Fantasme et amours perdus : Vertigo, le fantasme de la mort (2)
Pour conclure cette série, intéressons-nous au comportement de Scottie Ferguson dans Vertigo. C’est-à-dire celui d’un homme prêt à tout pour réaliser ses fantasmes les plus morbides. Il démontre ainsi que les idées de femme idéale et d’amour absolu ne sont que de dangereux leurres.
Fantasmes et amours perdus
I - Zabriskie Point : le fantasme du moment (1) et (2)
II - 2046 : le fantasme du temps (1), (2), (3), (4) et (5)
III - Vertigo : le fantasme de la mort
h) « Pourquoi suis-je si belle ? »
i) L’amour-monstre
Scottie Ferguson (James Stewart) et le vide
Un amour-monstre donc que celui de Scottie Ferguson (James Stewart) dans Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958). Mais est-il bien réellement amoureux ? Certainement, dans le sens où Scottie ne cesse d’être gouverné par ses sentiments dans l’ensemble du film. Ainsi sombre-t-il dans un étrange épisode de folie dépressive après la première mort de Judy Barton/Madeleine Elster (Kim Novak) et, ayant à peine retrouvé ses esprits, il se remet – tel le fantôme de ce qu’il fût – en quête de son amour perdu traînant dans les lieux (l’hôtel de Carlotta, le restaurant Ernie’s, …) dans lesquels il avait vu Madeleine. De plus, il ne cesse de croire la reconnaître à travers d’autres femmes ayant sa silhouette, sa blondeur ou même seulement des vêtements proches (cette robe grise[1], par exemple) de ceux que Madeleine portait. Il s’agit donc à n’en pas douter du comportement d’un homme amoureux fou et perdu. Cela explique d’ailleurs qu’il n’hésite guère à aborder Judy Barton quand il reconnaît en elle les traits – altérés par la vulgarité – de celle qu’il aimait jadis. Mais s’il est incontestablement amoureux, de qui l’est Scottie ? Pas d’un être humain, en tout cas. Non, son fantasme est celui d’une femme irréelle, qui n’existe pas ou plus exactement qui est morte. En fait, son amour n’est jamais si grand que quand il la croit décédée. A ce moment, le fantasme incarné par Madeleine/Carlotta – cette femme qu’on lui avait présentée comme habitée par l’âme d’une autre – est absolument parfait. En quelque sorte, le décès tragique de Madeleine le complète. Et en la recréant à partir de ce matériau brut[2] qu’est Judy Barton, il est habité par une pulsion érotique nécrophile – comme le dit justement Alfred Hitchcock dans ses entretiens avec François Truffaut. Et seul le fait d’avoir recréer une femme morte lui permet – enfin – de pouvoir lui faire l’amour. De cela, il était incapable avec la vraie Judy Barton et seule l’impression de toucher un objet froid lui permet de retrouver la maîtrise d’une libido qui ne cessait de lui poser problème. Car, enfin, Vertigo est un bien étrange film[3] qui présente un héros presque explicitement impuissant. Son incapacité à s’élever (c’est-à-dire son acrophobie qui donne son titre au film) est ainsi une évidente métaphore de l’impuissance sexuelle de Scottie. Et celle-ci ne trouvera donc un exutoire que dans une relation amoureuse avec une femme presque morte. D’où cet étrange baiser avec une Judy Barton retransformée en Madeleine Elster presque à la fin du film[4]. Certes, c’est un grand baiser dans la plus pure tradition hollywoodienne mais il est perverti par le fait qu’on ne peut qu’avoir l’impression que Scottie serre dans ses bras une femme – Judy, donc, qui a complètement renoncé à sa personnalité – qui est déjà morte[5]. Nécrophile et impuissant, voilà donc quel amoureux est Scottie. Plus grave, en se comportant comme il le fait avec Judy, il n’hésite pas à réaliser ses fantasmes les plus morbides.
Scottie et la figure de l’acrophobie (donc de l’impuissance)
On pourrait certes objecter que Scottie a des circonstances atténuantes. Il est, en effet, un homme trompé, pris au piège tendu, d’abord, par son ancien camarade d’école Gavin Elster (Tom Helmore) puis, par lui-même. Et pour signifier le drame[6] que vit Scottie – car c’en est un pour lui aussi – les figures de l’enfermement ne manquent pas dans Vertigo qu’il s’agisse de cercles, de boucles (comme celle que l’on voit dans la coupe de cheveux de Carlotta et de Madeleine[7]) ou de tores (très présents dès le générique). De plus, on ne peut lui attribuer une responsabilité complète dans la mort de Judy qui a – partiellement – un caractère accidentel. Cette fin est d’ailleurs bien étrange car on ne peut guère que s’interroger sur ce que désirait faire Scottie une fois arrivé au sommet de la tour de la mission espagnole. Car, à ce moment du film, il est évident que se débarrasser de son acrophobie ne suffirait pas à résoudre l’ensemble de ses problèmes…
Scottie et Judy Barton/Madeleine Elster (Kim Novak)
Toutefois ces quelques éléments à décharge ne suffisent certainement pas à l’absoudre et son comportement reste bel et bien profondément abject. En effet, s’il s’est montré tout-à-fait chevaleresque avec Judy quand il croyait – dans la première partie du film, donc – qu’il s’agissait de Madeleine, il se montre, à l’inverse, parfaitement épouvantable avec celle-ci après l’avoir retrouvée. Ainsi, il n’hésite pas à jouer le rôle de l’amoureux courtois – et platonique[8] – devant elle pour mieux, un peu plus tard, commencer à tenter de recréer Madeleine n’hésitant plus alors à la contraindre – contre sa (maigre) volonté – pour obtenir ce qu’il souhaite. Il ne cesse alors de lui répéter – avec le plus grand égocentrisme imaginable – que ce qu’il fait est si important pour lui quand cela ne devrait guère compter pour Judy. Ainsi cet homme nie-t-il bien complètement cette femme sans jamais se poser de questions sur ce qu’elle pourrait ressentir. Tout occupé à faire revivre son fantasme perdu, il va même jusqu’à se montrer parfaitement cynique avec Judy lorsque celle-ci lui affirme qu’il ne l’aime qu’à travers Madeleine et qu’il ose nier contre l’évidence. Que Judy accepte ce jeu sinistre est une chose mais, en aucun cas, cela ne devrait laisser Scottie le mener avec cette femme. Sa cruauté mentale et son amoralité semblent donc bien – à ce moment là de Vertigo – absolues. Du reste, s’il aime bel et bien – et jusqu’au bout et ce qu’elles qu’en soient les conséquences – un objet aux traits féminins[9], ce n’est, semble-t-il que justement parce qu’il est incapable d’aimer une vraie femme[10]. Ses relations avec Midge Wood (Barbara Bel Geddes) en attestent. En effet, cette amie de Scottie est, elle, une femme bien réelle. Elle n’est certes pas extrêmement belle – sans toutefois être, d’aucune façon, repoussante – mais elle a une vraie personnalité et même un certain humour. En outre, contrairement à la grossière Judy Barton[11], elle vit dans le même monde[12] que Scottie. Une relation amoureuse entre les deux aurait donc sans doute du être possible et ils furent, d’ailleurs, fiancés pendant quelques trois semaines pendant leur jeunesse. Mais Midge a rompu et ce sans doute parce qu’elle sentait qu’aucune réciprocité de la part de Scottie n’était possible dans leurs rapports amoureux. Néanmoins, si leur relation sera désormais purement amicale, elle ne cesse de rester fidèle à Scottie, seul véritable homme de sa vie. Aussi, si elle est loin d’avoir vis-à-vis de celui-ci l’attitude autodestructrice[13] de Judy, elle n’en pas moins une femme malheureuse. Et si on ne peut aucunement accabler Scottie de ne pas être amoureux de Midge, on peut toutefois remarquer que celui-ci ne lui rend qu’en petite partie l’extrême tendresse dont celle-ci fait preuve à son égard. Au contraire, il se montre souvent égoïste[14] avec Midge n’hésitant pas à se servir de celle-ci quand il en a besoin[15]. Ainsi, l’attitude de Scottie avec le personnage de Midge montre que le fond de sa personnalité – qu’il s’agisse donc de ses fantasmes mais aussi de son caractère – est assez largement négatif et que sa relation avec Judy ne fait qu’exacerber de graves défauts inscrits depuis toujours en lui.
Scottie et Midge Wood (Barbara Bel Geddes)
Vertigo se conclue donc bien sur ce terrible constat d’échec : la femme idéale ne peut guère être autre chose qu’un être figé donc mort. Ce n’est ainsi rien d’autre que le fantasme d’un homme allant (plus ou moins sciemment) vers sa propre destruction et faisant courir ce danger à l’autre. Il n’y donc pas de relation amoureuse – au sens classique du terme – sans renoncement à ses rêves et même à soi-même. L’échec de Scottie est donc total et était inscrit dès le début de sa surprenante aventure. De plus, Alfred Hitchcock ne nous montrera aucun contrepoint pour modérer ce constat car Midge est elle-même très malheureuse et Gavin Elster (Tom Helmore) ne pense, lui, qu’à gagner de l’argent – et ce en tuant sa femme – composant donc un méchant hitchcockien assez classique bien qu’il ne joue qu’un rôle assez marginal dans l’histoire. Ainsi, les relations amoureuses, si elles sont donc présentées sous un jour assez différent de la plupart des autres films d’Alfred Hitchcock, sont dans Vertigo absolument désastreuses et particulièrement perverses. Et pourtant Vertigo est peut-être le plus grand de tous les films d’amour mais il montre, in fine, que l’amour absolu n’est qu’un leurre car, inéluctablement, il entraîne vers l’idée de la mort. Céder à cette tentation est donc une faute contre la morale[16], valeur à laquelle – malgré sa complexité – Alfred Hitchcock est plus que tout attaché. Dans ses conditions, quelles solutions peut-il bien rester ? Se contenter de jouir d’un moment forcément éphémère – ce que réalisent Mark (Mark Franchette) et Daria (Daria Halprin) dans Zabriskie Point (Michelangelo Antonioni, 1970) – ou bien continuer à vivre (malgré tout) dans le passé et dans un monde imaginaire – c’est-à-dire dans un temps à tout jamais figé – comme le fait Chow Mo Wan (Tony Leung) tout au long de 2046 (Wong Kar Wai, 2004) quitte à renoncer aux nouvelles situations qui se présentent ? Vaste débat qu’un regard sur ses trois magnifiques films n’avait aucune vocation à trancher…
Ran
Vertigo (générique)
Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958)
[1] Et on retrouve dans Vertigo le fétichisme cher à Alfred Hitchcock qui s’exprime aussi, par exemple, à travers le bouquet ou les bijoux de Carlotta Valdès.
[2] Du moins le croit-il sincèrement.
[3] Surtout dans le cinéma hollywoodien de l’âge d’or. On peut remarquer que Scottie Ferguson est fort loin du héros idéal – et classique – que sera Roger Thornhill (Cary Grant) à la fin de La mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959).
[4] Vertigo aurait presque pu – s’il n’avait fallu régler l’aspect policier (ce qui aura également vocation de rassurer un peu le spectateur) – se terminer à ce moment et cela, alors, aurait composé un effrayant happy end.
[5] En fait, ce baiser semble juste être fait pour Scottie ; on est donc loin des baisers entre Devlin (Cary Grant) et Alicia Huberman (Ingrid Bergman) dans Les Enchaînés (1946) et entre Roger Thornhill et Eve Kendall (Eva Marie-Saint) dans La mort aux trousses dans lesquels Alfred Hitchcock disait – toujours dans ses entretiens avec François Truffaut – vouloir faire participer le spectateur.
[6] Et je ne parle pas là de son impuissance.
[7] Et qu’il imposera – ce sera là son dernier souhait (Alfred Hitchcock, dans ses entretiens avec François Truffaut, compare cela à un homme qui demande à sa maîtresse d’enlever sa petite culotte) – à nouveau à Judy signifiant qu’il est bien responsable de son propre malheur.
[8] Il est donc alors bien loin de se comporter comme ces nombreux amants d’un soir que semble devoir éternellement collectionner Judy.
[9] Et on se rapproche de l’idée des femmes-androïdes vues dans 2046.
[10] Et non pas seulement à cause d’une impuissance sexuelle qui n’a peut-être pas toujours été.
[11] D’une certaine façon, on pourrait rapprocher celle-ci – quand elle n’est pas transformée en Madeleine Elster – du personnage de Bai Ling (Zhang Ziyi) dans 2046.
[12] Au sens socioculturel du terme.
[13] Il est vrai que Scottie ne le lui demande pas… Rappelons toutefois que Midge, à la différence de Judy, ne renonce aucunement à sa personnalité. Si elle aime Scottie, elle ne se déteste certainement pas.
[14] La réaction excessive de violence (morale) de Scottie devant le tableau – ce n’est certes pas là une blague de très bon goût – dans lequel Midge s’est représentée en Carlotta Valdès montre assez bien le caractère égoïste de celui-ci.
[15] Comme lorsqu’il s’agit de mobiliser les relations de Midge pour connaître l’histoire de Carlotta Valdès sans toutefois révéler le fond de l’affaire à Midge – et ce malgré les demandes réitérées de celle-ci. Elle finira cependant par le découvrir par ses propres moyens.
[16] D’où la fin du film lors de laquelle Judy se jette dans le vide suite à l’apparition d’une religieuse.
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