Fantasmes et amours perdus : 2046, le fantasme du temps (3)
Avec Wang Jin Wen, Chow Mo Wan connaît une relation qui lui rappelle Su Li Zhen et un amour qui restera muet. Nouvel échec, donc, mais qui lui permettra tout de même de créer le monde fantasmé de 2046.
Fantasmes et amours perdus
I - Zabriskie Point : le fantasme du moment (1) et (2)
II - 2046 : le fantasme du temps
c) Su Li Zhen : « J’ai dans les bottes des montagnes de questions où subsiste encore ton écho »
d) Bai Ling: « L’amour physique est sans issue »
e) Wang Jin Wen : « Une petite antipathie physique » ?
Wang Jin Wen (Faye Wong) dans le monde de 2046
« Des femmes peuvent très bien lier amitié avec un homme ; mais, pour la maintenir, il y faut peut-être le concours d’une petite antipathie physique. » |
Friedrich Nietzsche (in Humain, trop humain, VII, 390)
A propos de la rencontre entre Wang Jin Wen (Faye Wong) et Chow Mo Wan (Tony Leung) dans 2046 (Wong Kar Wai, 2004), il serait partiellement faux de parler de relation amoureuse car jamais il n’est véritablement question d’amour entre eux deux. Ce n’est qu’en voix off, lorsqu’il évoque ses souvenirs, que le héros parle de la réalité de ses sentiments pour la fille aînée du patron de l'hôtel (Wang Sum) dans le quel il loge. Il explique d’ailleurs que ceux-ci l’ont pris « au dépourvu », leur relation se plaçant – en apparence, donc – dans le cadre d’une stricte amitié. Cela impose donc une rupture avec le personnage de viveur nocturne que Chow Mo Wan compose dans 2046 et l’on retrouve un peu de l’être timide entrevu dans In the mood for love (Wong Kar Wai, 2000). Non que cette timidité transparaisse dans les conversations qu’il entretient avec Wang Jin Wen puisque, au contraire, celles-ci sont très libres[1] mais elle réside dans le fait que, jamais, il n’assumera ses sentiments devant elle. On est donc bien loin de ce « roi du flirt » que Chow Mo Wan fait croire qu’il se plaît à être. Mais, justement avec Wang Jin Wen, il est réellement – contrairement donc à sa relation avec Bai Ling (Zhang Ziyi) – question de sentiments d’où, sans doute, la retenue dont il fait alors preuve. Aussi ne cessera-t-il d’aider Wang Jin Wen à retrouver celui qu’elle s’est choisie comme grand amour, un Japonais (Takuya Kimura) rencontré alors qu’il séjournait lors d’un voyage dans l’hôtel de son père. D’abord, en faisant envoyer à son nom les lettres que le Japonais envoie à Wang Jin Wen – afin que le patron de l’hôtel, qui refuse la relation de sa fille, ne les intercepte pas – puis en offrant à celle-ci la possibilité de téléphoner à son amant, un nouveau soir de réveillon de Noël[2], ce qui amènera son départ définitif pour le Japon soit un happy end pour elle mais aussi, de facto, la fin des relations entre Chow Mo Wan et Wang Jin Wen. Il aura donc – en un soir où il souhaitait que commence entre eux une vraie liaison – précipité la fin de leur relation. Curieux comportement que celui de Chow Mo Wan et étrange relation – qu’il serait presque exagéré de qualifier de platonique et qu’on ne peut pourtant ramener à de la simple amitié – donc que celle entretenue avec Wang Jin Wen dans laquelle tout – ou presque – se passera dans la tête du héros c’est-à-dire dans ce monde des rêves et fantasmes dans lequel – depuis le départ de Su Li Zhen (Maggie Cheung) – il s’est réfugié se perdant, par ailleurs, dans la nuit de Hong Kong.
Wang Jin Wen et Chow Mo Wan (Tony Leung)
Ainsi Wang Jin Wen appartient-elle – à l’inverse de Bai Ling – au vrai monde de Chow Mo Wan et il n’est pas étonnant que ce soit elle qui devienne le personnage féminin principal – sous les traits d’un androïde aux émotions différées – de 2046[3]. Elle s’insère donc dans le même monde que la première Su Li Zhen, le grand amour de Chow Mo Wan, et leur relation rappelle largement celle des deux héros d’In the mood for love. En effet, celle-ci – très longtemps platonique –, si son contexte était très différent, se construisait également autour d’une création littéraire commune. Or, rapidement Wang Jin Wen devient l’assistante[4] – voire le nègre – de Chow Mo Wan et le pousse à tenter d’autres aventures littéraires[5] en écrivant, à la place de son habituelle production érotico-pornographique, des romans de sabre puis cette œuvre plus personnelle que sera 2047. Or, l’écrit, c’est – comme le cinéma – le monde de la fiction et des fantasmes et, avec Wang Jin Wen, Chow Mo Wan est attiré vers cet endroit où réside ce qu’il reste de réellement vivant – qui n’est donc pas dans une activité charnelle débridée – en lui c’est-à-dire vers ce lui-même qu’il avait découvert avec Su Li Zhen. Aussi, passe-t-il, comme il le dit, avec Wang Jin Wen, « le plus bel été de sa vie, le plus court aussi »[6] connaissant, à nouveau, le moment de grâce d’une rencontre qui, si elle n’est donc pas vraiment amoureuse, est toutefois intense et fructueuse pour l’un comme pour l’autre. Et, naturellement, Chow Mo Wan nourrit-il désormais des sentiments – sans doute oubliés par celui-ci depuis longtemps – pour Wang Jin Wen.
Chow Mo Wan
Mais, si la relation entre Chow Mo Wan et Wang Jin Wen évoque fortement celle que le héros avait auparavant entretenue avec Su Li Zhen, d’un autre côté, celle entre Wang Jin Wen et son amant japonais rappelle aussi l’histoire d’amour entre Su Li Zhen et Chow Mo Wan. En effet, les deux connaissent un échec – qui, donc, ne sera que provisoire dans le cas de Wang Jin Wen et du Japonais – lié aux conventions sociales. Dans In the mood for love, c’étaient les ragots et commérages d’une société bien-pensante qui avait empêché la relation entre Chow Mo Wan et Su Li Zhen de se développer normalement et les avaient obligés à se réfugier dans une chambre d’hôtel – numéro 2046 – pour y créer un univers fictif. Dans 2046, ce sont les idées d’un père – qui refuse longtemps de voir sa fille se marier à un étranger – qui gêne l’amour de Wang Jin Wen. Or, dans 2046, Chow Mo Wan, en devenant l’un des rois de la nuit, s’est complètement[7] dégagé de ses conventions sociales. Il en fera profiter Wang Jin Wen lui permettant, in fine, de vivre son amour. Ainsi, il l’introduit – partiellement – dans l’univers de la nuit de Hong Kong en lui trouvant un travail de gardienne de vestiaire dans un dancing ce qui lui permet un début d’émancipation – ne serait-ce que financière[8]. Ainsi Chow Mo Wan la libère-t-il d’une partie de ses entraves et lui offre-t-il ce qui lui avait manqué dans sa relation avec Su Li Zhen. Mais s’il ne l’entraîne pas plus loin dans son monde de noctambule, sans doute est-ce par volonté de la préserver de ce qu’il ressent comme une perversion et de lui laisser cette part de pureté que lui-même a laissé s’échapper…
Wang Jin Wen (Faye Wong) et Tak (Takuya Kimura) dans le monde de 2046
Est-ce pour autant la seule raison qui empêche sa relation avec Wang Jin Wen de devenir amoureuse ? Certes, non. Et, Chow Mo Wan[9] peut, à bon droit, évoquer cet argument décisif : elle en aimait un autre. Mais, l’explication la plus importante me semble être ailleurs. Elle tient au manque d’engagement dans la bataille amoureuse – toute différente, on le voit, de celle menée lorsqu’il s’agissait de Bai Ling – de Chow Mo Wan. Quand Wang Jin Wen retrouve définitivement son Japonais – grâce à Chow Mo Wan donc –, le héros a cette réaction (certes, a posteriori) : « peut-être était-ce mieux ainsi… ». Certes le regret y perce mais la détresse sentimentale semble tout de même assez limitée. Cela montre bien que le héros se vit comme déjà largement mort et ne semble être qu’un fantôme qui regarde passer sa vie. En définitive, Wang Jin Wen lui aura surtout permis de formaliser – mais cela est décisif – le (magnifique et triste) univers de ses rêves et fantasmes perdus : 2046. Car, déjà, Chow Mo Wan savait que Wang Jin Wen ne pourrait constituer le double de Su Li Zhen. Car, ce double, il l’avait déjà rencontré[10] sous la forme d’une autre Su Li Zhen (Gong Li) et il savait qu’il n’était qu’une nouvelle impasse. Ce sera l’objet de mon avant-dernier texte sur 2046.
Wang Jin Wen dans le monde de 2046
Ran
2046 (2004), de Wong Kar Wai
[1] Ainsi, ils iront jusqu’à écrire ensemble des écrits pornographiques.
[2] A propos de cet événement, il dira qu’il eut « l’impression d’être le père Noël ».
[3] Ce que j’appelle le monde de 2046 – en référence au discours du personnage et au titre du film – est, en fait, celui décrit dans le roman de Chow Mo Wan, 2047 – 2046 est un autre de ses ouvrages – composé à la demande de Wang Jin Wen.
[4] Dans ce qui constitue la seule scène réellement comique de 2046 lorsqu’elle aide un Chow Mo Wan grippé à composer un roman de sabre.
[5] Ce faisant, elle le pousse également à sortir du monde de la nuit de Hong Kong dans lequel le héros s’est enfermé pour revenir dans son univers imaginaire.
[6] C’est donc le seul moment du film lors duquel le temps ne semble pas figé.
[7] Disons plutôt, pour être plus juste, qu’il s’est libéré d’une certaine morale collective. En effet, il obéit – forcément – à certaines conventions sociales, certes radicalement différentes et qui donnent une plus grande liberté (ou, au moins, l’impression d’une plus grande liberté), comme le montre notamment sa relation avec Bai Ling.
[8] Et on retrouve là un élément de matérialisme…
[9] Plus exactement, c’est son double – dans le monde de 2046 – qui le dit.
[10] Même si 2046, film au scénario déconstruit, ne nous présentera le détail de cette aventure qu’après l’exposé de la relation entre Chow Mo Wan et Wang Jin Wen. Je reprends cet ordre dans mes textes.
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