Blade Runner, entre science-fiction et film noir : 1) Historique, thématiques
Chef d’œuvre de la science-fiction à la trajectoire quelque peu tortueuse, Blade Runner remobilise très efficacement certains des thèmes classiques du genre. Mais il vaut surtout par son esthétique extraordinaire qui, entre imagerie futuriste et réminiscence du film noir, aboutit à la véritable création d’un monde propre.
Blade Runner (Ridley Scott, 1982) : entre science-fiction et film noir
1) Historique, thématiques
« Dommage qu’elle doive mourir mais c’est notre lot à tous ! » | |
Phrase prononcée par le Blade Runner Gaff (Edward James Olmos) à l’intention de son homologue – à qui il vient de redonner un revolver – Rick Deckard (Harrison Ford) dans l’avant-dernière séquence de Blade Runner à propos de la réplicante Rachel (Sean Young) ; on réentendra cette phrase en voix off lors de la dernière séquence du film. |
Ridley Scott (né en 1937)
Curieuse carrière que celle de Ridley Scott. Celle-ci démarre véritablement en beauté avec un premier film, Les Duellistes (1977), remarqué au festival de Cannes (il y obtient le premier prix de la première œuvre) qui permet au réalisateur britannique de gagner les Etats-Unis pour y signer un premier film de science-fiction qui obtient reconnaissance critique et grand succès populaire, Alien, le huitième passager (1979)[1]. Aussi apparaît-il à l’orée des années 1980 comme l’un des réalisateurs les plus doués de sa génération et Scott va immédiatement confirmer tout son talent en réalisant un nouveau film de science-fiction, auquel ce texte sera donc consacré, Blade Runner en 1982. Malgré les coupes et remontages imposés par la production – j’y reviendrai un peu plus loin –, le film s’impose immédiatement comme l’une des très grandes références du genre. Pourtant dès son film suivant, Legend (1984), Ridley Scott subit un premier échec tant public que critique. Sans doute ne s’en remettra-t-il jamais complètement et, dès lors, sa filmographie sera marquée par une succession quasi-ininterrompue de hauts et de bas et ce tant en ce qui concerne la critique (qui lui reprochera toujours – et à juste titre – un certain goût de la pompe) qu’avec un public qui boudera certains de ses films pourtant à grand spectacle (1492 : Christophe Colomb en 1992). Néanmoins, il faut noter que le succès finira toujours, après un temps plus ou moins long, par lui revenir (notamment avec le péplum – correct mais sans génie – Gladiator en 2000) et que le réalisateur signera plusieurs très bons films après Blade Runner (signalons notamment l’étrange road-movie féministe Thelma et Louise en 1991 ou le biopic du criminel Frank Lucas – incarné par Denzel Washington –, American Gangster en 2007). Il commettra également quelques œuvres indignes (par exemple G.I. Jane en 1997) mais la plupart de ses films seront de très agréables produits de consommation courante destinés à être vite oubliés une fois vus comme l’ont montré ses deux derniers opus en date, Mensonges d’Etat (2008) et Robin des Bois (2010). On peut donc, tout en reconnaissant les qualités (notamment le sens du spectacle), considérer que la carrière de Ridley Scott s’est, eu égard aux qualités dont il faisait montre à ses débuts, avérée non pas un échec mais à tout le moins relativement décevante. Mais peu importe avec Alien, le huitième passager et, plus encore, Blade Runner, une place assez importante dans l’histoire de son art – tout particulièrement en ce qui concerne la science-fiction – lui est tout de même réservée et il est tout-à-fait intéressant de se plonger un peu plus largement dans ce Blade Runner qui, sauf énorme surprise, restera donc comme le chef d’œuvre de son auteur.
Rick Deckard (Harrison Ford)
Le film aussi eut une trajectoire un peu surprenante. On l’a dit plus haut, initialement il ne correspondait pas exactement à ce que souhaitait Ridley Scott. En fait, il existe une bonne demi-douzaine de versions connues et différentes du film entre celles sorties dans quelques cinémas américains avant la sortie nationale, celle finalement diffusée à travers le monde (sortie le 25 juin 1982 aux Etats-Unis et le 15 septembre de la même année en France) – que l’on qualifiera de version « cinéma » – puis une version dite « Director’s Cut » datant de 1992 et l’ultime connue à ce jour sous le nom de « Final Cut » sortie en 2007. Il s’avéra que les producteurs étaient peu satisfaits des premières réactions autour de Blade Runner jugeant notamment le héros (Harrison Ford, dans le rôle de Rick Deckard, qui était devenu une star avec les personnages de Han Solo dans les deux premiers épisodes de Star Wars – La Guerre des étoiles[2] de George Lucas en 1977 et L’Empire contre-attaque d’Irvin Kershner en 1980 – et d’Indiana Jones dans Les Aventuriers de L’Arche perdue de Steven Spielberg en 1981) trop négatif et la fin du film trop triste. Aussi imposèrent-ils un nouveau montage, sans l’accord de Ridley Scott, avec une fin – réalisée grâce à des chutes de Shining (Stanley Kubrick, 1980)[3] – lors de laquelle Deckard peut s’enfuir et quitter Los Angeles avec la réplicante (c’est-à-dire un androïde à l’apparence parfaitement humaine et dotée de sentiments) Rachel (Sean Young). Les modifications progressivement apportées par Ridley Scott jusqu’à la version Final Cut de 2007 sont, outre moult petits détails, de deux ordres. D’une part, alors que rien ou presque ne laissait suggérer initialement, il fait du Blade Runner (c’est-à-dire chasseur de réplicant) Deckard un réplicant – même si cela n’est pas explicite – comme le montre notamment son rêve dans lequel apparaît une licorne[4] et dont un autre Blade Runner, Gaff (Edward James Olmos) a connaissance puisqu’il dépose régulièrement des origamis en forme de licorne sur le passage de Deckard. Autant le dire, cela n’apporte pas grand-chose de plus au film. Par contre, la nouvelle fin est sans conteste meilleure. Rachel et Deckard quittent Los Angeles – mais sans qu’on le voit ce qui implique qu’on ne sorte pas du monde clos de Blade Runner – et on les sait traqués puisque Gaff a déposé une de ses licornes sur leur passage. On n’en saura pas plus et le film se conclut sur une fin ouverte et non un inutile happy end. Ceci étant, au-delà des controverses sur la meilleure des versions existantes du film, un fait s’impose : la qualité était présente dès le départ et elle demeure, Blade Runner ne s’étant ni franchement dégradé, ni extraordinairement amélioré au fil de ses divers remontages.
Rachel (Sean Young)
A l’évidence, Blade Runner – inspiré d’une nouvelle de Philip K. Dick, Do Androids Dream of Electric Sheep ? (1966) – est un film de science-fiction classique. On l’a dit ses personnages principaux (que Deckard soit ou non au nombre d’entre eux) sont donc des réplicants c’est-à-dire des robots extrêmement évolués dotés d’une apparence humaine et qui développent, ce qui, dans certains cas, n’était pas initialement prévu, des sentiments identiques à ceux des humains. Dès lors, c’est un enjeu classique qui s’impose : ceux-ci sont-ils ou non les égaux des humains notamment en matière de droits ce qui est posé dès le carton introductif qui explique l’intrigue – quatre réplicants (Roy Batty – Rutger Hauer –, Pris – Darryl Hanna –, Léon – Brion James – et Zhora – Joanna Cassidy) qui s’occupaient de tâches trop difficiles pour les humains (notamment l’exploration spatiale) se sont mutinés et ont rejoint la terre ; la police spéciale des Blade Runners est donc chargée de les éliminer – et précise largement leur statut : « It [l’élimination des réplicants] was not called execution ; it was called retirement ». Les réplicants sont donc de par leur force des surhommes mais, de par leur rang social, ravalés au rang d’esclaves ou de bêtes. En outre, ceux-ci ne sont dotés que de quatre ans de vie et c’est ce qui justifie leur retour sur terre car ils espèrent que leur créateur – et on retrouve là le thème du supercréateur doublé de celui la superindustrie puisqu’il dirige la Tyrell Corporation –, le professeur Tyrell (Joe Turkel), puisse allonger ce délai. Blade Runner creuse donc largement ces thèmes de l’humanisation notamment lorsque Pris affirme : « Je pense donc je suis »[5] ou encore quand Deckard impose à Rachel avant qu’ils ne fassent l’amour que celle-ci prononce les deux phrases suivantes : « Je t’aime » et « J’ai envie de toi ». Ici réapparaît – certes traitée de manière moins fascinante mais toutefois très intéressante – l’idée présente dans Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (Jean-Luc Godard, 1965) de l’éveil sensuel d’une jeune femme (avec la nécessité d’exprimer oralement son amour et/ou son désir) ce qui achève de l’humaniser. De plus, les réplicants reviennent largement sur leur peur d’être toujours une proie et leur désir d’une vie normale longue d’où l’interpellation de Léon – « Pas facile de vivre dans la peur ! » – à Deckard lorsqu’il s’apprête à le tuer avant que Rachel ne l’abatte ou encore cette interpellation de Roy Batty à Deckard lorsque ceux-ci s’affrontent : « Pas très fair-play de tirer sur un adversaire désarmé ; je croyais que c’était toi le bon dans cette histoire. Allez Deckard, montre-moi de quoi tu es fait ! ». On a là l’idée d’une inversion des valeurs et le spectateur ne peut que s’interroger sur le sort dont sont victimes les réplicants (interrogations qui existent également chez le héros qui, in fine, tombe amoureux d’une réplicante). Cela ne manque pas de susciter un léger trouble chez le spectateur puisqu’il doit s’interroger sur la domination absolue dont l’homme – ou certains types d’hommes – fait montre par rapport aux autres formes de vie (fussent-t-elles dans ce cas synthétiques). Créatures hyper-évoluées qui permettent de rebondir sur un débat quasi-éternel, on est donc bien au cœur même de ce qui fait la science-fiction de qualité.
Roy Batty (Rutger Hauer)
Mais ce n’est pas tout, au-delà des quatre vrais/faux méchants que sont les réplicants pourchassés (auxquels il faut ajouter le personnage de Rachel qui a un statut différent – elle ne sait pas initialement qu’elle est une réplicante et on lui a implanté de faux souvenirs[6] – mais finira également traquée), de ses étranges personnages comme le Blade Runner Gaff qui parle un incompréhensible sabir, et de toutes ses autres créatures (car il n’y a pas que les réplicants mais également un hibou et un serpent synthétiques quasi-parfaits et l’on peut se demander si les différents animaux, qui sont nombreux, qui peuplent les rues de Los Angeles sont vrais ou faux ; de plus le généticien atteint du syndrome de Mathusalem J.-F. Sébastien – William Sanderson – vit au milieu de ses automates très perfectionnés quoiqu’ayant un côté suranné), Blade Runner atteint une dimension supérieure à celle de nombre de films de science-fiction grâce à son ou plutôt ses esthétiques puisque le film allie une imagerie de science-fiction classique à celle du film noir. Le personnage de Deckard est ainsi peut-être un réplicant mais il est surtout, avec son imperméable, son appartement miteux et surtout sa tendance à être dépassé par les événements, à l’image de ces privés – même s’il est ici en mission officielle – paumés et alcooliques qui peuplent les films noirs américains des années 1940 et 1950. Dès le début, Ridley Scott va jouer des codes de ce genre car si Deckard refuse initialement de reprendre du service, une seule phrase de son chef Bryant (M. Emmett Walsh) – « Un flic n’est plus rien quand il quitte le métier… » – lui fait comprendre (et fait comprendre au spectateur) qu’il n’a pas d’autre choix que d’accepter la mission qu’on lui confie ; cela sert énormément à définir le personnage – et le film avec. Cela permet en outre de poser la double esthétique qui perpétuellement sera à l’œuvre dans Blade Runner. Combinée à une utilisation extrêmement intéressante de l’espace, elle permet à Ridley Scott de créer un véritable monde – celui situé à Los Angeles en novembre 2019 – et c’est ce qui fait de son film un chef d’œuvre. J’y reviendrai dans le texte suivant.
Le ciel de Los Angeles
Ran
2) Esthétique(s) : la création d’un monde clos
[1] En raison de son succès, le film eut de multiples suites (sans même parler des navrants Alien vs Predator de Paul W.S. Anderson en 2004 et Aliens vs Predator : Requiem de Greg et Colin Strause en 2008) : Aliens (James Cameron, 1986), Alien3 (David Fincher, 1991) et Alien, la résurrection (Jean-Pierre Jeunet, 1997). Bien que certains aient de réelles qualités (notamment celui de David Fincher), tous ces films sont très inférieurs à l’original. Aujourd’hui, on annonce – à tort ou à raison – un Alien Prequel réalisé par Ridley Scott pour 2011.
[2] Aujourd’hui renommé « Un nouvel espoir ».
[3] C’est dire qu’esthétiquement ceux-ci sont réussis…
[4] Ce plan n’est pas le plus réussi de Blade Runner. On y retrouve le goût pour la pompe de Ridley Scott qui semble d’ailleurs particulièrement s’exprimer lorsqu’il est question de licornes (dans le monde de Legend, l’équilibre est apporté par un couple de licornes) ou de chevaux (voir le récent Robin des Bois)…
[5] Et le nom de Rick Deckard est une référence à Henri Descartes.
[6] Deckard est donc peut-être dans le même cas.
Commenter cet article