Carnage
Quatre personnages. Un appartement. Quatre-vingt minutes. Le dernier film de Roman Polanski est résolument minimaliste. Mais parfaitement réussi. Avec son rythme allant crescendo, Carnage est une comédie misanthrope, pessimiste et fort drôle ; délicieuse, donc. Un vrai bonheur.
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Nancy Cowan (Kate Winslet),
Penelope Longstreet (Jodie Foster),
Michael Longstreet (John C. Reilly) et Alan Cowan (Christopher Waltz)
Tout commence par la plus banale des bagarres entre gosses. Zachary (Elvis Polanski), fils de Nancy (Kate Winslet) et Alan (Christopher Waltz) Cowan, casse deux dents à Ethan, rejeton de Penelope (Jodie Foster) et Michael (John C. Reilly) Longstreet. Dans l’appartement de ces derniers, les quatre parents se réunissent pour discuter de l’incident. Entre gens de bonne compagnie, le ton se veut cordial et apaisant mais, bientôt, la situation s’envenime avant de complètement dégénérer. Des mots aux objets en passant par les gestes et les principes, chaque élément participe d’une suite continue de dérapages. Qui a tôt fait de faire se craqueler le vernis social. A l’exception des génériques de début et de fin, on ne sortira jamais de ce huis-clos, figure adorée par Roman Polanski, légèrement ouvert tout de même puisque d’incessants coups de téléphone rappellent l’existence d’un monde extérieur. La structure de Carnage – avec ces unités de lieu, de temps et d’action – est donc d’une remarquable simplicité et ne pourrait fournir que le prétexte d’une comédie acide et aimable. Mais la misanthropie de l’auteur fait merveille et transcende l’exercice de style. En effet, Polanski tire le meilleur parti de cette réunion entre quatre êtres pour proposer un jeu de massacre aussi rythmé que jouissif.
Penelope Longstreet et Nancy
Cowan
Quatre personnages enfermés, c’est la possibilité, dès que des divisions commencent à apparaître, de créer de nombreux rapports de force, d’inventer de nombreuses combinaisons. La plus évidente et la plus immédiate est une opposition entre les deux couples, chacun défendant sa progéniture respective. Déjà, le film cesse d’être lisse et le réalisateur s’amuse visiblement à réduire en miettes cette stupide idée américaine de communauté. Mais il décide rapidement d’avancer d’un cran. Le hasard (c’est-à-dire la nécessité des imbéciles) n’a pas seulement poussé ces deux couples à se rencontrer le temps d’une après-midi mais a aussi voulu que Nancy et Alan, d’une part, Penelope et Michael, d’autre part, mènent une existence commune. Dans la droite lignée d’Alfred Hitchcock et de son Fenêtre sur cour (1954), autre « film d’appartement », se découvrent des hommes niant les femmes et des épouses qui phagocytent leurs maris (ce sont elles qui ont organisé la catastrophique entrevue) et aucun des deux sexes ne ressort grandi de cette confrontation. Surtout, en faisant voler en éclats l’institution du couple (et celle de la famille avec), en révélant le néant qu’il représente, Polanski peut développer d’autres idées puisque ne restent en scène que quatre êtres que tout devrait séparer. Dans de telles conditions, les configurations augmentent et, après qu’à la fausse entente liminaire entre les quatre héros ont succédé des deux contre deux, peuvent désormais être mis en jeu des schémas opposant un seul personnage aux trois autres.
Penelope et Michael
Longstreet
C’est, tout à la fois, la limite et l’approfondissement de la noire vision du monde du cinéaste. Limite car se révèlent alors des individus, enfin débarrassés du carcan des conventions. Ils ne sont certes guère plaisants mais, exception faite de la psychorigide Penelope qui semble sincèrement (se forcer à) croire à des valeurs aussi effroyables que ridicules, pas véritablement antipathiques non plus. Le nihilisme désabusé et point trop dépressif de Michael, l’absolue indifférence d’Alan ou les crises de nerfs de Nancy leur confèrent une personnalité, absolument plus construite sur l’injonction sociale. Cela ne justifie pas leurs actes, ne rachète en rien leurs défauts – ce qui n’a aucune importance puisque, fort heureusement, aucune morale ne se fait jour – mais rappelle que s’il n’y a rien à sauver de l’humanité, chacune des cellules de celle-ci possède, à tout le moins potentiellement, non de la beauté mais une petite part d’unicité. Les apparences sont trompeuses ; ce n’est certainement pas en descendant au niveau de l’individu, en dénudant ses arêtes, que la charge de Polanski se fait la plus violente. Au contraire, c’est ainsi qu’elle laisse percer une pâle lueur d’espoir. Cependant bien vite anéantie puisque, concomitamment, intervient, l’approfondissement. Que l’homme soit seul, n’ait rien à attendre et à donner aux autres est peut-être un constat qui effarouchera certaines âmes sensibles mais est, à tout prendre, plutôt une bonne nouvelle. Malheureusement aux autres – l’enfer, le vrai –, jamais on n’échappe. Aussi, aucun personnage ne sera-t-il, tout au long de l’œuvre, isolé. Toujours, il devra agir sous le regard de ses semblables, s’offrir à celui-ci – quand bien même il n’a que sa cruauté à dévoiler. S’extraire de l’appartement et mettre fin au piège infernal s’avère impossible. Mais, cette farce n’est qu’un exemple, délectable, du désastre général. L’agression par les autres est permanente. In fine, elle relève du viol d’intimité auquel il faut bien s’adapter ; ce que tous, de manière déplorable, font. La société est une arnaque, une monstruosité même, mais elle existe. Y compris lorsque ce qui sert à la rendre rassurante s’est écroulé au cours d’un joyeux délire. Au moins, à l’occasion de celui-ci, quelques-uns ont-ils pu s’exprimer. Mais c’est là une exception, sinon une illusion. De toute façon, en tant que formule positive, l’organisation sociale est un leurre.
Nancy Cowan, Penelope
Longstreet et Alan Cowan
Telle est la leçon, infiniment pessimiste, de cette incisive comédie. Pour l’asséner, Polanski a multiplié les angles d’attaque et les a enchâssés entre eux. Il s’est également livré à une leçon de mise en scène. Loin de seulement s’en remettre à des dialogues percutants et des acteurs brillants, il joue de sa caméra comme d’une boule de billard. Elle trace des trajectoires improbables, rebondit, avec toujours plus de vivacité, d’un personnage à l’autre en n’oubliant pas (ne serait-ce que par les miroirs) de faire ressentir l’obsédante présence des autres. Si le film s’est ouvert sur un plan (presque) fixe, les mouvements d’appareil, les raccords brutaux sont de règle dans les quatre-vingt minutes qui suivent. Pas de temps morts, pas de possibilité de fuite, des niveaux d’action interdépendants, Carnage n’est pas un film-chorale où de longs moments de bravoure seraient réservés à chacun des héros. De même, malgré les surprises que réservent les évolutions de leurs caractères (notamment ceux de Nancy et de Michael), il semble impossible de reconstruire l’œuvre, même a posteriori, à partir de l’un de ceux-ci : l’enfermement empêche que l’on puisse trop se distinguer. La société détruit jusqu’à l’idée d’émancipation. Aussi n’y a-t-il pas de centre dans Carnage et Polanski refuse de s’attacher plus de quelques instants à un même protagoniste préférant organiser une alternance, frénétique mais méthodique, entre différents points de vue. Ce faisant, il modifie sans cesse, avec une brusque souplesse, les repères du spectateur qui n’a d’autre choix de se laisser orienter et désorienter dans le tourbillon. Avec une admirable économie de moyen et en utilisant toutes les ressources d’un dispositif minimaliste, l’auteur fait montre de toute sa virtuosité technique et détaille, par la forme cinématographique, les ravages causés par une petite société, liée, via le téléphone d’Alan, à la grande qui étend son emprise, répand le chaos et broie – tranquillement… Bref. On ne saurait trop recommander ce Carnage irrigué de gai désespoir. Surtout en ce temps où les nauséeux bons sentiments véhiculés par Intouchables (2011) connaissent un si insupportable succès. A l’écœurement que peut susciter le film d’Olivier Nakache et Eric Toledano, le nouvel opus de Roman Polanski fournit un formidable remède. Savoureux, drôle et féroce.
Michael Longstreet, Penelope
Longstreet,
Nancy Cowan et Alan Cowan
Antoine Rensonnet
Note d’Antoine Rensonnet : 4
Note de nolan : 3
Carnage (Roman Polanski, 2011)
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