Blade Runner, entre science-fiction et film noir : 2) Esthétique(s)
Chef d’œuvre de la science-fiction à la trajectoire quelque peu tortueuse, Blade Runner remobilise très efficacement certains des thèmes classiques du genre. Mais il vaut surtout par son esthétique extraordinaire qui, entre imagerie futuriste et réminiscence du film noir, aboutit à la véritable création d’un monde propre.
Blade Runner (Ridley Scott, 1982) : entre science-fiction et film noir
2) Esthétique(s) : la création d’un monde clos
« Je travaillerai pas dans ce bouge si j’avais les moyens de me payer un vrai serpent » | |
Phrase prononcée par la réplicante Zhora (Joanna Cassidy) qui, avec un parfait serpent synthétique, fait un numéro de danse érotique dans le club de Taffy Lewis (Hy Pike). |
L’œil au début de Blade Runner
On l’a dit dans le précédent texte consacré à ce film, Ridley Scott tourne avec Blade Runner (1982) un film qui mobilise scénario et thématiques de la plus pure science-fiction mais son œuvre est également un policier (ou un thriller) avec l’enquête et la chasse aux réplicants menée par le héros Rick Deckard (Harrison Ford). Plus encore, il s’approche même du film noir de l’âge d’or américain notamment avec ce personnage qu’il serait plus juste de qualifier d’antihéros. En effet, le Blade Runner Deckard est un policier solitaire et alcoolique. Durant le film, il apparaîtra très souvent en position de faiblesse. D’une part, parce qu’il doit reprendre son ancien travail à contrecœur mais aussi et surtout, d’autre part, parce qu’il sera successivement dominé par les quatre réplicants qu’il doit « retirer ». Dans deux cas, il ne pourra s’en défaire que parce qu’il dispose d’une arme au contraire de ses assaillants – qui sont d’ailleurs les deux réplicantes Zhora (Joanna Cassidy) et Pris (Darryl Hannah). Contre Léon (Brion James), il n’est sauvé que parce que Rachel (Sean Young) tue son adversaire d’une balle dans le dos. Enfin, vaincu par Roy Batty (Rutger Hauer), il ne doit son salut qu’au fait que celui décide de se laisser mourir. Sans que l’on puisse véritablement parler de lâcheté de la part de Deckard, force est de reconnaître que celui-ci, qui de chasseur devient souvent traqué, a rarement le beau rôle[1] même s’il tend à provoquer de la sympathie chez le spectateur. Pour des raisons connexes, les réplicants pourchassés suscitent, eux, une certaine empathie et cela ne manque pas de faire penser à certains protagonistes de films noirs victimes d’un destin contraire (songeons, par exemple, aux héros de Quand la ville dort de John Huston en 1950). Certes, ils sont censés être mauvais – et comme le dira Roy Batty juste avant de tuer son créateur le professeur Tyrell (Joe Turkel), il lui est bien arrivé de « faire des choses très contestables » – mais ils apparaissent avant tout comme des androïdes dotés de sentiments et ils n’ont dès lors guère d’autre choix que de se défendre par certains moyens illégaux afin de partager la vie des hommes dits « normaux ». On retrouve là, sous un jour quelque peu différent, l’idée propre au film noir d’êtres vivants en marge et voulant obtenir une part du rêve américain et s’intégrer à la société de consommation.
Dans le ciel de Los Angeles
Cette appartenance de Blade Runner, de par les thèmes retenus, à deux genres a priori forts différents est relayée par l’utilisation de différentes esthétiques appropriées. Tout d’abord, Ridley Scott utilise une imagerie habituelle de la science-fiction. Dès après le carton d’introduction (qui suit immédiatement le générique) qui a clairement posé Blade Runner comme un film de science-fiction, on entre dans une ville futuriste – l’effet est souligné par un œil qui semble regarder, un peu effrayé, ce spectacle –, celle de Los Angeles (et un intertitre précise que nous sommes en novembre 2019). On voit alors du haut d’un ciel sombre (à cause d’un accroissement de la pollution ?) une cité gigantesque dont se dégagent certains bâtiments notamment de très grandes cheminée mais surtout le siège de la Tyrell Corporation dont progressivement l’on se rapproche. Il s’agit là d’une sorte d’immense palais dotée d’une architecture ultra-futuriste (du moins telle que l’on pouvait l’imaginer au début des années 1980) avec une forme très géométrique[2] qui dessine une masse noire trouée par de nombreuses lumières et parcourue par une multitude d’ascenseurs qui soulignent ses dimensions imposantes. Après ce prologue, le reste est à l’avenant puisque dans le ciel de Los Angeles, on ne cesse de voir des publicités géantes (dont certaines sont portées par des vaisseaux). De plus, alors que de nombreux plans (parfois seulement de coupe) nous feront traverser le ciel, différents objets traditionnels de la science-fiction sont présents tels que des voitures volantes (mais tous n’en disposent pas[3] ; Gaff – Edward James Olmos – en a une, pas Deckard[4]), des écrans (ils sont omniprésents et une scène montre Deckard commandant vocalement à l’un deux pour identifier un détail sur une photographie) et bien sûr toutes ces robots et autres créatures de synthèse (et il ne s’agit pas là seulement des réplicants) qui encombrent les rues grouillantes de la ville.
Rick Deckard (Harrison Ford) et Rachel (Sean Young)
Ainsi Ridley Scott crée-t-il un véritable monde de science-fiction et on remarquera que celui-ci est totalement urbain. Cela lui permet donc d’y adjoindre une deuxième esthétique qui est celle, classique, du film noir que Blade Runner remobilise très largement[5] en concordance, donc, avec son scénario. Cela est évident dès la première séquence. Alors qu’un voyage à travers le ciel a amené le spectateur jusqu’au seuil de la Tyrell Corporation, l’entrée dans le bâtiment se fait au travers d’une scène qui introduit la dimension policière du film. On y voit ainsi le Blade Runner Holden[6] (Morgan Paull) faire passer le test de Voight-Kampff à Léon afin de déterminer s’il s’agit d’un réplicant. Tout rappelle alors le film noir : la salle mal éclairée, le ventilateur ou encore la fumée qui s’échappe de la cigarette du policier au point de former une nappe épaisse. Science-fiction et film noir ont donc convergé au bout de quelques minutes et cela ne cessera plus tout au long des quelques deux heures de Blade Runner. On retrouvera ainsi cette réminiscence du film noir lors du second test de Voight-Kampff (et l’on notera que celui-ci ne peut s’effectuer que dans la pénombre) que montre le film. Il est mené par Deckard sur Rachel et celle-ci, réclamant de fumer, fait inévitablement penser aux stars hollywoodiennes des années 1950. En outre, le Los Angeles créé par Ridley Scott est – notamment lorsque l’on se trouve au sol – une ville glauque et sale comme le montrent toutes les traversées de rues et notamment la séquence lors de laquelle Pris, qui se cache dans les poubelles, rencontre J.F. Sébastien (William Sanderson) devant son immeuble, le Bradbury[7]. Les appartements (celui de Deckard en tout premier lieu) sont souvent miteux, l’alcool omniprésent et le monde apparaît interlope, en particulier avec ses bars louches comme celui de Taffy Lewis (Hy Pike) – dans lequel Deckard tente d’inviter Rachel et où il retrouve Zhora qui y travaille. Mais c’est bien sûr en jouant de la lumière – qui, logiquement, flirtera souvent avec l’expressionnisme – que Ridley Scott imposera définitivement une esthétique de film noir. Ainsi, alors que l’on sait que le ciel de Los Angeles est, même la nuit, en permanence éclairé par ses voitures volantes et autres vaisseaux publicitaires, les fenêtres de l’appartement de Rick Deckard sont couvertes par des persiennes. Aussi la lumière peut-elle y entrer par raies diffus ce qui, d’une part, renforce l’intimisme des scènes dans lesquelles il est avec Rachel et, d’autre part, rappelle alors cette matrice absolue du film noir – avec la célèbre photographie de John Seitz – qu’est Assurance sur la mort (Billy Wilder, 1944). Même s’il ne s’agit plus de persiennes mais de multiples trous par lesquels peut filtrer la lumière extérieure, on retrouvera ce jeu avec les éclairages dans la très longue avant-dernière séquence lors de laquelle Deckard affronte Pris puis Roy Batty dans le gigantesque appartement de J.F. Sébastien. Dans ce cas, l’effet – réussi – permet de faire monter la tension.
Pris (Darryl Hannah), J.F. Sébastien (William Sanderson) et un automate
Enfin, il faut noter que Ridley Scott greffe une troisième tendance esthétique à son film qui est celle d’un certain baroquisme. Celle-ci, si elle ne participe pas directement de l’intégration du film à un genre, participe indéniablement de la création de ce monde si particulier qu’est celui de Blade Runner – et montre à quel point Scott se veut alors démiurge. On la retrouve à l’œuvre à la fois dans les rues surpeuplées et bruyantes (toutes les langues semblent y être parlées) de Los Angeles qui sont, on l’a dit, traversées par nombre de créatures étranges – dont énormément d’animaux plus ou moins exotiques – qui se fondent dans la masse humaine. Ainsi les différents quartiers – par exemple, celui de Chinatown – que le film montre (et qui, tous, semblent appartenir aux bas-fonds de la ville) sont-ils toujours surchargés par de nombreux éléments mobiles ou statiques et quand Zhora s’écroule (avec force ralentis – ce n’est sans doute pas là la meilleure idée du film…) sous les balles de Deckard, elle le fait à travers des vitres renversant nombre de mannequins. Le baroquisme est également présent dans les intérieurs notamment ceux de la Tyrell Corporation. Non pas dans la salle dans laquelle a lieu l’interrogatoire de Léon mais dans celle, principale, où Deckard rencontre Rachel et le professeur Tyrell ; elle est, en effet, immense et décorée par de grandes colonnades. Quant à la chambre du professeur Tyrell, elle est illuminée par de grandes bougies. Mais c’est bien sûr l’appartement de J.F.Sébastien qui confirme le mieux ce tropisme. Il vit dans un grand immeuble au milieu de ses automates. L’impression d’un monde bizarre et baroque – et d’ailleurs presque autonome car le personnage, condamné à la solitude, s’est construit son propre univers – est à son comble. Elle sera encore renforcée lorsque une Pris surmaquillée se fondra au milieu des automates lorsque Deckard investira les lieux.
Gaff (Edward James Olmos) et Rick Deckard dans les rues de Los Angeles
Ainsi Blade Runner, au-delà de ses multiples autres qualités, vaut-il avant tout pour le monde fascinant qui y est créé et constitue-t-il un véritable choc esthétique. Mais si l’articulation entre les différentes tendances formelles fonctionne si parfaitement dans le film, ce n’est pas – même si cela joue un rôle non négligeable – grâce au scénario et aux thématiques qui combinent allègrement, on l’a vu, science-fiction et film noir mais bien parce que Ridley Scott fait une utilisation extrêmement intelligente de l’espace qu’il a créé. D’une part, celui-ci est divisé ou compartimenté en trois types de zones ce qui permet ladite articulation ; on doit ainsi distinguer le ciel, les extérieurs situés au sol et les intérieurs. Dès le début, on l’a vu, fusionnent science-fiction et film noir avec l’arrivée vers le siège de la Tyrell Corporation suivie du test subi par Léon. En simplifiant quelque peu, on pourrait ainsi dire que le ciel est le domaine de la pure science-fiction (d’où l’importance des plans dits de coupe) alors que les intérieurs constitueraient le domaine réservé au film noir. Mais il ne faut pas pour autant négliger le rôle joué par les rues dans Blade Runner. En effet, les deux genres précités y fusionnent largement mais surtout avec leur encombrement permanent et leur étroitesse, elles donnent une impression – très largement renforcée par l’omniprésence de la pluie (ou de la neige) – d’enfermement, voire d’étouffement. Cela joue un rôle décisif car les rues, pleines d’interstices, permettent de se cacher. Ainsi, après que Deckard a tué Zhora, et alors que la rue est pleine de policiers, personne ne remarque ni Rachel, ni Léon qui sont pourtant des fugitifs. Cela renforce, d’autre part, l’impression paradoxale que le monde de Blade Runner est clos sur lui-même et limité à la seule ville de Los Angeles. Là est sans doute le coup de génie de Ridley Scott qui dans un film de science-fiction qui ne cesse d’évoquer un espace infini le limite volontairement à une ville[8]. Il faut remarquer que cette clôture est à la fois horizontale et verticale. Horizontale, car si est créée une cité extraordinaire, les merveilles de l’espace – c’est-à-dire des zones situées hors de la terre – ne sont qu’évoquées mais à de multiples reprises ; ainsi dès le carton introductif, on apprend que les réplicants rebelles reviennent sur terre alors que dans la première séquence, une publicité énonce : « Une vie nouvelle vous attend dans les colonies de l’espace ». Enfin, à la fin du film, avant de se laisser mourir (et donc de laisser la vie sauve à un Deckard vaincu), Roy Batty souligne dans un discours – qui aurait pu être fort pompeux (d’autant que le personnage tient une colombe qui s’envolera après sa mort) mais auquel Rutger Hauer donne une certaine crédibilité – la supériorité des réplicants sur les humains :
« J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire. De grands navires en feux surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans l'oubli comme les larmes dans la pluie. Il est temps de mourir. » | |
Ainsi l’homme, lui, doit-il se contenter des seules merveilles visuelles (mais elles sont réussies) que lui propose le film… La clôture est donc également horizontale car on évoque la possibilité de sortir de Los Angeles, Rachel songeant à partir au nord pour échapper aux poursuites. Deckard et elle se lanceront sans doute dans cette aventure mais on ne le verra pas – du moins dans la version Final Cut puisque la version cinéma rompait, à mauvais escient[9], avec cet enfermement. Cela renforce l’impression d’étouffement qui ne cesse de dominer dans Blade Runner et participe très largement de la réussite d’un film entré – avec son auteur – dans l’histoire de la science-fiction.
Rick Deckard
Ran
[1] C’est ce qui d’ailleurs déplut aux producteurs de Blade Runner. Après ses rôles – qui en avaient fait une immense star – de Han Solo (La Guerre des étoiles de George Lucas en 1977 et L’Empire contre-attaque d’Irvin Kershner en 1980) et d’Indiana Jones (Les Aventuriers de l’Arche perdue de Steven Spielberg en 1981), il était difficile pour Harrison Ford d’être accepté dans un rôle aussi peu glorieux par le public – c’est du moins ce que considérèrent les producteurs.
[2] Ce type d’architecture fut très à la mode dans les années 1980 ; il suffit de voir les bâtiments construits à Paris (Palais omnisport de Paris-Bercy – dont la forme fait justement un peu penser à celle du siège de la Tyrell Corporation –, Arche de la défense, pyramide du Louvre) durant le double septennat de François Mitterrand (1981-1995). A l’époque, cela suggérait une certaine forme de modernité. Depuis, d’autres types architecturaux (que l’on songe au musée Guggenheim de Bilbao) occupent le devant de la scène.
[3] Et nombre de vieux tacots sont présents dans les rues de la ville.
[4] Celui-ci semble d’ailleurs, lorsqu’il n’accompagne pas Gaff, cloué au sol puisqu’on le voit à plusieurs reprises en train de traverser en voiture des tunnels.
[5] Bienvenue à Gattaca (Andrew Niccol, 1997) reprendra cette double esthétique même si celle choisie pour la science-fiction sera très différente de celle de Blade Runner. En effet, là où le monde créé par Ridley Scott est sale et jonché de détritus, celui de Bienvenue à Gattaca est froid et comme stérilisé – on retrouvera d’ailleurs nettement dans certains plans l’inspiration de 2001, L’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968). Cela fonctionne également très bien – même si le monde ici créé est sans doute moins fascinant que celui de Blade Runner – car Andrew Niccol joue essentiellement des éclairages pour imposer une esthétique noire.
[6] Remarquons que William Holden – qui joua notamment dans Boulevard du Crépuscule (Billy Wilder, 1950) – fut l’une des grandes stars de l’âge d’or hollywoodien.
[7] Il s’agit là d’une référence au célèbre auteur de science-fiction, Ray Bradbury dont le roman le plus célèbre est Fahrenheit 451 (1953) qui donna lieu à une adaptation par François Truffaut en 1966.
[8] Comme dans nombre de films noirs…
[9] Mais il ne s’agissait que de quelques plans en toute fin de film ce qui ne suffisait pas à le gâcher.
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